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Le tiers des électeurs ont moins de 35 ans, mais ils se rendent invisible à force de ne pas voter.

Un texte de Youri Cormier
Thèmes : Démocratie
Numéro : Argument 2014 - Exclusivité Web 2014

Le taux de participation électoral semble bas en général, mais il faut se détromper sur une chose : il n’est pas bas pour tout le monde. Aux élections fédérales de 2011, la participation électorale globale au Canada était de 61.1%, confirmant une tendance à la baisse qui perdure depuis 40 ans alors que le taux variait entre 70% et 75%. Mais attention, le taux de participation chez les Canadiens de 65 à 74 ans n’a pas vraiment changé en 40 ans; il se maintient encore à 75 %. Chez les personnes de 55 à 64 ans, ce n’est pas mal non plus avec un taux de 71 %. Le problème? C’est nous, les « jeunes », les « vilains chenapans » qui font chuter le taux de participation de l’ensemble… À la dernière élection fédérale, à peine 38,8 % des jeunes Canadiens de 18 à 24 ans ont choisi de se rendre aux urnes. Chez les 25 à 34 ans, le taux ne fut guère meilleur, à 45,1 %[1]. C’est dire que la faible décroissance de 15% en 40 ans n’est pas si petite que ça… elle implique une massive dégringolade de près de la moitié du taux de participation électorale chez les jeunes adultes. 

 Au provincial, la bonne nouvelle c’est qu’en 2012, le Printemps érable semble avoir tout de même rallumé la flamme démocratique de notre génération (ne serait-ce que pour un instant)… le taux de participation des « jeunes » qui était tombé à 36,2% en 2008, est remonté à 62,1% en 2012. Reste à savoir lequel de ces deux chiffres sera la norme et lequel l’exception dans les années à venir. Même à 62%, le taux de participation des jeunes adultes n’est pas impressionnant, si l’on considère que le taux de participation moyen se situait à 74%.[2], certains groupes d’âge ayant dû voter à plus de 80% pour faire monter cette moyenne!

 Le problème, c’est que le vote est une habitude que l’on prend au début de nos vies adultes et que l’on garde ensuite durant toute son existence[3]. Si vous croyez qu’un taux moyen à 61% est maigre et piteux, vous risquez d’être épouvanté d’apprendre qu’il risque d’être complètement moribond dans les années à venir. Des études démontrent que ceux qui ne votent pas lors des deux premières élections après avoir obtenu leur droit de vote ont tendance à ne pas voter le reste de leur vie. La vraie différence entre les générations, ce n’est donc pas aujourd’hui qu’il faut la mesurer, mais il convient plutôt de la remettre dans son contexte historique : lorsque nos 55 ans et plus avaient 18 ans, ils votaient à des taux de 70-75%. Et ils en ont gardé l’habitude.  Quel sera donc le taux de vote dans quelques décennies, si ma génération garde elle aussi ses habitudes alors qu’il n’y aura plus une génération plus âgée qu’elle pour maintenir la moyenne du taux de participation aux élections? Ce serait donc nous qui aurions donné le coup de grâce à une démocratie déjà affaiblie?

Et dès lors, les stéréotypes entrent en scène : nous sommes paresseux, nous nous en fichons, nous ne sommes pas intéressés… Lawrence Martin, du Globe and Mail, est allé un peu plus loin : « Au lieu de lutter pour le changement, [les jeunes Canadiens] se complaisent dans leurs caprices et leurs privilèges[4]. » Vraiment? Lorsqu’on voit l’envergure de mouvements dirigés par des « jeunes », comme Idle No More ou les manifestations étudiantes au Québec en 2012, il est difficile de croire ceux qui disent que les jeunes Canadiens ne sont pas politiquement actifs ni intéressés à la vie de la cité. Désespérés un peu, sans doute, mais pas désengagés pour autant. Au contraire, certaines études démontrent que la Génération Y est très impliquée dans la communauté : son taux de volontariat est à la hausse par rapport à la Génération X qui la précède[5]. Les membres de ma génération ne sont donc pas indifférents sur le plan social, même si beaucoup d’entre nous le sont peut-être sur le plan politique ou électoral. Il y a une différence. C’est pourquoi dans les paragraphes suivants, je veux m’attaquer aux stéréotypes concernant « les jeunes » et traiter des raisons pour lesquelles ces derniers ne votent pas alors même que les chiffres démontrent qu’on devrait vraiment, mais vraiment le faire. Je glisserai aussi quelques mots sur les mesures que l’on pourrait prendre afin d’inciter plus de jeunes adultes à aller voter.

