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De la noblesse de l'engagement politique: recension du livre Années de ferveur d'Éric Bédard

Un texte de François Charbonneau
Thèmes : Livres, Nation, Nationalisme, Politique, Québec
Numéro : Argument 2015 - Exclusivité Web 2015

Quand j’ai commencé à lire le tout nouveau livre d’Éric Bédard[1], Années de ferveur (Boréal, 2015), il était déjà tard et je ne prévoyais lire que quelques paragraphes. J’ai refermé le livre vers 3h du matin, après l’avoir lu au complet, incapable de le déposer avant. C’est le premier livre que je lis sur le référendum de 1995 qui nous fait revivre avec exactitude ce que nous ressentions tous lors de ces quelques semaines d’octobre 1995. Mais ce livre fait bien plus encore. C’est un témoignage exceptionnel sur la grandeur et les nombreux écueils de l’engagement politique. Et c’est aussi, de manière surprenante, une défense inédite et amoureuse de la génération X.

La première chose qui m’a frappé, c’est à quel point Éric Bédard pratique dans ce livre un genre littéraire que l’on connait très peu ici, à savoir « le récit » d’un engagement politique visant un objectif précis : susciter l’émulation. Bédard est visiblement fier de son engagement politique de jeunesse et en garde des souvenirs impérissables. Cet engagement a formé l’homme qu’il est devenu. S’il a aujourd’hui acquis l’estime de ses pairs comme historien et intellectuel, il ne renie aucunement ces « années de ferveur », entre 1987 et 1995, qu’il a passées à militer activement au sein du mouvement indépendantiste. Bien au contraire. Le livre se lit ainsi comme un appel à l’engagement, contre toutes les formes que prend aujourd’hui le cynisme.

*

 

Rappelons d’abord le parcours de militant d’Éric Bédard. Le moins que l’on puisse dire, c’est qu’il n’a jamais été l’un de ces « patriotes des jours ensoleillés » que dénonçait jadis Thomas Paine. Quand il s’engage au sein du mouvement indépendantiste, cette option est au plus bas dans les sondages. L’accord du lac Meech vient d’être signé par les premiers ministres du pays, ce qui semble régler la question constitutionnelle[2]. De son côté le Parti québécois ne s’est pas encore remis ni de sa défaite référendaire de 1980 ni de son pénible affrontement avec sa base électorale durant le second mandat du Parti Québécois[3]. Il est toujours déchiré entre ceux que les médias appellent « les modérés », prêts à renoncer à l’indépendance au profit d’une nouvelle entente négociée avec le reste du Canada, et les « purs et durs » qui s’entêtent à vouloir faire du Québec un pays indépendant. En 1987, ces « purs et durs » n’ont pas la cote dans les médias qui les accusent de défendre un projet politique passéiste. On dit d’eux qu’ils ne sont pas « ouverts sur le monde », qu’ils n’ont pas un projet politique rassembleur et surtout que les « jeunes » de la génération « no-futur » sont apolitiques ou alors s’intéressent à d’autres choses, comme l’environnement et la solidarité internationale. Ça vous dit quelque chose? C’est exactement la même marmelade que l’on nous sert encore aujourd’hui.

Un homme incarne plus que quiconque cette frange des « purs et durs » : Jacques Parizeau. C’est après avoir été ébloui par l’un de ses discours que Bédard décide de s’engager politiquement, comme simple militant. On le suit, amusé, dans l’enthousiasme burlesque des premiers mois de son engagement, alors qu’il est âgé de 18 ans et qu’il fait du porte-à-porte pour convaincre des citoyens éberlués. Il écrit :

« Alors que je m’apprête à abandonner, j’entends un déclic. J’ouvre la porte, soulagé, et vois tout en haut de l’escalier un homme torse nu, les cheveux ébouriffés. Puis j’entraperçois le visage d’une jeune femme perchée sur son épaule qui, je le présume, camoufle derrière lui un corps à moitié dénudé. Les deux me fixent intrigués. Je leur adresse un bonjour digne des Témoins de Jéhovah : « je m’appelle Éric Bédard, je suis du Parti québécois… Vous connaissez les idées de notre candidat Joseph Facal? » (…) « C’est bien intéressant tout ça, mais tu tombes juste à un bien mauvais moment… ».  Un mauvais moment? Je ne comprends pas… Le samedi n’est-il pas un jour de congé? Le jour idéal pour activer ses neurones et accomplir son devoir de citoyen? Sans compter que j’ai pris la peine d’aller le voir, que j’ai des dépliants à lui remettre, des idées importantes à partager. Pour le rencontrer, j’avais dû me lever tôt, prendre le métro et braver le froid. Mais qu’avait-il donc de mieux à faire que de m’écouter?! »

Militant de la base, Bédard, qui – qu’on se rassure - raffinera ses techniques de persuasion,  fait tranquillement ses preuves et assumera de plus grandes responsabilités, jusqu’à se hisser à la présidence du Comité national des jeunes Québécois, poste qu’il occupe au moment du référendum de 1995.

