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La sécurité d’Israël est « raison d’État » de l’Allemagne ! Qu’en est-il ?

Un texte de Pierrette Beaudoin
Thèmes : Israël, Politique, Conflit
Numéro : Argument 2023 - Exclusivité web 2023

Dans un article publié dans Le Monde diplomatique du mois d’avril 2023, Sonia Combe, historienne au Centre Marc-Bloch de Berlin, pose cette question : « Peut-on critiquer Israël en Allemagne[1] ? »

Il semblerait en effet plutôt risqué de le faire. Par exemple, au Forum Einstein à Potsdam près de Berlin, en février 2023, et à Tel-Aviv à l’Institut Goethe, en novembre 2022, des rencontres sur le thème « comprendre la souffrance des autres. L’Holocauste, la Nakba et la mémoire culturelle allemande », animées par l’essayiste allemande Charlotte Wiedemann ainsi que par les universitaires israéliens, Bachir Bachir et Amos Golberg, ont dû être annulées, au mieux reportées. Le ministre israélien des affaires étrangères s’est dit « choqué et révolté par l’intention de créer un lien [entre l’Holocauste et la Nakba] dans le seul but de salir Israël[2]. »

En juin 2019, c’est le directeur du Musée juif de Berlin, un spécialiste d’études juives, Peter Schäfer, qui a dû remettre sa démission, mis au banc des accusés pour, selon l’entourage du premier ministre Benyamin Netanyahou, surexposer « le point de vue musulman-palestinien dans l’exposition, Welcome to Jerusalem[3]. » Dans ce contexte trouble, à l’instar du journaliste israélien, Yossi Bartel, installé à Berlin, Sonia Combe se demande s’il ne faudrait pas craindre le contrôle de l’actuel gouvernement d’Israël sur les institutions culturelles, notamment allemandes[4].

De facto, jeter un regard critique, même parfaitement éclairé, sur Israël, son histoire coloniale, le sionisme, les politiques du gouvernement, particulièrement au regard des Palestiniens, est jugé comme un acte antisémite. C’est donc dans cet esprit, rappelle l’autrice, que le Bundestag (parlement de la République fédérale allemande) a adopté, en avril 2018, une déclaration affirmant que « le droit à l’existence de l’État d’Israël fait partie de la raison d’État allemande »; et qu’en mai 2019, des députés ont déposé une résolution condamnant l’appui à la campagne BDS - boycott, désinvestissement, sanctions -, la qualifiant d’antisémite[5].

Mais qu’entend-on au juste par « raison d’État » ?

 

La « raison d’État »

Polysémique, soulignons d’entrée de jeu que ce concept de la science politique est difficile à cerner. Les politologues Boudreau et Perron définissent la raison d’État comme « principe qui place la sécurité et la sauvegarde de l’État au-dessus de toute autre considération, qu’il s’agisse d’intérêts particuliers ou régionaux, de considérations morales ou éthiques[6]. » En son nom, et en celui de l’intérêt public, des gestes illégaux peuvent être commis précisent les auteurs.

Selon le professeur Otto Pfersmann, la « raison d’État » est un concept des plus plastiques apparemment facile à utiliser, mais surtout parmi les plus confus et les plus indéterminés de la philosophie politique et de l’histoire des idées. Pour ce chercheur, le syntagme « raison d’État » réfère à la fois à une structure normative, à une méthode explicative de phénomènes politiques et à une théorie stratégique d’optimisation dans la poursuite d’un but[7].

En outre, parmi les penseurs les plus versés sur le sujet de la « raison d’État », le philosophe Yves Charles Zarka en décline quatre registres de signification. « Le premier registre de signification est fourni par l’idée de dérogation au droit établi en fonction d’une nécessité politique majeure; le second registre de signification concerne la rationalité [], comme si la raison d’État désignait une dimension du politique inaccessible à la raison commune; le troisième registre de signification : l’idée de secret, la notion de secret d’État; enfin, le quatrième registre de signification renvoie à l’idée de violence [], à un  usage de la force hors de la légalité[8]. »

Yves Charles Zarka soutient également qu’en régime démocratique, le recours à la raison d’État correspond à des moments de crise. En un mot, poursuit-il, l’intervention de la raison d’État s’opère lorsqu’il y a retournement des serviteurs de l’État en maîtres de l’État[9].

