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Et si les complotistes n'étaient pas si naïfs?

Un texte de Alain Bouchard
Dossier : Le sens de la crise
Thèmes : Covid-19, Éducation, Post-modernité, Science
Numéro : Argument 2021 - Exclusivité Web 2021

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Parmi les faits qui ont marqué la pandémie de la COVID-19, l’adhésion d’une partie importante de la population aux théories du complot a particulièrement retenu l’attention. Ce printemps, un sondage[1] nous révélait que près de la moitié des Québécois étaient en accord avec au moins une des théories alternatives présentées. Par exemple, 34 % pensaient que la COVID-19 avait été créée en laboratoire, 31 % étaient convaincus que le gouvernement chinois en était l’instigateur, 19 % croyaient que le nombre de décès annoncé était exagéré et 10 % voyaient dans Bill Gates le responsable de la pandémie. Ces chiffres ont interpellé les politiciens et les médias et plusieurs reportages ont été consacrés à ce sujet des théories du complot. De façon générale, on présente ces théories comme abracadabrantes, simplistes et dangereuses. Il est de bon ton de se moquer du phénomène et de tracer un portrait peu reluisant de son adepte type. On imagine un individu peu instruit, défavorisé économiquement, fragile intellectuellement, un simple d’esprit doublé d’un naïf en somme. Une telle perception n’est pas seulement médiatique, certains spécialistes des sciences humaines partagent ce point de vue. Karl Popper[2], un des premiers à avoir écrit sur la théorie du complot, situait cette forme de pensée dans le registre de la superstition. Certains, s’inspirant des travaux de Richard Hofstadter[3], ont eu tendance à y voir une pathologie de type paranoïde, d’autres de l’irrationnel ou bien de la paresse intellectuelle. Nous pensons que ces voies d’interprétation font erreur. En situant la question uniquement au plan intellectuel, nous faisons fausse route et surtout, nous entretenons l’illusion que la solution réside dans l’éducation aux sciences. Toutes les tentatives pour enrayer ce qui avait été identifié comme l’effet de l’irrationnel, de la radicalisation ou du lavage de cerveau dans une perspective uniquement de croyance se sont avérées infructueuses. Si on veut interagir avec ce phénomène, il faut en comprendre toutes les dimensions. Force est de constater que ce genre d’approche systémique a été peu usité jusqu’ici. Une analyse plus diversifiée nous révèle pourtant un phénomène plus complexe et plus riche que l’image simpliste qui est véhiculée. Et si les complotistes n’étaient pas aussi naïfs qu’on le pense?

 

Un phénomène à géométrie variable

Selon Pierre-André Taguieff[4], il serait plus juste de parler de mentalité complotiste plutôt que de théories du complot, le mot théorie donnant à penser que les complots n’existent jamais, ce qui est évidemment faux. Rappelons que pour Taguieff, cette mentalité repose sur les principes suivants : rien n’arrive par hasard; tout évènement est provoqué pour une cause cachée qui n’est pas celle qu’on nous présente; car tout est lié de façon occulte. Avec l’arrivée d’internet, une autre caractéristique se serait ajoutée, l’accumulation de « preuves ». Cette mentalité complotiste a toujours existé, mais, au fil des ans, les cibles se sont transformées. De la Révolution française jusqu’au milieu du XXe siècle, les gouvernements accusaient souvent des minorités ou des sociétés secrètes (jésuites, francs-maçons ou juifs) de vouloir contrôler le monde. Le pouvoir central consolidait ainsi son emprise en pointant du doigt un bouc émissaire. À partir des années 1960, on assiste à un retournement de situation, le conspirationnisme pointe maintenant les États eux-mêmes. Aux États-Unis, l’affaire du Watergate va ouvrir l’ère du soupçon à l’égard des autorités. La source du complot variera donc selon le capital culturel du groupe qui l’identifie. Lors de la panique satanique des années 1980, la source du mal était Satan pour les religieux, les extraterrestres pour les ésotéristes et le patriarcat pour les féministes. Même phénomène pour les thèmes ciblés. Par exemple, au Québec, le personnel de la santé a été plus sensible aux théories complotistes concernant la COVID-19[5].

Selon une enquête française[6], les catégories sociales les plus sensibles aux thèses complotistes sont les générations les plus jeunes et les catégories sociales les plus défavorisées, en moyenne moins diplômées que les autres. Pour 27 % des moins de 35 ans et 22 % des plus démunis économiquement, le virus a été développé intentionnellement dans un laboratoire alors que seulement 6 % des plus de 65 ans et 4 % des catégories aisées partagent une telle croyance. Du côté des allégeances politiques, on observe que 40 % des sympathisants du Rassemblement national penchent pour la thèse complotiste. L’étude a aussi démontré qu’il n’y a pas de corrélation entre l’inquiétude face à la COVID-19 et l’adhésion aux thèses complotistes.

