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Pensez globalement, angoissez localement

Un texte de François Charbonneau
Dossier : Grandeur et misère du citoyennisme
Thèmes : Consommation, Écologie, Mouvements sociaux, Revue d'idées
Numéro : vol. 13 no. 1 Automne 2010 - Hiver 2011

Le citoyen conscientisé d’aujourd’hui ressemble à ce bon vieux Atlas de la mythologie grecque qui, après la révolte des Titans contre les Dieux de l’Olympe, s’est vu condamné à soutenir le monde à perpétuité. Mais contrairement à l’image d’Épinal d’Atlas, torse musclé et nu croulant sous le poids de la terre, le citoyen d’aujourd’hui ressent le poids du monde de manière un peu moins glorieuse, c’est-à-dire seul à l’épicerie, devant la rangée de papier de toilette. Est-ce que le Cottonel se biodégrade plus vite que le Charmin ? A-t-il été fabriqué par des employés syndiqués ? Le fabricant pratique-t-il une politique d’embauche équitable ? Quel emballage contient le moins de plastique ? La pulpe utilisée lors de la fabrication provient-elle de papier recyclé ? Est-il parfumé par des produits chimiques nocifs ? Où se trouve l’usine ? A-t-elle été construite sur des terres humides ? Combien de tonnes de gaz à effet de serre de plus seront relâchées dans l’atmosphère si j’achète le Scott plutôt que le Troubadour ? Choisir un papier à deux épaisseurs est-il une preuve d’égoïsme ?

Bienvenue dans le merveilleux monde de l’angoisse citoyenne… c’est-à-dire l’angoisse du citoyen socialement ou écologiquement conscientisé qui ressent le poids du sort de l’humanité dans chacun des gestes qu’il pose dans sa menue quotidienneté, de l’entretien de sa pelouse à l’achat d’une canne de bines, au choix de dentifrice jusqu’à celui de sa voiture.

Il y a le regard des autres, bien entendu, qu’il faut supporter si on a le malheur d’avoir oublié son sac « écolo » à l’épicerie, si on se promène en vus ou pire, si on est surpris à boire de l’eau à même une bouteille de plastique. Mais le regard des autres, au final, joue probablement pour très peu. L’angoisse citoyenne commence plutôt là où l’individu est convaincu que chaque geste qu’il pose a une incidence sur le sort du monde.

Comment en sommes-nous arrivés là ? Est-ce pour le mieux ? On y reviendra. Mais admettons d’entrée de jeu, pour qu’on ne soit pas accusé de négationnisme, que rien ne nous permet de douter de la véracité des thèses des scientifiques quant aux changements climatiques. Même si, de par la faible transversalité de mes compétences, je ne peux pas l’affirmer hors de tout doute, la logique la plus élémentaire suggère qu’il y a des limites à ce que la planète puisse endurer comme mauvais traitement sans compromettre sa capacité d’abriter la vie. La surexploitation des sols, la pollution des cours d’eau, l’utilisation à outrance de produits chimiques dans la fabrication de millions d’objets chaque seconde, la destruction des forêts, la combustion des sources d’énergies non renouvelables, et j’en passe (car on connait maintenant tout cela par cœur), ne peuvent pas se faire impunément. L’intuition est simple : les conditions de possibilité de la vie sur terre supposent un équilibre que l’actuelle épidémie d’homo sapiens a détruit par l’ampleur des transformations qu’elle fait subir aux écosystèmes. Je l’accorde volontiers et m’en inquiète aussi. Mais entre le constat que nous faisons de ce problème pressant, et les délibérations du consommateur qui inspecte à la loupe la liste d’ingrédients de chaque produit qu’il prend à l’épicerie pour s’assurer qu’il ne contient pas d’huile de palme de Malaisie, de sucre raffiné en provenance de la République dominicaine, de colorant synthétique, que l’emballage est recyclable, etc., il y a un décalage qui frôle l’abime, c’est-à-dire une inadéquation entre le « problème » et la « solution » qui dépasse l’entendement.

