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Allan Bloom à l’école de l’amour

Un texte de Mathieu Burelle
Thèmes : Amour, Couples, Culture, Esthétique
Numéro : Argument 2014 - Exclusivité Web 2014

Je commenterai en ces pages une œuvre parue il y a déjà plusieurs années, mais qui mérite d’être revisitée : L’Amour et l’Amitié, du regretté Allan Bloom. Pour les lecteurs d’Argument qui ont apprécié le numéro sur l’éducation des sentiments par la littérature, le détour par cette œuvre s’impose. Non pas qu’elle dispense l’enseignement ultime et vrai sur l’amour (si tant est qu’une telle chose existe),  mais elle offre une introduction tonifiante à certains des livres qui peuvent le mieux nous instruire sur la nature complexe du sentiment amoureux. C’est donc à ces lecteurs d’Argument que se destine cette réflexion sur L’Amour et l’Amitié.

Bloom, pour ceux qui l’ignorent, est ce professeur d’université de Chicago qui a publié, en 1987, L’Âme désarmée, un essai ample et acéré, au ton ironique et mordant, qui se hissa parmi les best-sellers et connut un énorme retentissement aux Etats-Unis, au point qu’il fit de Bloom un riche auteur vedette, adulé par les uns et détesté par les autres. Dans cet essai, Bloom se penchait avec inquiétude sur les comportements et les valeurs de la jeunesse cultivée américaine, de même que sur les présupposés idéologiques gouvernant l’éducation qu’on lui dispense. Prenant à rebours la political correctness des milieux libéraux américains, Bloom s’attaquait avec fougue à ce qui lui semblait être des vaches sacrées de l’establishment universitaire. Il s’en prenait ainsi aux effets de l’affirmative action, au déconstructivisme, au féminisme radical et, plus fondamentalement, au conformisme relativiste qui dominait selon lui les esprits. Sous ses allures de pamphlet (et ses outrances), le livre avait en fait une profondeur philosophique qui explique en partie son succès immédiat, mais également la considération dont il jouit encore près de trente ans après sa parution. Après avoir dressé un état des lieux Bloom s’attachait en effet, dans la seconde partie de l’ouvrage, à retracer les origines philosophiques de la nouvelle culture propre à la jeunesse américaine.  Pour cette histoire des idées, Hobbes, Locke et Rousseau, mais surtout Nietzsche, Freud et Weber, étaient sollicités. Et pour qui savait que Bloom était un élève de Leo Strauss, on pouvait retrouver dans son livre des thèmes typiquement straussiens : la critique de l’historicisme, le retour critique aux anciennes notions de « nature » et de « raison » pour fonder l’éthique et la politique, de même qu’une réhabilitation de l’Antiquité face à une modernité jugée décadente à plus d’un égard.

L’Amour et l’Amitié, en comparaison, n’a pas une dimension polémique aussi manifeste, quoi qu’il n’en soit pas dénué. Il n’a pas, non plus, connu le même succès public que son « grand frère ». Ce livre, Bloom l’a écrit dans la dernière année de sa vie, alors qu’il était déjà miné par la maladie et que l’ombre de la mort planait sur lui. Il ne l’a pas écrit, en fait, mais l’a dicté des mois durant à son ami Tim Spiekerman. Quand on considère l’ampleur de l’œuvre ainsi produite, on ne peut que s’émerveiller d’une telle prouesse. Car L’Amour et l’Amitié est un gros ouvrage, tant par son volume (821 pages dans sa traduction française) que par l’ambition qui le guide. En effet, Bloom s’y assigne un projet d’envergure : présenter et commenter quelques-unes des œuvres philosophiques et littéraires occidentales où l’amour s’est donné à voir sous ses formes les plus belles, les plus profondes et les plus troublantes. Rousseau et les romanciers du XIXe siècle qu’il a inspirés sont au centre de la première partie de l’ouvrage. Après une lecture fouillée de l’Émile et de la Nouvelle Héloïse, on y parcourt des œuvres aussi diverses que celles de Stendhal, Austen, Flaubert et Tolstoï. Shakespeare occupe toute la seconde partie du livre et, après un bref intermède consacré à Montaigne, Bloom s’attaque au monumental et labyrinthique Banquet de Platon. On le voit, loin de se cantonner à un champ de spécialité très précis, Bloom n’hésite pas à embrasser large, à parcourir des époques variées, à discuter de traités philosophiques comme de romans ou de pièces de théâtre. Bref, cette œuvre est celle d’un esprit libre préoccupé davantage par son thème que par les chasses-gardées des disciplines universitaires. À quoi il faut ajouter, pour terminer cette première présentation, que le livre de Bloom nous parvient en langue française grâce aux bons soins de Pierre Manent, ami de longue date de l’auteur, qui a traduit son livre en lui conservant sa simplicité, sa clarté et sa verve.