Il faut toutefois faire attention. Il y a une marge entre l’adhésion pleine et entière aux théories du complot et le fait de douter de la véracité des thèses officielles. Par exemple, lors d’un sondage que nous avons réalisé en 2014 auprès de jeunes de 17-22 ans[7], 11 % affirmaient que les extraterrestres ont déjà visité la terre et laissé des traces alors que 16 % pensaient que les gouvernements nous cachent quelque chose sur la question des extraterrestres. La deuxième affirmation permettait donc à certains des répondants d’exprimer leur méfiance à l’égard des gouvernements sans pour autant qu’ils se sentent interpellés par la croyance aux extraterrestres. Les travaux de William Sims Bainbridge[8] ont fait la démonstration que la croyance répond mal à un modèle dichotomique du type « vrai ou faux », et mieux à des probabilités qui varient à l’intérieur d’une myriade de combinaisons d’idées particulières. Au lieu de croire à un dogme en particulier, les gens ont des sentiments qui varient du positif au négatif par rapport à un ensemble de doctrines en fonction d’une situation concrète vécue à un moment donné.

Si les chiffres de l’enquête française nous laissent sous l’impression que les complotistes appartiennent plutôt à l’extrême droite, ce qui tend ainsi à rejoindre le préjugé évoqué en introduction, il faut là aussi nuancer. Le phénomène complotiste n’a pas d’allégeance politique. Si le politicien de droite, Jean-Marie Le Pen, alimente les croyances complotistes, des intellectuels de gauche comme Noam Chomsky font de même[9]. Par exemple, dans l’épisode de la COVID-19, des adeptes du yoga ou des médecines alternatives dénonçaient les entreprises pharmaceutiques aux côtés de partisans de l’extrême droite qui fustigeaient le pouvoir politique occulte. Même chose pour les strates sociales, l’éducation et la richesse ne définissent pas la mentalité complotiste, elles modulent plutôt les thèmes auxquels vont être sensibles ces strates. Par exemple, la sensibilité au paranormal, à l’homéopathie, à l’astrologie et aux légendes urbaines est plus forte chez les gens ayant un niveau d’études élevé que chez les moins instruits[10]. L’image de l’inculte scientifique en prend ainsi pour son rhume! Rappelons qu’Alexis Cossette-Trudel, l’influenceur complotiste le plus populaire de la francophonie, est détenteur d’un doctorat d’une université reconnue. Cette particularité nous révèle les différents rapports que peuvent entretenir les classes sociales avec la modernité « prométhéenne ». La mentalité complotiste est une vision d’un monde où il n’y a pas de hasard, où, si les choses vont mal, ce n’est pas de ma faute, c’est la faute du système. Nous sommes ici en présence d’un écho inversé de la vision néo-libérale où toute la responsabilité est renvoyée à l’individu et non au système. Pour cette idéologie, si je suis malheureux, c’est de ma faute et je dois tout faire (yoga, pleine conscience, coaching…) pour me transformer et pour être plus performant. Pour reprendre la vision marxiste, si les nouvelles formes de spiritualités sont l’opium de la nouvelle petite bourgeoisie, le complotisme ne serait-il pas le soupir de la créature opprimée ?

 

Une contestation symbolique rationaliste

Selon Pierre Bourdieu[11], les nouvelles classes moyennes accueillent les formes de culture marginales (jazz, bande dessinée, science-fiction…), souvent d’ailleurs présentées sous le sceau de la science, qui incarnent une forme de contestation symbolique de la culture légitime. Cette tendance explique peut-être la caractéristique de l’accumulation de preuves dans la mentalité complotiste qui prend ainsi elle aussi des airs de science. La recherche exhaustive du plus grand nombre de faits pour tisser des liens appuyant sa théorie place le complotiste dans une démarche qu’il perçoit comme scientifique. Cette attitude nous révèle la place importante qu’occupe la science dans notre société, où elle est devenue sacralisante. Bruno Latour a bien résumé cette pression qui s’exerce, même dans le registre religieux :

Cela peut paraître étrange à première vue, mais les religieux aussi bien que les théologiens pèchent beaucoup plus par excès de scientisme et de positivisme que par irrationalisme. Ce qu’on appelle le fondamentalisme n’est pas une forme d’archaïsme absurde qui s’opposerait aux lumières de la raison, mais, au contraire, l’application aux textes saints d’un type de lecture beaucoup mieux adapté à l’interprétation d’un annuaire des postes ou d’un traité de géologie[12].

La mentalité complotiste devient ainsi attrayante en proposant une démarche aux allures scientifiques en marge de et en réaction à la science institutionnelle.

Or, ce rejet de l’institution est un autre aspect de cette mentalité qui pourrait expliquer son attrait. La méfiance face aux organisations politiques s’inscrit en effet dans un vaste mouvement de méfiance face aux institutions en général. En 1964, 77 % des Américains faisaient confiance à leur gouvernement, en 2010, c’était 30 %[13]. Une enquête récente[14], nous révélait que les institutions récoltant le plus haut niveau de confiance sont la famille (91 %) et le système d’éducation universitaire (81 %). À l’inverse, le gouvernement (48 %), les nouveaux médias (37 %) et les religions (21 %) arrivent derniers. Loin d’apparaître comme une fuite à l’écart du monde actuel, la mentalité complotiste semble au contraire bien ancrée dans le monde moderne. L’adepte des théories complotistes se révèle maintenant à nous non comme un paresseux intellectuel, mais au contraire comme un curieux bien de son temps.

