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Annie Le Brun et la nouvelle domination

Un texte de Carl Bergeron
Numéro : Argument 2011 - Exclusivité Web 2011

Sait-on vraiment ce qu'est la domination ? La ruse de l'époque ne serait-elle pas d'avoir réussi à brouiller la distinction entre domination et critique de la domination, jusqu'à produire un nouveau type de pouvoir, certes moins apparent, moins ostentatoire que le pouvoir traditionnel mais pas moins exposé que lui aux dérives autoritaires ? Hybride, informe, flottant, le Maître d'aujourd'hui se réclame des marges pour mieux occuper le centre, se dérobant à toute mise en boîte conceptuelle trop définie. Ni l'État ni le marché ne sont son véhicule exclusif. Les contempteurs de l'État croient l'avoir identifié, les critiques du marché sont convaincus de le tenir au collet, et pourtant les uns comme les autres ne poursuivent jamais rien d'autre que des ombres fuyantes. En ce début de 21e siècle, son pouvoir ne s'appuie plus, comme dans le siècle totalitaire, sur les « masses » prolétarisées ou asservies, mais sur une nébuleuse spectrale de vigiles virtuels, branchés en permanence sur l'intranet de la globalisation publicitaire et la doxa ultradémocratique. 

Au menu : néo-subversion gratinée, fondue radical-chic, humanisme caramélisé, salade, indignations de confort et débat aux petits fruits. Sous les abdominaux du « créatif » boby-buildé ou le crâne exsangue du théoricien post-moderne, gardiens en chef du village planétaire, la digestion et la réflexion, lentes mais fonctionnelles, favorisent le sommeil et excluent la pensée singulière. Faussement présentés comme des antagonistes, les deux alliés oeuvrent de concert en conduisant, à coup de « gavage » et de « déconstruction », la masse des consommateurs vers le « Réseau », carrefour des « corps sans idées et des idées sans corps », et paradigme, selon Annie Le Brun, du « nouvel esprit du capitalisme » qui caractérise notre époque.

Car la « globalisation », dit-elle, n'est pas qu'économique, et ne peut être circonscrite à une discipline. Sa nature connexionniste, tentaculaire et contradictoire donne une « portée politique à ce qui n'est pas réputé en avoir », et déborde les catégories orthodoxes de la théorie politique et économique. Plus qu'un simple épiphénomène de la croissance libérale, elle constitue une entreprise intégrale de domestication, qui table sur « l'écrasement de toute perspective imaginaire » pour se développer. La pensée est le rempart d'un désir irréductiblement humain, et fait figure – littéralement – d'icône blasphématoire pour la « mise en réseau » marchande, qui ne tolère pas d'être empêchée ou ralentie par quelque cloison que ce soit. Au gavage culturel des publicitaires et des fonctionnaires répond ainsi l'affaiblissement planifié du principe d'institution, processus double, célébré, qui a fait de l'humanité, en particulier occidentale, un cheptel captif d'une horizontalité sans transcendance, inapte à la condition politique.

On connaît les deux livres fabuleux où l'auteure avait expliqué sa thèse : Du trop de réalité (2000) et Si rien avait une forme, ce serait cela (2010). Avec la parution de Ailleurs et autrement (2011), un recueil de chroniques publiées dans la Quinzaine littéraire au début des années 2000, ainsi que d'essais ponctuels et de conférences, elle expose d'une certaine façon la génèse « en acte » de sa pensée. Ses habituelles et toujours fascinantes réflexions sur Jarry, Roussel, Breton et Sade sont ici accompagnées de fines observations sur des sujets aussi divers que le réalisme sexuel dans la littérature contemporaine, le déforestation en Amazonie, la lingerie de Chantal Thomass (!) et l'oeuvre de Hans Bellmer. Les interventions de Le Brun, qui ne sont disparates que superficiellement, se rejoignent dans leur défense de la vie sensible et intérieure, et part, comme c'est souvent le cas chez les esprits littéraires, de la vérité du détail pour se hisser jusqu'à la vérité de l'ensemble.