 

Une « phénoménologie » de l’amour

 

Pourquoi, au soir de sa vie, quand on s’est d’abord fait connaître comme professeur de philosophie politique, consacrer ainsi un livre à la relecture d’œuvres littéraires et philosophiques sur l’amour ? La première raison à cela est bien évidemment que l’amour intéresse tous les humains au plus haut point et qu’il ne saurait, dès lors, échapper à l’attention d’un philosophe digne de ce nom. Il est peu de thèmes d’une aussi grande importance pour comprendre la vie des hommes et des femmes, leurs motivations intimes et leurs plus hautes aspirations. En outre, qui traite de l’amour touche à certaines des structures sociales qui régissent l’existence collective, comme le couple et la famille. Toute philosophie politique doit se préoccuper de ces institutions fondamentales et Bloom, jusque dans ses écrits sur l’amour, reste un philosophe politique soucieux de savoir quel mode d’ordonnancement collectif conduit le mieux à l’épanouissement humain.

 

Mais il est une autre raison à ce projet. Dans un petit essai polémique qui ouvre le livre,  Bloom se penche sur notre époque et sur les enseignements qu’elle prodigue à propos de ce que les Grecs appelaient Eros, l’ « amour érotique » qui unit deux amants. Or, le constat de Bloom est sans appel : notre époque ne sait plus parler de l’amour. L’université, en particulier, ne sait plus en parler : les courants théoriques qui y dominent ont perdu les concepts et le vocabulaire nécessaires pour rendre compte d’Eros. Bloom passe ainsi en revue, de façon lapidaire, les contributions respectives de la sexologie, de la psychanalyse, du déconstructivisme et du féminisme « radical » à notre compréhension de l’amour et de l’érotisme en général. Elles lui semblent à peu près nulles. Ainsi, la sexologie propose un discours clinique qui nous renseigne fort peu sur les sentiments que le sexe met en jeu et, conséquemment, sur la nature profonde de l’attirance érotique. Pour la psychanalyse, l’amour n’est qu’une sublimation de nos pulsions sexuelles, alors que la relation amoureuse devient, entre les mains des féministes « radicales », une relation de pouvoir où les hommes ont trop souvent asservi les femmes. Dans chacun de ces discours, ce qui est perdu de vu, selon Bloom, c’est la nature même du sentiment amoureux et le rôle crucial que jouent l’imagination et la raison dans sa formation. Ce qui manque, c’est une intelligence de l’amour qui nous permette de comprendre l’expérience que nous en faisons lorsque nous sommes amoureux, sans la réduire à certaines de ses composantes, comme le sexe ou le pouvoir. Comme l’écrit Bloom à ses collègues universitaires : « Je réclame ce que, dans notre jargon, on pourrait appeler une phénoménologie, c’est-à-dire une description ample et détaillée de ce que nous essayons d’expliquer qui soit fidèle à l’expérience que nous en faisons avant de commencer l’explication » (L’Amour et l’Amitié, p. 35). Bref, il nous faut un portrait honnête de l’amour pris en lui-même et pour lui-même. Ce portrait, Bloom va le trouver dans les œuvres du passé, qui ne partagent pas les préjugés théoriques de notre époque et peuvent donc nous aider à voir ce que nous ne voyons plus.