 

Un complot dont vous êtes le héros

La méfiance vis-à-vis des institutions et la mentalité complotiste émergent dans un contexte où les États-nations tentent de réguler les sociétés, alors que les marchés économiques semblent avoir plus d’influence que les gouvernements. Certains individus se demandent alors qui détient vraiment le pouvoir. Des scandales éclaboussent plusieurs organisations politiques pendant que les inégalités sociales s’accentuent alimentant ainsi la méfiance face aux dirigeants. Luc Boltanski rappelle que la floraison contemporaine des théories du complot ne prend sens qu’à l’aune de l’opacité que l’État et les institutions continuent d’entretenir sur leur propre fonctionnement[15]. Évoluant dans un environnement complexe, certains individus rechercheront de l’ordre dans le désordre. Cette recherche, qui se fera principalement sur internet, sera individuelle et personnalisée. Grâce à l’abondance des informations le chercheur pourra trouver des éléments pour mettre en mots des émotions et exprimer un état socialement partagé[16]. La vision conspirationniste joue alors un rôle social métaphorique, elle n’est pas le signe d’une difficulté d’insertion ou d’étape initiale de la vie sociale, mais plutôt celui d’une quête d’identité et l’expression d’un niveau de participation sociale. La mentalité complotiste a ainsi des vertus anti-anxiolytiques, elle rassure l’individu qui doit mener à bien son projet réflexif dans un contexte très incertain en lui permettant de réaffirmer son attachement à un activisme instrumental et à une rationalité utilitaire[17].

L’individu devient ainsi un héros qui peut sauver le monde en tissant des liens sur la toile qui révèleront au grand jour le complot. Cette entreprise ludique et gratifiante lui permettra de déployer tous ses talents et de se positionner socialement en réenchantant le monde. Finalement, notre naïf n’est peut-être pas aussi simple d’esprit qu’on le pensait!

 

Alain Bouchard[18]

Faculté de théologie et de sciences religieuses

Université Laval

alain.bouchard@ftsr.ulaval.ca



[1] https://acs-aec.ca/wp-content/uploads/2020/05/Sondage-hebdomadaire-sur-la-pand%C3%A9mie-L%C3%A9ger-25-mai-2020.pdf, consulté le 14 octobre 2020.

[2] Karl Popper, La société ouverte et ses ennemis (t. 2 : Hegel et Marx), Paris, Éditions du Seuil, 1979.

[3] Richard Hofstadter, Le Style paranoïaque, Théories du complot et droite radicale en Amérique, Paris, Bourin éditeur, 2012.

[4] Pierre-André Taguieff, Court traité de complotologie, Paris, Mille et une nuits, 2013.

[5] https://www.inspq.qc.ca/sites/default/files/publications/3050-pandemie-croyances-perceptions-covid19.pdf, consulté le 17 octobre 2020.

[6] https://jean-jaures.org/sites/default/files/redac/commun/productions/2020/2803/117275_rapport_covid_19.pdf, consulté le 17 octobre 2020.

[7] Alain Bouchard, « L’ultramodernité et la génération Harry Potter », à paraître.

[8] William Sims Bainbridge, God from the Machine: Artificial Intelligence Models of Religious Cognition, Cognitive Science of Religion Series, Lanham, MD, AltaMira Press, 2006.

[9] Voir en particulier Véronique Campion-Vincent, La société parano. Théories du complot, menaces et incertitudes, Paris, Payot, 2005.

[10] Jean-Bruno Renard, « Éléments pour une sociologie du paranormal », Religiologiques18 (« Marges contemporaines de la religion »), 1998, pp. 31-52.

[11] Pierre Bourdieu, La Distinction. Critique sociale du jugement, Paris, Les Éditions de Minuit, 1979.

[12] Bruno Latour, « La comédie des erreurs », La recherche, Hors-série N° 14 (Dieu et les sciences), Janvier 2004, pp. 84.

[13] Johnston, Michael. « Le contrôle de la corruption aux États-Unis : la législation, les valeurs et les fondements politiques de la réforme », Revue Internationale des Sciences Administratives, vol. vol. 78, no. 2, 2012, pp. 347-365.

[14] https://inm.qc.ca/wp-content/uploads/2019/10/13079-009-Rapport-INM.pdf, consulté le 17 octobre 2020.

[15] Luc Boltanski, Énigmes et complots. Une enquête à propos d’enquêtes, Paris, Gallimard, 2012.

[16] Véronique Campion-Vincent et Jean-Bruno Renard, De source sûre. Nouvelles rumeurs d’aujourd’hui, Paris, Payot 2002.

[17] Patrick Peretti-Watel, « Sous les étoiles, rien de nouveau? L'horoscope dans les sociétés contemporaines », Revue française de sociologie, 43 (1), 2002, p. 3.

[18] Alain Bouchard, sociologue, est le coordonnateur du Centre de Ressources et d’Observation de l’Innovation Religieuse (CROIR) de la Faculté de théologie et de sciences religieuses de l’Université Laval.


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