Le désengagement électoral : facteurs en cause

 De nombreux facteurs contribuent au désintérêt électoral et, franchement, ceux-ci n’ont probablement rien à voir avec les idées préconçues au sujet de l’identité « générationnelle ». Nouvelle époque, nouvelles réalités. Premièrement, nous sommes plus nombreux à être diplômés, donc, beaucoup d’entre nous ont dû quitter leur communauté pour aller au cégep et à l’université. On bouge aussi plus que les générations précédentes. La rareté des emplois nous impose fréquemment de nous déplacer d’un bout à l’autre de la province, du pays, du monde pour dénicher un boulot. Entre 20% et 25%[6] des gens dans la vingtaine ont déménagé au cours de la dernière année, et certains ont déménagé jusqu’à sept fois au cours des cinq dernières années pour le travail et les études.  Or, après chaque déménagement, vous devez faire mettre à jour votre inscription sur les listes électorales à chaque fois que vous voulez voter. Si vous êtes colocataire, et non pas le signataire du bail, il se pourrait que vous ne receviez pas de carte de rappel lorsque des élections ont lieu. Ainsi, c’est plus compliqué pour moi comme pour bien des gens de ma génération d’aller voter que pour mes parents, qui, en plus d’avoir acheté leur première maison bien avant moi, ont vécu dans deux maisons différentes au cours des 26 dernières années et résident dans la même région depuis la fin des années 1960. La stabilité économique est un atout clair quand il est question de participation à la vie civique.    

Cela dit, le fait d’avoir plus facilement accès au vote n’a pas nécessairement une grande influence sur la participation électorale. La question principale consiste en fait à trouver la motivation pour aller voter. Pourquoi devrions-nous le faire?

Dans mes interactions avec les gens de ma cohorte d’âge, ce que j’entends le plus souvent c’est que bien des « jeunes » ne votent pas pour les « raisons » suivantes : 1) ils ont l’impression de ne pas être suffisamment informés, 2) ils pensent que tous les candidats se valent et ils allèguent à chaque fois la corruption et le manque de transparence ou 3) en votant, affirment-ils, ils ne font qu’approuver un système qui, au départ, les met en colère. En ce qui concerne les deux premiers points, c’est un peu facile comme raisons. Nous sommes la génération la plus informée de l’histoire de l’humanité. Nous avons littéralement tout à portée de la main. Si vous voulez connaître les différences réelles entre les candidats, leurs biographies, leurs programmes et leurs discours sont tous accessibles en ligne. Il se pourrait en revanche que nous nous sentions dépassés par une aussi grande quantité d’information, raison de plus pour que des organismes comme L’apathie c’est plate fournissent des outils pour aider les jeunes adultes à mieux accéder à cette information et à mieux l’assimiler. Pour ce qui est de la corruption et du manque de transparence, la démocratie est le meilleur outil à notre disposition pour les réduire au minimum; en effet, nous avons le pouvoir d’engager les bonnes personnes et de renvoyer celles qui ne conviennent pas. Lorsque vous votez, vous faites connaître vos attentes et vous exercez un  contrôle sur les politiciens. Pas facile de mettre fin à un régime corrompu mais non-démocratique, demandez-le à ceux qui ont participé aux récents mouvements sociaux dans les pays du Moyen-Orient et du Maghreb !  Chez nous, les maires n’ont pas d’impunité s’ils se font prendre dans des histoires de fraude… c’est le juge et l’agent de correction qui auront le dernier mot, que ce soit avant ou après que les électeurs aient eu le leur.

