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Le crucifix contre la Passion : «Notre laïcité sera enracinée ou ne sera pas.»

Un texte de Louis-Philippe Messier
Dossier : La charte des valeurs québécoises en débat
Thèmes : Québec, Religion
Numéro : Argument 2013 - Exclusivité Web 2013

Dans le crucifix, je vois une sorte de paratonnerre anti-lubies ; je veux qu’il reste à l’Assemblée nationale, car je sais qu’il va s’attirer des foudres et qu’il est là pour ça. Il est amusant de constater que ce Jésus dans lequel on ne croit plus remplit toujours aussi scrupuleusement sa mission : focaliser sur son humble personne la vindicte des purificateurs mondains. Oui, l’effigie du parfait innocent doit demeurer suspendue au-dessus de la tête de celui qui préside notre assemblée. Cet artefact cathartique demeure efficace même en tant que symbole patrimonial.

Parlons-en, de notre patrimoine qui est le socle fertile, le terreau historique, le substrat générique, de notre laïcité, comme de toutes nos valeurs modernes. Notre laïcité n’est pas davantage extirpable de notre patrimoine que le faîte d’un arbre n’est détachable de son tronc ; pareillement, jadis, le christianisme n’a pas pu croître sans puiser sa vitalité dans le paganisme ancestral qu’il venait pourtant «supplanter» ; pareillement, le paganisme a fleuri en puisant sa vitalité dans le religieux primitif animiste, celui qui tient tout l’univers pour «animé» et qui n’a aucune idée de la notion de «hasard» ; il y a quelques siècles à peine, la Renaissance a eu lieu quand la chrétienté a pu renouer, par delà le Moyen-âge, avec l’Antiquité. L’humanité doit constamment s’arrimer, s’ancrer, se ressourcer (aux origines), pour évoluer sans se renier.

Une laïcité déracinée meurt comme une fleur arrachée parce qu’on la trouve belle. C’est un idéalisme délétère, celui qui préconise une séparation entre le produit vénéré et ses mystérieux «moyens de production» culturels. La laïcité est le résultat formidable et paradoxal du legs judéo-chrétien et gréco-romain, et c’est une anomalie, une chose introuvable hors de cet univers de sens ; si tu aimes le fruit (laïcité), tu dois chérir la plante qui le porte (patrimoine). L’idéal de la séparation entre l’Église et l’État n’est donc pas concevable en cas de séparation entre notre laïcité et notre patrimoine. C’est le patrimoine qui détermine ; la laïcité est déterminée. Tu veux l’une ; l’autre t’est nécessaire. La laïcité sans le patrimoine s’anéantirait ; une laïcité ancrée dans le patrimoine a de beaux jours devant elle, et l’on peut aussi bâtir sur elle.

L’espèce de guerre civile mémorielle qui débilite nos érudits doit cesser. Est québécois tout autant Lionel Groulx que Louis-Joseph Papineau, tout autant les fondateurs religieux, les missionnaires trompe-la-mort que les hockeyeurs célèbres du Canadien et les signataires de Refus global ; Louis Riel et Mgr Bourget sont mes compatriotes comme Marie-France Bazzo et mon voisin d’en face, comme Normand Baillargeon et le Curé Labelle. J’assume ce tout. Je vais défendre n’importe quelle partie de ce tout contre la suprématie d’une autre. Le faramineux écosystème symbolique qu’est notre conscience nationale, ce portail ouvert sur l’universalité, ne gagnerait rien à ce que nous l’amputions d’une dimension essentielle. Je suis en faveur du maintien du crucifix parce que je suis en faveur de la possibilité de la laïcité. Quant au projet de Charte des valeurs québécoises tel qu’on le présentait avant le dépôt du projet de loi 60, celui-ci me semblait, dans son principe, parfait ; j’aimais aussi son appellation, ce recours aux «valeurs». La notion de valeur est moins abstraite qu’un principe ; or, la laïcité a le vilain défaut de se pendre pour un «principe», pour quelque chose qui fonde et qui oriente, alors qu’il s’agit d’un résultat, d’une création humaine – de là l’échec inévitable des pays qui ont cédé à la tentation de la poser comme un «pur principe» ; en revanche, une «valeur» (notion discréditée moralement par Kant, et c’est dommage) est une chose prosaïque et humaine, historiquement substantielle, avec des origines concrète – friable donc forte, imparfaite donc vraie. Si tu aimes la modernité, honore ton passé ; et le passé de ce passé, jusqu’au commencement. (D’abord, consolider le patrimoine ; ensuite, consolider les valeurs issues de ce patrimoine, et refuser, pour les garder vivantes, que celles-ci se retournent contre celui-là.) Quant à notre réalité nationale, qui possède la vertu de transformer en conscience commune une gamme d’expériences individuelles aussi large que possible (pour paraphraser la formule de Malraux), c’est elle qui permet notre générosité accueillante. Immigrer vraiment, c’est accepter de «renaître» pour le restant de ses jours, voire au-delà de ceux-ci par la magie de ses œuvres ou de sa descendance, en adoptant graduellement les ancêtres et les figures de proue référentielles de la «nation» dans laquelle on n’est pas né ; sa nation d’accueil, on n’y est pas né, donc il faut y renaître. Émigrer, c’est aller vivre une odyssée dans une terre d’accueil. Cela vaut aussi pour les natifs, dans une moindre mesure : je suis né au Québec et je n’ai toujours pas fini de faire sa connaissance.

La rhétorique anti-crucifix invoque la valeur laïcité pour exiger une amputation du patrimoine qui génère ladite valeur... Demeurons sceptiques : nous savons ce que vaut une valeur arrachée... La rhétorique est l'ennemie de la pensée parce que la logique est l'ennemie de la cohérence. Le progrès existe, oui, mais il n'est pas tant dialectique et révolutionnaire que téléscopique et civilisationnel. Une valeur moderne qui se «déracine» périt. Le patrimoine est le seul garant de toute notre modernité qui, ni plus ni moins, y croît, comme dans un terreau. Une modernité qui veut éradiquer son patrimoine devient rapidement hystérique (de là la rectitude politique) et moribonde (de là l’utopisme) : voilà pourquoi je qualifie le crucifix de «paratonnerre anti-lubies». Ce bout de bois qui nous rappelle la passion du Christ peut nous servir d’antidote à notre passion de reniement. Une modernité intelligente consolide et honore son propre socle patrimonial afin de se renforcer elle-même. Renouer, tel est le maître mot ; toujours renouer, ne jamais renier, ne jamais oblitérer, mais toujours retrouver le fil d'Ariane dans le fatras des passions, toujours assumer et s’efforcer de comprendre. Voilà pourquoi le crucifix doit demeurer – surtout si nous n’y croyons plus. Notre laïcité sera enracinée ou ne sera pas. Elle va honorer notre patrimoine ou échouer.

LOUIS-PHILIPPE MESSIER




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