Compte tenu de la charge politique inhérente à la « raison d’État » ainsi que des conséquences potentiellement néfastes de son utilisation, demandons-nous ce qui a motivé, au printemps 2008, la chancelière allemande Angela Merkel à déclarer à la Knesset que la sécurité d’Israël fait partie de la raison d’État de l’Allemagne. Par conséquent, avait-elle promis, « la sécurité d’Israël ne sera jamais négociable[10]. » Et au premier ministre Ehud Olmert, la chancelière a même affirmé : « toute atteinte à la sécurité d’Israël équivaut à une atteinte à la sécurité de l’Allemagne[11]. » Ce genre de discours, selon Elisabeth Wisbauer, docteure en études germaniques, révèle l’acceptation d’une responsabilité perpétuelle à l’égard d’Israël[12].

 

L’allégeance  spéciale de l’Allemagne à l’égard d’Israël

L’allégeance spéciale de l’État allemand au regard d’Israël s’inscrit dans une politique de la mémoire de l’Holocauste (la Shoah), dans un travail de confrontation avec le passé, l’Aufarbeitung. « Nous autres, Allemands, la Shoah nous remplit de honte », a proclamé la chancelière allemande devant le parlement israélien. « Allemands et Israéliens sont et seront toujours liés d’une manière particulière par la mémoire de la Shoah[13], » a-t-elle poursuivi.

De plus, en 2008, année du 60e anniversaire de l’État d’Israël, au temps de l’engagement allemand au moyen de la raison d’État, c’est l’impasse totale dans les négociations israélo-palestiniennes. Elles ne reprendront qu’en 2013, initiées par John Kerry, secrétaire d’État des États-Unis. Rappelons aussi qu’en 2006, le groupe politico-militaire Hamas avait remporté les élections législatives, et qu’il règne depuis 2007 sur la bande de Gaza. Enfin, au cours de cette période, après une trêve de quelques mois, Tsahal (Armée de défense d’Israël) avait envahi une partie de la bande de Gaza en riposte aux bombardements du Hamas[14]. La sécurité d’Israël était menacée.

C’est ainsi, écrit Daniel Marwecki, que pendant la première guerre de Gaza (2008-2009), le gouvernement de Merkel a adopté le narratif israélien refusant toute critique émise par l’opposition parlementaire[15]. La doctrine du philosémitisme ou du philosionisme avait été élevée au rang d’une politique d’État, intérieure et extérieure, et ce, au moyen du principe de la « raison d’État ». Il était devenu, en conséquence, l’une des normes du vivre-ensemble de la société allemande. Or, un tel choix stratégique ne sera pas sans conséquences.

 

Les conséquences de la normalisation du philosémitisme ou du philosionisme sur la société allemande

Cette orientation politique n’est toutefois pas sans répercussions sur la société allemande, particulièrement sur les institutions culturelles comme l’a fait ressortir l’article de Sonia Combe mentionné antérieurement. Dans le même ordre d’idées, dans un texte paru dans Haaretz, Itay Maschiach[16] relève un ensemble de situations où des responsables d’institutions culturelles ont subi de la censure ou senti le besoin de s’autocensurer; une véritable chasse aux sorcières les accablait.

Dans ce climat malsain, une journaliste de Der Spigel a rendu compte en ces termes du dilemme auquel elle devait faire face dans ses reportages : « Comment puis-je ouvertement critiquer Israël sans être taxée d’antisémite ? Puis-je prendre parti pour les Palestiniens sans que ce soit pris comme une trahison à l’égard de la relation entre l’Allemagne et Israël qui est soigneusement cultivée[17] ? »

De plus, la nomination d’un commissaire à l’antisémitisme, par la chancelière Angela Merkel, témoigne, entre autres exemples, du sérieux de la gestion de l’antisémitisme au moyen du principe de la « raison d’État ». Cet outil politique justifie ainsi une forme certaine de violence à l’égard des citoyens qui dérogent à l’idéologie philosémite promue par l’élite politique. Un code culturel imposé qui est d’ailleurs loin de faire l’unanimité dans la population comme l’a fait remarquer le spécialiste de l’Allemagne, Pól Ó Dochartaigh[18]. Non plus qu’il n’empêche que des actes antisémites soient commis, comme ce fut le cas tout dernièrement, le 18 octobre au matin, à Berlin où des cocktails Molotov ont été lancés sur une synagogue. Incidents antisémites qui sont incidemment en hausse en Allemagne[19].