 

Le « conservatisme » de Bloom

 

Cet essai polémique, qui ouvre L’Amour et l’Amitié, peut laisser croire que les analyses littéraires et philosophiques qui se déploieront dans la suite de l’ouvrage seront essentiellement celles d’un conservateur. Et de fait, après la publication de L’Âme désarmée, Bloom a fréquemment été dépeint comme un conservateur, élitiste de surcroît. Mais il convient de nuancer cette vision des choses. Indéniablement, Bloom était à plusieurs égards un homme de droite, comme le rappelle son ami Werner J. Dannhauser dans un portrait qu’il a publié de lui. Mais il n’était pas, pour autant, un conservateur au sens où on l’entend traditionnellement, notamment aux Etats-Unis, où la droite religieuse se révèle influente. Bloom n’était pas un homme religieux, quoiqu’il eût une fine connaissance de la Bible, du judaïsme et du christianisme. En matière de relations amoureuses et de morale sexuelle, Bloom n’était pas non plus un conservateur traditionnel, qui souhaitait le retour à la bonne vieille morale bourgeoise d’avant les révolutions féministes et sexuelles. La libéralisation des lois et des mœurs, l’égalité des hommes et des femmes, la reconnaissance des droits des minorités gais et lesbiennes, lui semblaient des acquis sur lesquels il ne fallait pas revenir. Il n’était pas, non plus, un chantre du romantisme et de la pudeur dans une société gagnée par le libertinage et l’hypersexualisation. Bloom n’était pas de ces conservateurs pudibonds que la nudité choque. Il n’était pas davantage un héraut de la norme hétérosexuelle : il était lui-même homosexuel et a dédié L’Amour et l’Amitié à son amant.

 

Quel est donc, dès lors, le « conservatisme » de Bloom ? C’est d’abord celui d’un amoureux des livres classiques, qui croit que les « Great Books » peuvent nous instruire sur la nature profonde de nos sentiments. C’est en outre celui d’un straussien, qui croit que l’Antiquité, sur le terrain philosophique, nous a légué une analyse de la nature humaine et de l’épanouissement humain (donc de l’amour) qui surpasse encore, à divers degrés, ce que la modernité a pu produire. La structure de l’ouvrage est à cet égard révélatrice : à rebours de l’ordre chronologique, Bloom commence par la modernité pour finir avec l’Antiquité. De Rousseau à Platon, le parcours est strictement l’inverse de celui qu’on trouve par exemple dans les écrits d’un Luc Ferry sur le même thème. Bloom remet ainsi en question notre historicisme tenace, qui nous pousse spontanément à croire que le progrès mène jusqu’à nous. Fidèle en cela à Strauss, il nous demande de considérer sérieusement l’hypothèse selon laquelle Shakespeare ou, plus loin encore, Platon, ont mieux compris certaines dimensions de l’amour que ne l’ont fait les modernes.  C’est d’ailleurs la raison pour laquelle Bloom, dans sa critique du présent, ne se tourne pas vers le passé immédiat comme le feraient bien des conservateurs. S’il le faisait, il prendrait pour référence le romantisme, qui représente selon lui la dernière grande tentative de conceptualiser et d’éduquer le sentiment amoureux dans la civilisation occidentale. Or le romantisme, dont Rousseau est incontestablement le père fondateur aux yeux de Bloom, n’a pas sa préférence, quelle que soit la grandeur qu’il reconnaisse à cette tentative moderne de réhabiliter l’amour. De Rousseau, Bloom conservera certes des analyses pénétrantes sur l’ontogénèse du sentiment amoureux et sur le rôle ambivalent qu’y joue l’amour-propre, ce fruit ambigu de la socialisation. Il retiendra même certaines de ses observations sur l’érotisme propre à chaque sexe, même si elles peuvent choquer de nos jours (observations que Claude Habib et Patrick Hochart ont mieux exposées que Bloom). Mais pour redécouvrir l’amour dépouillé des a priori individualistes, hétérosexuels et familialistes de Rousseau, pour redécouvrir l’amour au naturel, il faudra remonter plus loin encore. Shakespeare, pour Bloom, a le mieux illustré, dans des œuvres de fiction, la diversité des formes d’expression du sentiment amoureux et le rapport complexe qu’entretient ce sentiment à la raison, telle que conçue par les philosophes « classiques » de l’Antiquité à la Renaissance. Platon, quant à lui, a tenté de conceptualiser le sentiment amoureux dans ce qu’il a de commun à travers toute la variété de ses manifestations : hétérosexuelles, homosexuelles, pédérastiques ou encore « platoniques ». Il a en outre analysé le rôle qu’entretient Eros avec la quête de l’idéal, analyse qui débouche, paradoxalement, en une célébration de l’amitié philosophique par-delà l’ « amour amoureux ». C’est à la découverte critique de tout cela, et bien plus, que nous invite le « conservateur » Bloom.  