*

 

Dès les premiers vers, on sait que l’histoire d’amour entre Roméo et Juliette s’achèvera tragiquement. Et pourtant, loin de nous empêcher d’apprécier l’œuvre de William Shakespeare, savoir qu’elle va mal finir nous joue des tours et nous emporte malgré tout dans une sorte d’espoir d’autant plus émouvant qu’on le sait impossible. Le livre de Bédard reproduit en quelque sorte cet effet. On sait que ça va mal finir, et pourtant on se prend à s’enthousiasmer, à espérer que ça va passer. On le suit faisant la tournée des régions à vélo pour convaincre les gens de voter pour le Parti québécois. On partage sa nervosité quand il prend la parole en public pour la première fois. On le suit sur les plateaux de télévision et dans les assemblées partisanes. Et on découvre surtout avec lui les dilemmes et désillusions de l’engagement. Est-ce que l’aile jeunesse doit avoir sa propre voix, en quel cas elle entrera inévitablement en conflit avec celle du parti, ou alors est-ce que l’aile jeunesse n’a qu’à se faire le relais des décisions venues d’en haut, en quel cas à quoi peut bien servir une aile jeunesse? Bédard nous raconte, honnêtement et sans fioriture, comment il a découvert les rouages du parti, la manière dont les décisions sont prises, les inévitables conflits à l’interne, l’impact déstabilisant que peut avoir une nouvelle ou une déclaration mal interprétée. Faire de la politique, c’est aussi et peut-être surtout, ne pas compter ses heures en faisant de son mieux, prendre des décisions courageuses, gérer les susceptibilités, prendre parfois son rang, accepter des compromis sur certains sujets et les refuser à d’autres moments, accepter sa responsabilité dans la défaite, mais aussi, et peut-être surtout, goûter à l’ivresse exaltante des plus grands des espoirs, quand on se sent à la veille de réaliser de grandes choses. En un mot, s’engager politiquement, vraiment s’engager, ce n’est pas signer une pétition, écrire une lettre collective ou cliquer « j’aime ». C’est donner le meilleur de soi-même pour la cause en se confrontant à toutes les adversités, sans aucune garantie de succès. Cruel et ingrat, le monde politique demeure pourtant un formidable révélateur de la valeur des êtres humains et de leur parole. Des autres, bien sûr, de soi, surtout.

Je dois dire qu’un doute m’habitait en tournant chacune des pages qui m’amenaient inéluctablement vers la soirée référendaire de 1995 que l’on devine devoir être la fin du livre. Comment allait-il en parler?  Qu’a-t-il pensé de l’indigne discours de la défaite de Jacques Parizeau, lui, le grand admirateur de « Monsieur »?  Je ne veux pas gâcher au lecteur la surprise et donc je ne révèlerai rien. Je me limiterai à dire que la chute est à la fois admirable et troublante. Admirable, par la manière dont cette chute est amenée, sous la forme d’une lettre à un ami ; troublante par les destins croisés qu’elle révèle.

Malgré la défaite référendaire de 1995, Éric Bédard n’est pas amer. Il a tout fait, au début de sa jeune vingtaine, pour convaincre les gens de sa génération de se donner un pays et enjoint ceux de la suivante à faire de même. Contre les rieurs et les donneurs de leçons, contre ceux qui n’ont jamais rien fait, mais qui sont revenus de tout, pour qui le projet indépendantiste n’aura été que le projet d’une génération, il rappelle que trois Québécois âgés de 18 à 25 ans sur quatre auront voté pour se donner un pays au jour du référendum, le meilleur score, toutes générations confondues. Pas mal pour une génération X qui, disait-on, ne voulait rien savoir de l’indépendance. Bédard, dont le sens de l’engagement politique puis intellectuel s’explique par un même sentiment de l’importance de la filiation, n’a pas à rougir des siens.

Bref, parce que ça se lit comme un roman, que l’on est emporté au cœur de l’action et que les anecdotes savoureuses abondent, je vous recommande vivement de vous procurer ce livre admirable.

 

FRANÇOIS CHARBONNEAU

 

*L'auteur remercie Patrick Moreau et Marie-Andrée Lamontagne de leurs suggestions.

[1] Par souci de transparence, je dois dire qu’Éric Bédard est pour moi quelque chose comme un ami. J’écris « quelque chose comme », plutôt qu’ami « tout court », parce qu’Éric est quelqu’un que je retrouve toujours avec le plus grand des bonheurs, mais nous nous sommes connus à l’âge adulte, âge peu propice à forger des amitiés intimes (nous ne sommes pas assez proches pour partager des souvenirs de cuite à Las Vegas, mettons). Mais quand même : si son livre avait été mauvais, je dois admettre que l’estime que je porte à son endroit m’aurait sans doute empêché d’en faire la critique. Je me permets quand même d’espérer, malgré cette mise en garde, que le lecteur ne pensera pas que ma lecture du livre se réduit à un service fait à un proche. Ce serait dommage, parce que ce livre est absolument formidable.

[2] On sait que cet accord ne sera par ratifié par toutes les provinces et tombera donc à l’eau, trois ans plus tard, en juin 1990.

[3] Alors que le gouvernement Lévesque avait sabré dans les dépenses en réduisant sensiblement les salaires des employés de la fonction publique.




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