En outre, on observe également avec inquiétude, depuis quelques années déjà, la recrudescence de l’extrême droite, notamment représentée par le parti AfD, Alternative pour l’Allemagne.

Tout se passerait alors comme si le travail de mémoire, la confrontation avec le passé, l’Aufarbeitung, n’étaient pas arrivés à immuniser la société allemande contre le fascisme, avance Daniel Marwecki[20]. Et si, en fin de compte, la politique de l’Allemagne à l’égard d’Israël n’était qu’un acte de « self-preservation », tributaire de l’Holocauste, s’interroge Pól Ó Dochartaig[21].

Par contre, le fait que la sécurité d’Israël est raison d’État de l’Allemagne empêche-t-il pour autant de critiquer l’État hébreu ? Justifie-t-il lomerta sur les actions du gouvernement israélien ?

À ce sujet, laissons le dernier mot au poète, romancier et essayiste israélien, Amos Oz : « Le comportement d’Israël n’a pas à être immunisé contre la critique (et ne le mérite pas non plus), ni en Allemagne ni ailleurs dans le monde ni même en Israël[22]. »

 



[1]. Sonia Combe, « Peut-on critiquer Israël en Allemagne ? L’extrême droite kidnappe la lutte contre l’antisémitisme », Le Monde diplomatique, avril 2023, p. 7.

[2]. Ibid.

[3]. Ibid.

[4]. Ibid.

[5]. Ibid.

[6]. Philippe Boudreau et Claude Perron, Lexique de science politique, Montréal, Chenelière Éducation, 4e édition, 2016, p. 176.

[7]. Otto Pfersmann, « Entre certitude morale et discontinuité stricte : la raison d’État en Allemagne après 1945 », PUF, Cités, 2023/2, (No 94), p. 89. [En ligne].

[8]. Yves Charles Zarka, « Qu’est-ce que la raison d’État », PUF, Cités, 2023/2, (No 94), p. 3-4. [En ligne].

[9]. Ibid, p. 8.

[10] Raphael Attren, « Un politicien allemand veut arrêter les exportations d’armes vers Israël », The Times of Israël, 18 mars 2014.

[11]. Wikinews, « Angela Merkel prononce un discours devant la Knesset », 18 mars 2008. [En ligne].

[12]. Elisabeth Wisbauer, « La célébration en Allemagne du 70e anniversaire de la fondation d’Israël : un bilan des relations germano-israéliennes », Éditions Association pour la connaissance de l’Allemagne d’aujourd’hui, Allemagne d’aujourd’hui, 2018/3 (No 225), p. 27. [En ligne].

[13]. Le Monde avec AFP, « Angela Merkel prononce un discours historique devant la Knesset », 18 mars 2008.

[14]. Frédéric Encel, Atlas géopolitique d’Israël, Paris, Éditons Autrement, Collection Atlas/Monde, 5e édition, 2018, p. 91.

[15]. Daniel Marwecki, Germany and Israël. White Washing and State Building, Oxford University Press, 2020, p. 213.

[16]. Itay Mashiach, « In Germany a Witch Hunt is Raging against Critics of Israel. Cultural Leaders Have Had Enough », Haaretz, 10 décembre 2020.

[17]. « How openly can one Criticese [sic] Israël without Being Considered Anti-Semite? Can I Take the Side of the Palestinians without this Being Understand [sic] as a Betrayal of the Carefully Cultivated German-Israel Relationship? », voir, Pól Ó Dochartaigh, « Philo-Zionism as a German Political Code: Germany and the Israeli-Palestinian Conflict since 1987 », Debatte: Journal of Contemporary Central and Eastern Europe, 2007, 15:2, p. 241. [En ligne].

[18]. Ibid. p. 249

[19]. Haaretz, "Berlin synagogue Attacked with Bomb While Antisemitic Incidents Raise in Germany", 18 octobre 2023.

[20] Op. cit., p. 227

[21]. « Ultimately, Germany’s Policy Toward Israël is an Act of Self-Preservation Derived from the Holocaust », op. cit., p. 251-252

[22]. « Israel’s Behaviour Does not Have to Enjoy Immunity from Criticism (and doesn’t Deserve it either), neither in Germany and not anywhere else in the World and not even in Israël itself », voir Pól Ó Dochartaig, op. cit., p. 244.


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