 

Des pistes de lecture à foison

 

Cet héritage que Bloom nous invite à redécouvrir, il sait en restituer la richesse de sens. Car après son introduction polémique, l’ouvrage donne toute la place aux livres commentés. Et c’est incontestablement ici que Bloom est à son meilleur. Pour présenter les œuvres qu’il a choisies, il n’hésite pas à les narrer. Il raconte Émile, Le Banquet ou Roméo et Juliette, sans présupposer que son lecteur les a lus attentivement et s’en souvient encore. Le procédé a de quoi surprendre, pour qui est habitué à des essais où l’on suppose certaines œuvres connues du public cultivé ; mais il se révèle agréable à l’usage, et fécond, puisque Bloom, en agrémentant son récit de commentaires, restitue sous nos yeux les œuvres dans leur complexité. Il y aurait trop à dire, ici, sur les multiples observations que tire Bloom de sa lecture des œuvres. Son livre est à cet égard foisonnant. Je retiendrai notamment, à titre personnel, ses analyses sur le rôle de l’amour-propre dans Le Rouge et le Noir, sa comparaison entre les enseignements grecs et juifs sur Eros, son aparté sur la vulgarité chez Shakespeare ou ses analyses sur l’amitié classique comme noyau de l’amour romantique chez Austen. Mais chaque lecteur pourra se faire son petit florilège d’extraits choisis.

 

Les Modernes et les Anciens

 

De toutes les pistes de lecture ouvertes par Bloom, il en est une qui sous–tend l’ensemble de l’ouvrage, en filigrane, à la manière d’un fil d’Ariane. Elle s’enracine dans la distinction – chère à Strauss – entre les Modernes et les Anciens. Elle concerne notre conception même de la personne comme individu ou comme être de communauté – et, partant, les espoirs que nous pouvons placer dans l’amour. Bloom le souligne, la conception moderne des relations humaines, y compris de la relation amoureuse, c’est qu’il y a « soi » et l’ « autre » et, entre les deux, un abîme à surmonter. Hobbes est à l’origine de cette conception atomiste du lien social qui rompt nettement avec la perspective des Anciens. Il s’est efforcé de montrer que, quel que soit le rôle des relations sociales dans la définition de notre identité, chacun de nous – en l’absence de contrainte – se comporte naturellement comme un individu égoïste, comme un atome isolé qui ne songe qu’à ses intérêts. Cette conception des choses ne rend pas justice à la nature humaine selon Bloom, mais elle n’en a pas moins eu des effets : elle informe, d’une manière ou d’une autre, notre individualisme moderne et notre façon de concevoir, presque malgré nous, les rapports sociaux. Elle contribue à notre scepticisme face aux promesses d’union et de durée du discours amoureux. Sous les promesses de fusion et d’éternité, derrière les effusions et les élans passionnés, nous avons souvent l’impression de retrouver l’amour-propre et l’intérêt personnel bien compris. Une fois les illusions dissipées, nous sommes confrontés à l’égoïsme profond de l’être humain. Bref, en matière amoureuse, nous sommes à certains égards des hobbésiens désenchantés, ce dont atteste diverses œuvres romanesques modernes, comme celles de Céline, de Kundera ou de Houellebecq.

 