***

Je me permets de raconter une petite anecdote, caricaturale certes, mais non moins vraie, pour illustrer mon propos dans la bonne humeur. À l’été 2003, j’ai fait un voyage avec ma jeune famille jusqu’au parc de la Jacques-Cartier, près de Québec. Par malheur, au moment où j’ai terminé de monter la tente, il s’est mis à tomber des cordes. Ayant prévu le coup, j’avais préalablement installé une large toile au-dessus de la table de pique-nique de manière à pouvoir souper sans être (trop) mouillés. Mais il pleuvait avec une telle intensité que la toile, dangereusement remplie d’eau, menaçait de céder. J’ai donc ramassé une longue branche de bouleau trouvée au sol que j’ai installée en plein centre de la toile de manière à former un dôme laissant l’eau s’écouler de chaque côté. C’était loin d’être le grand luxe, mais ça nous a permis de souper à l’abri de la pluie.

À la fin du repas, un sympathique agent de protection de la faune affublé d’un grand imperméable dégoulinant est venu nous rendre visite. Jeune et de belle humeur malgré la pluie diluvienne qui coulait sur son front et malgré le bruit assourdissant des gouttes d’eau tombant sur la toile, il nous a d’abord demandé si nous ne manquions pas de quelque chose, avant d’entreprendre de nous inviter à un safari nocturne où il nous serait possible, a-t-il dit en s’adressant avec emphase à ma fille de deux ans, d’apercevoir des loups et des ours noirs ! Mais son regard a été rapidement troublé par le bout de bois planté au milieu de la table de pique-nique, et nous avons perçu, mon épouse et moi, un certain malaise dans le visage du jeune homme. « Vous savez », a-t-il dit non sans avoir cherché ses mots quelques secondes, « je veux bien faire une exception à cause de la pluie, mais… c’est parce que… c’est que normalement on doit laisser les branches du sous-bois par terre. C’est très important pour l’écosystème, ça nourrit plusieurs espèces de petits insectes et ça empêche l’érosion du sol parce que… euh… vous n’avez pas reçu d’information à ce sujet à l’entrée du parc » ? Le tout ayant été prononcé avec une désarmante conviction, je n’ai pas trouvé autre chose à faire que de rassurer le pauvre garde faune, en lui promettant que la branche serait remise à l’endroit trouvée après « utilisation ».

Lorsque nous nous sommes couchés ce soir-là, mon épouse et moi, incapables d’arrêter de rire, j’ai pensé à l’extraordinaire décalage entre la noble intention de ce jeune garde faune et la brutale réalité des problèmes qui affligent la planète. J’essayais d’imaginer une métaphore pour l’illustrer. J’imaginais un mourant souffrant d’un cancer généralisé, qui, à quelques secondes près de passer de la vie au trépas, serait particulièrement perturbé de trouver de la mousse dans son nombril. Car après tout, pendant que ce jeune homme aux nobles intentions se préoccupait de cette branche de bois, la terre, elle, n’arrêtait pas de tourner. Allons-y de quelques statistiques : le Canada enfouissait en 2002 quelque 30 millions de tonnes de déchets ; le parc automobile mondial augmentait d’environ 40 millions de véhicules en 2003 (le nombre de véhicules de plus sur les routes chaque année n’a cessé d’augmenter depuis, passant à 70 millions en 2010, et ce, en incluant dans le calcul les véhicules retirés de la circulation) ; au Vietnam, les usines de la compagnie Keyhinge Toys emploient plus de 10 000 personnes qui travaillent toutes une douzaine d’heures par jour uniquement (!) pour produire les jouets destinés aux « joyeux festins » pour enfants dans les restaurants McDonald (et tous les parents connaissent la durée de vie de ces jouets…) ; des milliers de « magasins du dollar » vendent chaque seconde des cochonneries sans valeur qui se retrouveront rapidement dans les dépotoirs, et on pourrait continuer longtemps…