La troisième raison est plus difficile à traiter. Il est normal que des griefs s’expriment lorsqu’on vit en collectivité. Par exemple, nous savons qu’aujourd’hui, les jeunes Canadiens sont plus pauvres que jamais par rapport au reste de la société[7]. Or, on soutient qu’en raison de la situation démographique, les politiciens ne s’intéressent qu’à la génération du baby-boom et aux Canadiens âgés parce qu’ils forment la majeure partie de l’électorat. Il est possible que les politiciens adoptent, par stratégie, des lois qui leur garantissent des votes de la part des générations plus âgées, au risque de s’aliéner les jeunes générations, parce que c’est payant lors des élections. Ce serait donc les politiciens qui choisissent une telle stratégie qui seraient les plus cyniques, en non ceux qui la subissent. Depuis le début des années 1990, non seulement les coûts liés aux études augmentent-ils, mais les perspectives d’emploi pour les diplômés ne s’améliorent pas, bien au contraire. Le chômage chez les moins de 35 ans a augmenté par rapport au taux de chômage global et la crise économique les a frappés beaucoup plus durement que les Canadiens plus âgés… souvent, nous étions les premiers mis à la porte lorsque les choses se sont mises à mal tourner, et les derniers réembauchés lorsque la situation s’améliorait. Il y a donc de la colère et un sentiment d’injustice et bien des gens montrent du doigt les politiques économiques des différents paliers de gouvernement, ou leurs choix d’investissement des fonds publics. Mais c’est un cercle vicieux : moins il y a de jeunes Canadiens qui votent, et plus les politiciens seront incités à tenter de recueillir le vote des Canadiens âgés dont le nombre est plus ou moins égal, mais dont le taux de participation électorale est élevé. En se retirant du système, on est certain de passer inaperçu. Ainsi, aussi valables que pourraient être ces trois raisons, aucune ne justifie de ne pas voter, c’est même plutôt le contraire.

Dans un système majoritaire uninominal à un tour, comme au Canada, regroupant cinq grands partis et des dizaines de petits partis répartis dans 308 circonscriptions (338 circonscriptions à compter de 2015), ce n’est pas vrai que votre vote n’est qu’une infime fraction de celui des 24 millions d’électeurs inscrits. En fait, les députés sont élus d’après un nombre de votes qui se compte en milliers, pas en millions, et l’écart entre les trois premiers candidats se mesure parfois en centaines de voix. Si vous pouvez convaincre 100 personnes dans votre circonscription de voter comme ceci ou comme cela, vous pouvez en fait avoir beaucoup plus d’influence que vous ne l’imaginez. Saviez‑vous que si vous-même allez voter, les chances sont 60 % plus grandes que les gens vivant avec vous fassent de même[8]? Le vote est contagieux. Et le contraire est également vrai, ne pas voter, ça finit aussi par devenir une habitude. Pour sauvegarder notre démocratie à long terme, il faut donc concentrer tous nos efforts sur ces deux premières participations aux élections. C’est comme ça qu’on peut s’assurer une présence forte, voire déterminante, dans le système politique. Lorsqu’on vote, le premier impact est de rappeler aux politiciens que nous existons; ensuite, la politique s’ajustera en conséquence...

Avec 8 millions d’individus, nous, les 18 à 34 ans, constituons un énorme segment de la population canadienne. En fait, notre poids démographique talonne de très près celui des baby-boomers. Notre impact pourrait donc être tout aussi déterminant. Pour le constater, il s’agit de penser à la dernière élection : les conservateurs l’ont emporté avec 5,8 millions de votes, le NPD a recueilli 4,5 millions de votes, les libéraux en ont obtenu 2,8 millions, le Bloc, 891 000 et le Parti vert, 572 000[9]. Si le taux de participation chez les jeunes adultes admissibles au vote avait été de 75 %, comme chez les Canadiens plus âgés, au lieu de 38,8 % et 45,1 %, nous aurions déposé 2,6 millions de bulletins de vote additionnels dans les urnes[10]. Suffisamment pour configurer le Parlement de n’importe quelle manière qui nous plaise.

À Montréal, par exemple, c’est une personne sur trois en âge de voter qui a moins de 35 ans. Mais malgré cette force démographique, on peut se demander si les politiciens y font vraiment attention et s’intéressent aux enjeux qui comptent pour ces moins de 35 ans, ou si leur taux de participation électorale est si anémique que les politiciens ne les prennent tout simplement pas en compte. Comme à l’époque de la Révolution tranquille, le fruit « générationnel » est mûr. Mais comment le cueillir?

D’abord, la meilleure technique disponible c’est la mobilisation par les pairs. Des études on montré qu’il est possible d’augmenter le taux de participation d’un groupe démographique de près de 10% tout simplement au moyen de contacts personnels[11]. Cette approche serait 10 fois plus efficace qu’un dépliant, 3 fois plus efficace qu’un appel téléphonique, et même 100 fois plus efficace qu’un courriel[12]. C’est pourquoi les organismes comme Rock The Vote aux États-Unis et L’apathie c’est plate au Canada misent tant sur la technique consistant à organiser des équipes de jeunes volontaires qui s’aventurent dans les rues, dans les concerts, et partout où se retrouvent leurs pairs, afin de leur donner de l’information et d’entamer un dialogue au sujet du vote et de l’engagement citoyen.