Ce constat amène Bloom à méditer sur les solutions respectives qu’offre à notre désenchantement les enseignements romantiques et anciens sur l’amour. C’est ici qu’apparaît, de façon intéressante, un élément de son « conservatisme straussien » : sa critique du projet romantique. Aux yeux de Bloom, Rousseau est le penseur moderne qui a tenté le plus tôt et le plus sérieusement de surmonter l’individualisme atomiste de Hobbes sur le terrain social et politique. Tout l’effort de Rousseau consiste à montrer que l’être humain, certes instinctivement égocentrique, est capable, par le biais de la socialisation, de modifier sa nature au point qu’il en vienne à se percevoir comme une partie d’un tout qui le définit et hors duquel il ne sait plus vivre. Rousseau, dans toute son œuvre, s’est astreint à concevoir ce « tout ». Sur le plan politique, une république dûment constituée deviendrait cette communauté dans laquelle chaque membre réinvente sa nature originelle. Sur le plan social, cette république aurait pour fondement le couple et la famille, deux communautés dans lesquelles l’homme et la femme refondent leur nature primitive. De fait, au temps de Rousseau, c’est déjà chose faite, même au sein des couples et des familles imparfaites de l’Ancien régime. D’êtres solitaires et égocentriques appelés, dans la préhistoire, à vivre des unions passagères et relâchées sous l’impulsion de l’attirance sexuelle, les hommes et les femmes sont devenus, par la sédentarisation, des êtres attachés l’un à l’autre par un sentiment issu de l’amour-propre : l’amour et son désir d’exclusivité, dont la jalousie est le corollaire. Ce sentiment est cependant combattu par les influences pernicieuses du mariage arrangé et du libertinage. Critique féroce de ces deux institutions, Rousseau entend donner ses lettres de noblesse au mariage d’amour, fondé sur le libre choix des deux conjoints et centré sur l’idéal de la famille nucléaire. L’éducation des adolescents – des Émile et des Sophie – devra en faire des âmes romantiques dont la préférence ira spontanément à la vertu et qui seront capables de transmuer leur passion en une tendresse durable. L’idéal du mariage d’amour, la nouvelle liberté accordée aux jeunes femmes de choisir leur époux, l’oscillation romantique entre l’exaltation de la passion et la célébration du mariage, tout cela, que les auteurs du XIXe siècle vont explorer dans leurs romans, se trouve déjà chez Rousseau, leur grand inspirateur.    

 

Selon Bloom, le magnifique édifice érigé par Rousseau à la gloire de l’amour, du couple et de la famille souffre cependant d’un vice d’origine qui peut le mener à sa ruine. Rousseau accepte d’entrée de jeu l’égocentrisme et l’isolement humain postulés par Hobbes. Chacun de nous, en son fond, est naturellement porté à se comporter comme une monade. Le couple apparaît donc comme une communauté forgée à rebours de nos tendances naturelles. L’exclusivité sexuelle elle-même n’est pas naturelle, l’attirance instinctive étant « indéterminée », si bien que les préférences forgées par la socialisation n’excluent pas une variété de partenaires préférés – simultanés ou répartis dans le temps. L’amour-propre ne conduit pas nécessairement à vouloir être préféré d’une seule personne à la fois ou pour toujours. Bref, Rousseau, parce qu’il accepte au fond l’atomisme hobbésien, est condamné à faire de l’amour romantique une construction hautement artificielle et, partant, éminemment fragile. Pour Bloom, cela explique peut-être le fait que, l’individualisme ayant triomphé dans nos sociétés, l’idéal romantique du couple durable et fusionnel n’ait pas survécu, ou si mal. Nous aurions hérité du romantisme la démocratisation du mariage d’amour, mais nous en aurions aussi hérité une philosophie du lien amoureux – du lien humain en général – qui n’est pas à la hauteur des espoirs que nous plaçons dans le couple et qui influence, malgré nous peut-être, nos idées et nos comportements.

 

Cet échec du romantisme n’est cependant pas, aux yeux de Bloom, l’échec de l’amour en lui-même, car il lui apparaît que Rousseau, à partir de ses prémisses atomistes, n’a pas su conceptualiser adéquatement le sentiment amoureux. Pour mieux comprendre Eros, et lui redonner ses chances dans une société individualiste, il faudra, croit Bloom, remonter par-delà Hobbes et les modernes, jusqu’à une conception de l’être humain qui fasse de ce dernier, par nature, un être de communauté, qui aspire naturellement à se définir par des relations où il sort de soi, se dépasse et se transcende dans le don. Sur cette voie, Shakespeare et Platon sont des repères incontournables selon Bloom.

 

La faculté de juger

 