Sous prétexte de démocratisation culturelle, l'époque oppose au sens poétique la production d'images en boucle, destinées à se substituer progressivement aux paysages dévastés de notre « forêt mentale ». La « promo » obsessionnelle de la culture surclasse la culture, et transforme le texte de l'existence en un vaste communiqué de presse. La subversion falsifiée, enrôlée dans un éloge frauduleux d'elle-même conscrit à son tour le geste artistique : on aurait voulu que celui-ci servît à révéler, or l'auteure soutient qu'il ne sait plus, en majorité, que dissimuler et chanter le refrain de la soumission. « Qu'en est-il de la nuit intérieure, demande-t-elle, frémissante, en ces temps de marchandisation forcenée du domaine sensible, où tout est présenté sur le tapis roulant d'une indifférenciation généralisée, de sorte à rendre les images du rêve pareilles à n'importe quelles autres et, la technique aidant, à nous faire de plus en plus confondre imaginaire et virtuel ? Enfin, qui remarque que nous avançons désormais dans un paysage sans ombre ? » La planète bleue, arctique et tropicale, avec ses marées et forêts, devient sous le rouleau compresseur de la gestion une mappemonde grise et pliable, que se partagent les ingénieurs de l'âme. Que peut-il en être de la poésie dans cet univers sans aspérité ? Pour une femme dont la possibilité même de la révolte réside justement en la poésie, et qu'en la poésie, la question est sérieuse.

C'est, au fond, la mise en place d'un système de refoulement du négatif, ou de la capacité de l'homme à se projeter dans la représentation de ce qu'il n'est pas encore, que craint Le Brun. Un univers clos où le désir ne serait plus la promesse d'une transfiguration par la pensée, mais une simple matière première au service de l'excavation planétaire. Glauque prémonition, certes, mais qui colporte sa part d'aperçus convaincants.

Dans « La transparence du secret », l'auteure montre bien que le sentiment amoureux, notamment, ne saurait sortir intact d'un ordre social où la promiscuité connexionniste et virtuelle aurait remplacé la distance dans les rapports de séduction. Du « doux commerce entre les sexes », qui renvoyait au charme et à la conversation, voici que l'on passe soudain à l'acception contemporaine du terme : le rude commerce de la connotation marchande, qui ne croit plus qu'à la transparence pour jauger de la valeur des choses, des corps et des êtres. D'où il s'ensuit que le désir est comme maté par une plastique de l'antiérotisme, et « remplacé par une nécessité de la divulgation [...] où la jouissance semble désormais indissociable de la reconnaissance de l'aveu. » Le secret évacué, la faute niée, l'Autre est réduit au Même et la confusion sexuelle portée à son comble. Nous sommes de moins en moins aptes, de moins en moins préparés à vivre notre désir à l'abri de la nouvelle religiosité planétaire et de sa sainte trinité de la psycho-pop, de la pub et du porno.

Ailleurs et autrement comporte de très belles pages, de beaux moments de style et de pensée. Mais Annie Le Brun, un écrivain de « l'écart absolu », n'échappe pas toujours aux pièges de la posture radicale. À la page 163, en plein milieu d'une critique par ailleurs subtile de la French theory, elle bifurque et dénonce le parcours d'ex-compagnons libertaires de mai 1968 en faisant l'apologie de sa propre pureté philosophique : « Je suis peut-être l'une des seules personnes qui, ayant pris part à ce mouvement, n'en a pas démérité. Je n'ai jamais cherché à exercer quelque pouvoir que ce soit, fût-ce universitaire. Simplement, je n'ai rien renié de la révolte qui était la mienne dans ces années », écrit-elle avec une autosatisfaction étonnante, avant de critiquer les « différentes formes de réaction » dont se seraient rendus coupables Jean Clair et Tzvetan Todorov. Elle devrait pourtant le savoir mieux que quiconque : si le purisme moral est fils de la vanité, il est aussi père du ridicule. Que viennent faire ces prétentions narcissiques parmi des réflexions brillantes ?

Reste que ces ratés ne sont rien au regard de l'oeuvre, qui est d'un niveau peu égalé dans la production française actuelle. Ailleurs et autrement est un complément lumineux aux autres livres d'Annie Le Brun, et peut servir utilement d'introduction à ceux qui ne l'ont jamais lue.

Annie Le Brun. Ailleurs et autrement, Gallimard (« Arcades »), 2011, 286 p.


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