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Devoir de réserve et signes religieux

Un texte de Patrick Moreau
Dossier : La charte des valeurs québécoises en débat
Thèmes : Québec, Religion
Numéro : Argument 2013 - Exclusivité Web 2013

Comme nous le rappelait récemment le Syndicat de la fonction publique et parapublique du Québec (Le Devoir, 12 septembre 2013), les « employés de l’État sont déjà soumis à un devoir de réserve quant à leurs opinions politiques, dont l’expression est pourtant protégée par les Chartes des droits ». À ce que je sache, cette mesure n’émeut pas grand monde d’un côté comme de l’autre de la rivière des Outaouais. La chose semble en effet aller de soi. Pourquoi ? Premièrement, parce qu’un employé de l’État dans l’exercice de ses fonctions doit afficher la neutralité qui est supposée être celle de l’institution publique à laquelle il appartient (on peut se demander d’ailleurs à quoi ressemblerait une institution neutre dont les employés ne le seraient pas, suivant le distinguo subtil établi par le PLQ) ; ensuite parce qu’il ne doit surtout pas prêter le flanc à une accusation, ni même à un soupçon, de partisannerie ou de partialité. Un fonctionnaire qui, par exemple, porterait ostensiblement les couleurs d’un parti politique ne serait, à juste titre, pas toléré, car, en agissant de la sorte il suggérerait la non-neutralité du service public auquel il appartient et pourrait même induire indirectement l’idée d’une prestation de service inéquitable pour ceux qui ne partageraient pas les opinions politiques ainsi affichées (ou qui – pourquoi pas ? – en afficheraient de contraires).

Il en va évidemment de même pour certaines opinions philosophiques : un employé de l’État qui porterait un macaron sur lequel serait inscrit « Dieu est mort », ne serait pas plus toléré, pour les mêmes raisons, et aussi parce qu’il apparaîtrait du coup comme provoquant pour les usagers croyants auxquels il aurait affaire dans l’exercice de ses fonctions. Il est utile, à ce sujet, de préciser un détail important : l’usager d’un service public (y compris un hôpital ou une école) demande une prestation de service, qui est offerte à tous, et ne choisit pas le prestataire du service public en question qui lui répondra. C’est toute la différence qu’il y a entre un employé de la fonction publique et un employé du privé. Si l’athée militant que je suppose ci-dessus travaillait dans le privé, je ne trouverais personnellement rien à redire à la présence de son macaron, dans la mesure où, en tant que client, j’aurais le choix, si ce slogan m’importunait, d’aller voir ailleurs. Je n’ai évidemment pas ce choix s’il s’agit d’un service public.  

Si les opinions politiques et philosophiques ostensiblement affichées sont ainsi bannies dans la fonction publique, qu’en est-il des signes religieux que la charte des valeurs québécoises définit comme « ostentatoires » ? Le syndicat qui représente les employés de la fonction publique québécoise (SFPQ) estime qu’ils se rangent dans la même catégorie que les premiers et qu’il est donc justifié qu’ils soient eux aussi bannis. C’est également mon avis.

Un signe religieux n’est pas un objet décoratif ou une simple pièce de vêtement ; il produit bien évidemment  du sens (sans quoi il ne serait pas signe religieux, c’est-à-dire symbole, et toute cette question ne se poserait pas), au même titre par conséquent qu’un  signe ou qu’un slogan philosophique ou politique. Minimalement, il signifiera une appartenance communautaire : je suis musulmane, dit la femme voilée ; je suis juif proclame celui qui porte la kippa, et ils en ont évidemment le droit ; nul ne le leur conteste. Mais on me concèdera certainement qu’en règle générale les signes religieux en question ont un sens bien plus précis et révèlent les opinions ou du moins une partie des opinions de ceux qui les portent sur des sujets aussi divers que les rapports hommes/femmes, le droit, la justice, la démocratie, la science, l’origine du monde, et j’en passe. Il serait en effet inconséquent et contradictoire de vider ces symboles de leur sens profond au moment même où on leur accorde tellement d’importance.

Le port de tels signes religieux déroge-t-il alors au principe de la neutralité imposée aux employés de l’État ? Au moins autant, me semble-t-il, que s’il s’agissait de signes politiques ou philosophiques, et pour les mêmes raisons. Si le fonctionnaire qui traite mon dossier porte la kippa et que je suis moi-même musulman (ou vice versa, bien entendu), pourrais-je avoir le soupçon qu’il refuse ma demande, non parce que je ne réponds pas à des exigences découlant de règles administratives universelles et objectives, mais parce qu’il n’aime pas les musulmans ? Le fait que l’usager du service public en question se trompe et que sa demande ait été traitée avec toute l’impartialité requise ne change rien au fond de l’affaire, il y aura, au moins dans l’esprit de l’usager débouté, apparence de discrimination, ou de favoritisme ou de conflit d’intérêt, et cela suffit pour occasionner une perte de confiance dans les institutions de l’État, dont celles-ci doivent justement se garder, sans compter le risque de poursuites judiciaires en cascade que ne manqueront pas d’occasionner ensuite de tels soupçons.