La Renaissance et l’Antiquité comme voie de salut, donc. Dans ce retour vers le passé, Bloom espère que nous reprendrons contact avec une conception plus « communautaire » de l’être humain ; le couple et le cercle des amis étant ici envisagés comme de petites communautés auxquelles nous aspirons naturellement. En renouant avec cette conception de l’être humain, Bloom espère aussi que nous reprendrons contact avec le rationalisme classique, qui poussait les philosophes anciens à croire qu’il existe des modes d’épanouissement humain objectivement supérieurs à d’autres ; qu’il existe, autrement dit, des biens objectifs que l’être humain se doit de poursuivre en vertu de sa nature même. Cette thèse n’exclut pas qu’il existe une pluralité de biens à rechercher, qui sont parfois contradictoires et entre lesquels il faut apprendre à choisir pour se destiner à un certain mode de vie. C’était notamment le point de vue d’Aristote ; Bloom le reprend à la fin de son livre, lorsqu’il médite sur la place respective que chacun choisit d’accorder à l’amour ou à l’amitié dans sa vie. Quoiqu’il en soit, renouer avec le rationalisme classique, cela signifie, pour Bloom, que sans renoncer à notre libéralisme en matière sexuelle, nous devrions retrouver une capacité de jugement qui nous permette d’analyser et d’évaluer nos motifs érotiques et amoureux, pour voir quelle place ils occupent dans une vie humaine réussie. Comme il l’écrit dans l’introduction à L’Amour et l’Amitié : « Je souhaite que nous, Américains, puissions développer une forme de tolérance qui ne détruise pas en même temps la capacité de discriminer le bien et le mal, le noble et le bas. La tolérance requiert-elle nécessairement ce relativisme qui atteint la vie même des âmes et les prive de leur droit naturel à préférer ce qui est beau, et à en être instruit ? (L’Amour et l’Amitié, p. 29). C’est pourquoi Bloom se montre si critique à l’endroit du discours libéral sur les « droits sexuels » ; ce n’est pas qu’il le juge faux ou déplacé. C’est plutôt qu’il le trouve plat, ennuyant et insuffisant.  Selon lui, la tolérance libérale, aussi raisonnable soit-elle, sert trop souvent de prétexte pour ne pas juger ; pour ne pas tenter, ce faisant, de comprendre les motifs et les aspirations qui nous poussent à nous engager dans une forme de relation érotique ou amoureuse plutôt qu’une autre. Pour redécouvrir cette faculté de juger, sur le terrain érotique et amoureux, il faudra d’abord que nous ayons regagné une compréhension de l’amour dans toutes ses manifestations. Sur ce plan, Bloom le confesse : il n’a pas de « théorie de l’amour » à proposer. Il n’a même pas, dit-il, de « rayonnages bien réguliers sur lesquels poser tous les livres classiques » (p. 40). « Je n’ai point d’aspirations aussi élevées ; j’espère seulement montrer ce que certains grands auteurs ont pensé de ces choses » (p. 41). C’est à cette tâche que se voue Allan Bloom dans son livre.

 

Lire Bloom en dépit de Bloom

 

Pour finir, un bémol. L’objectif poursuivi par Bloom, on le voit, est noble et mérite qu’on prenne au sérieux son « conservatisme ».  Cela dit, quand on est un liberal au sens américain du terme, comme je le suis, on ne peut qu’être agacé, par moments, par la sévérité excessive de Bloom à l’endroit de notre époque. J’ai peu à redire sur sa lecture des grandes œuvres qu’il aborde, même si elle laisse place au débat, mais l’essai qui ouvre son livre me laisse plus sceptique. Si son verdict sur la psychanalyse est plutôt juste (et présenté de manière assez drôle) sa conception du féminisme, à l’inverse, est caricaturale, ou du moins s’attarde aux représentantes les plus caricaturales du féminisme. À ce chapitre, Bloom se permet notamment des remarques choquantes sur le viol, qui déparent son propos et se révèlent parfaitement inutiles. Par ailleurs,  Bloom critique trop vertement l’université : sur l’amour, il y a plus à trouver dans les ouvrages de psychologie et de sociologie que ce qu’il laisse entendre. Il ne mentionne jamais, par exemple, la contribution d’un Francesco Alberoni à la réflexion sur l’amour, alors qu’elle est pourtant digne de mention et reprend, pour les moderniser, certaines des pistes de réflexion « communautaires » qu’avaient ouvertes les philosophes du passé. Tout cela peut irriter. C’est pourquoi j’encourage les lecteurs qui partageraient cette impression à ne pas se laisser arrêter dans leur lecture. Ce qui les attend par la suite, dans l’exposé et le commentaire des œuvres, vaut quelques grincements de dents (et des sourires, car Bloom sait être amusant même dans ses excès). Car au total, le travail de Bloom se révèle instructif : par-delà son ouverture polémique et sa structure straussienne, il offre, tout simplement, une introduction simple, érudite et stimulante à de grandes œuvres sur l’amour. 

MATHIEU BURELLE

 

 

 




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