Il faut donner le goût aux jeunes de rêver à l’avenir et de voter pour mettre leur vision de cet avenir en oeuvre. Il faut que les politiciens ouvrent le dialogue et n’aient pas peur de s’aventurer sur des sujets qui regardent plus loin que les 4 prochaines années. Où serons-nous dans 30 ans? Celui ou celle qui saura se l’imaginer et surtout le communiquer, saura comment attirer le vote des jeunes adultes dans son camp. Et celui qui pourra nous donner espoir, non seulement pour le futur lointain, mais aussi en ce qui concerne nos épreuves économiques et sociales dans l’avenir proche, réussira aussi à mobiliser ce vote.

Nous sommes nombreux et l’avenir nous appartient. C’est une occasion rêvée pour nous imaginer et nous offrir le pays que nous voulons. Lorsqu’une bulle démographique vote en masse, elle peut entraîner de grandes innovations politiques, et définir des consensus qui transcendent la partisannerie.  Au Québec, par exemple, la protection de la langue française et la nationalisation de l’électricité découlent de politiques à la fois libérales et péquistes, fruits de la génération de nos parents. Ou encore, l’universalisation des droits civiques et de l’égalité devant la loi (des femmes, des noirs, des LGBT…), voilà d’autres œuvres générationnelles appartenant à tous les partis politiques confondus. Quels consensus seront les nôtres? Et quelles seront nos tactiques pour les mettre en œuvre? Il existe une diversité de tactiques, que ce soient les interactions avec les élus, l’implication dans les partis, la participation aux réunions communautaires, les pétitions, les textes d’opinion, ou sinon, dans les cas plus dramatiques, les manifestations et les poursuites judiciaires, qui peuvent être des stratégies légitimes dans certains cas. Cela étant dit, il ne faut pas oublier qu’avant de croquer dans la pomme, il faudra miser sur notre levier le plus direct pour l’atteindre: le vote, la prise en charge de l’État, la responsabilisation d’une génération montante. La diversité des tactiques possibles peut parfois nous aveugler quant à l’évidence et la simplicité que représente la démocratie lorsque nous possédons l’avantage du nombre.

 

 

Youri Cormier

Doctorant au King’s College de Londres

Directeur exécutif,, Apathy is Boring :: l’Apathie c’est plate

www.apathyisboring.com

L’Apathie c’est plate est une oeuvre caritative et non-partisane qui utilise l’art et la technologie pour sensibiliser les jeunes au sujet de la démocratie.

 


[1] Elections Canada, 2011

[2] Directeur général des élections du Québec, 2012

[3] Mark N. Franklin, Voter Turnout and the Dynamics of Electoral Competition in Established

Democracies Since 1945, Cambridge, Cambridge University Press, 2004.

[4] www.theglobeandmail.com/commentary/if-theres-an-inspiration-deficit-in-our-politics-blame-it-on-the-young/article788735/ (10 août 2009). [traduction]

[5] http://www.theatlantic.com/national/archive/2012/05/millennials-the-greatest-generation-or-the-most-narcissistic/256638/

[6] Des chiffres du Census Bureau américain parlent d’un taux de 24,6% pour les 25-29 ans en 2012.

[7] Statistiques en français dans cet article de ma plume paru dans La Presse : www.lapresse.ca/opinions/201107/15/01-4418356-pauvres-tanguy.php.

[8] David Nickerson, « Is Voting Contagious? Evidence from Two Field Experiments », American Political Science Review 120, 1, 2008, en ligne, 21 juin 2013.

[9] http://www.parl.gc.ca/parlinfo/compilations/electionsandridings/ResultsParty.aspx?Season=0&Parliament=1924d334-6bd0-4cb3-8793-cee640025ff6

[10] D’après des données démographiques de Statistique Canada, 2012, www.statcan.gc.ca/tables-tableaux/sum-som/l02/cst01/demo10a-fra.htm.

[11] Bennion, Elizabeth. “Caught in the Ground Wars: Mobilizing Voters during a Competitive Congressional Campaign” The Annals. September 2005. Web. 1 August 2013.

[12] Donald P. Green and Alan S. Gerber, Get Out The Vote! How to Increase Voter Turnout.

 




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