On me permettra pour rendre mon point de vue plus clair de revenir sur l’exemple hypothétique de mon fonctionnaire ostensiblement athée et de son macaron « Dieu est mort ». On pourrait à l’extrême limite imaginer que ce serviteur de l’État n’est en fait pas athée, et que s’il porte ce macaron c’est au contraire pour protester, par le biais d’une provocation ironique, contre l’athéisme et le matérialisme ambiants dans la société contemporaine. Un signe, un symbole, et même un slogan, sont après tout rarement univoques[1]. Cela serait-il plus acceptable pour autant ? Pas vraiment, si l’on convient que le sens que les usagers croyants de ce service public prêteraient à son macaron, et le malaise subséquent qu’ils ressentiraient, l’emporte sur la signification réelle du slogan arboré (un fonctionnaire n’est de toute façon pas là pour s’expliquer sur le sens des signes, quels qu’ils soient, qu’il affiche sur sa personne, outre le fait qu’il pourrait en donnant de telles explications choquer a contrario des usagers athées ou non-croyants). Il en va de même du voile islamique, de la kippa ou de tout signe religieux ostentatoire. Ils disent quelque chose ; et les usagers ont le droit de ne pas recevoir de tels messages quand ils se rendent dans des institutions publiques où (je le répète) ils n’ont pas le choix de se rendre. La question n’est pas, comme on a pu le prétendre, de savoir si, en arborant de tels signes religieux ostentatoires, ils pratiquent ou non une forme de prosélytisme, la fait est simplement qu’en tant que serviteur de l’État ils n’ont pas à afficher leur identité d’athées ou de croyants, de juifs ou de musulmans, de libéraux ou de caquistes, etc. Bref, la neutralité est un bien meilleur choix, tant pour les fonctionnaires que pour les usagers, car personne n’a quoi que ce soit à gagner, à cette généralisation du soupçon qu’encourage le communautarisme tous azimut que promeut le multiculturalisme.   

Une seconde chose me trouble dans tout ce débat sur la charte des valeurs et sur la laïcité : en omettant très opportunément d’évoquer ce devoir de réserve imposé aux employés de l’État en matière d’opinions politiques et philosophiques – car qui s’émeut sérieusement de la prétendue discrimination dont serait victime un fonctionnaire péquiste empêché, dans le cadre de son emploi, d’afficher ses convictions souverainistes ? –, les défenseurs d’une laïcité dite ouverte ou inclusive tendent à placer l’expression des croyances religieuses dans une catégorie totalement à part, et étanche. C’est étonnant, car toutes les personnes qui ont été amenées à réfléchir à ces questions, dont les ex-commissaires Taylor et Bouchard, conviennent généralement du fait que les idéaux religieux ne sont pas fondamentalement différents d’autres formes d’idéaux existentiels et d’engagement personnels que l’on pourrait qualifier, au sens large, de moraux ou philosophiques. Or, d’un point de vue libéral, rien ne semble permettre de distinguer, ni surtout de hiérarchiser ces différents choix de « vie bonne ». Du moins en théorie.

Mais ce que l’on observe dans la pratique depuis bien des années, c’est que, autant les tribunaux que bien des penseurs du libéralisme qui se portent à la défense des accommodements dits raisonnables semblent ériger les croyances et les pratiques religieuses en une sorte d’absolu, qui serait irréductible aux autres formes d’idéaux de « vie bonne ». Le juriste Jean-François Gaudreault-Desbiens parle à ce propos de « politique judiciaire de déférence absolue » à l’égard de la religion, à qui la Cour suprême, entre autres, accorde ainsi un « statut privilégié » dans la « hiérarchie des droits »[2]. C’est ce que montre clairement la différence de traitement que préconisent les opposants à la Charte des valeurs entre les signes religieux ostensibles (qu’on devrait autoriser) et les signes politiques ostensibles (qui, eux, demeureraient bannis).

Cette absolutisation du fait religieux soulève un certain nombre de problèmes. Tout d’abord, en hiérarchisant ainsi les choix de « vie bonne », les tribunaux, et à leur suite l’État, sortent de la neutralité qui devraient être la leur. Ils statuent (trahissant ainsi les principes du libéralisme qui est pourtant supposé les inspirer) que, dans les sociétés québécoises et canadiennes actuelles, un idéal religieux est supérieur à tout autre idéal. Ils se placent ainsi clairement en contradiction avec le principe même de la laïcité et opèrent une discrimination insidieuse à l’égard non seulement des athées, mais de tous les citoyens qui voudraient eux aussi réclamer des accommodements juridiques pour des motifs autres que religieux (je n’entends pas par là, bien entendu, des motifs liés à d’éventuels handicaps, mais des mobiles personnels d’ordre philosophiques).

De plus, cette attitude des tribunaux et des tenants du multiculturalisme favorise l’intégrisme religieux sous toutes ses formes puisqu’elle offre aux groupes religieux les plus radicaux non seulement une visibilité sociale et médiatique mais aussi un champ d’action politico-judiciaire qui leur permet de garder mobilisés leurs adhérents, de les galvaniser à chaque victoire, et de pratiquer au sein de leurs communautés d’origine un prosélytisme extrêmement efficace. Il est d’ailleurs particulièrement ironique, et je finirai là-dessus, de voir divers opposants à la charte expliquer doctement que celle-ci va diviser la population québécoise et contribuer à un rejet de certaines communautés religieuses, tandis que personne ne semble se préoccuper du fait que le communautarisme à saveur souvent religieuse qui prévaut déjà dans les grandes villes québécoises comme canadiennes divise bien plus profondément notre société que n’importe quelle charte des valeurs et constitue un obstacle bien plus grand à une intégration harmonieuse des immigrants.

 PATRICK MOREAU



[1] N’a-t-on pas défendu l’idée récemment que le voile islamiste pouvait symboliser l’émergence d’un féminisme musulman ?

[2] « Quelques angles morts du débat sur l’accommodement raisonnable à la lumière de la question du port  de signes religieux à l’école publique : réflexions en forme de points d’interrogation », dans Les accommodements raisonnables : quoi, comment, jusqu’où ? Des outils pour tous, sous la direction de Myriam Jézéquel, Les Éditions Yvon Blais, 2007, p. 266.




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