C’est ce déphasage qui donne le vertige, entre l’énormité des problèmes constatés et la futilité de ce qui nous apparait - et même aux plus fortement conscientisés d’entre nous, comme ce bougrement sympathique garde faune – comme faisant partie (une partie aussi minime soit-elle) de la « solution ». Évidemment, il ne s’agit là que d’une minuscule illustration, et que l’on croirait tout droit sorti d’un roman de Kafka, je le concède (vous me la pardonnerez, ça fait quelques années que je voulais la raconter celle-là). Mais quand même. Ne sommes-nous pas tout aussi ridicules lorsque nous remplissons, satisfaits de nous-mêmes, nos sacs « écolos » de jouets fabriqués en Chine ? N’est-il pas tout aussi futile de conduire, le sourire aux lèvres, une voiture hybride qui permet d’économiser en moyenne 40 % de carburant par rapport au modèle conventionnel en sachant que les réserves mondiales de pétrole ne nous en fourniront que pour quelques décennies encore? Brûler tout le stock de pétrole en 100 ans avec des véhicules conventionnels, ou alors en 140 ans avec des véhicules hybrides… quelle est la différence au juste (quand on sait que si on avait à offrir un gâteau d’anniversaire à la planète, il faudrait y disposer à peu près 4,7 milliards de bougies )? C’est un peu comme si un homme éjecté sans parachute d’un avion se satisfaisait de trouver un mouchoir au fond de sa poche avec lequel il entendait ralentir sa chute. La vitesse sera effectivement « réduite »… mais frapper le sol à 299,9 km à l’heure plutôt qu’à 300 km à l’heure ne dispensera par notre chuteur de se badigeonner généreusement de Flex-o-flex… là où ça fait mal.

Autre signe de cet écart gigantesque entre la question environnementale et les solutions proposées : la définition des problèmes les plus urgents suit des modes, en changeant périodiquement. Ainsi, la complexité des problèmes écologiques semble s’incarner, chaque quelques années, dans un nouveau problème méritant dorénavant notre attention en priorité. Au moment d’écrire ces lignes, c’est le thon rouge qu’il faut absolument éviter pour faire notre B.A. citoyenne. Pendant un temps, c’était la forêt amazonienne qu’il fallait sauver, un problème rapidement remplacé par les pluies acides qu’il fallait combattre et dont on ne parle plus aujourd’hui… avant que l’humanité ne se préoccupe plutôt de reboucher le trou dans la couche d’ozone. Ce fut ensuite le smog, puis la forêt boréale et l’an dernier, c’était les algues bleues.…Et j’en passe. L’humanité serait-elle, à l’instar des hommes, incapable de faire deux choses à la fois ?

Et ces problèmes écologiques occupant tour à tour, et pour un temps seulement, le devant de l’actualité font presque toujours appel à l’action des citoyens. Je me souviens d’avoir reçu jadis un tract de la main d’une jeune militante qui m’invitait à boycotter le bœuf brésilien pour empêcher la disparition de la forêt amazonienne. Le tract, comme c’est souvent le cas avec les tracts écologistes, était catastrophiste : on y annonçait que « chaque seconde » des dizaines ou des centaines d’hectares de forêt disparaissaient au profit de la culture des bovins et qu’à ce rythme, le poumon de la planète allait totalement disparaitre avant la fin de l’an 2000. Des centaines d’hectares chaque seconde, ça frappe l’imagination. Il fallait faire quelque chose, et vite. Je ne sais pas si c’est parce que les courbes de la blonde militante étaient particulièrement émouvantes ou si c’est parce que j’ai vraiment ressenti l’urgence de la situation, toujours est-il qu’à la suite de la lecture de ce tract j’ai pris l’habitude de m’enquérir de la provenance de la viande de bœuf que j’achetais à l’épicerie. Ça a duré quelques semaines, ou peut-être quelques mois. Avec le temps, le souvenir de la charmante militante s’est peu à peu estompé et, peut-être par voie de conséquence, j’ai cessé de déranger l’étudiant boutonneux faisant office de boucher au iga du coin avec mes vertes questions. Tout cela me semble ridicule aujourd’hui, comme si je décrivais le comportement de quelqu’un d’autre, mais je crois bien avoir été sincèrement convaincu que moi, François Charbonneau, fier spécimen de la race humaine qui en compte par ailleurs des milliards, avait d’une quelconque façon une influence sur cette forêt qu’il fallait impérativement sauver. D’où me provenait cette conviction ?

***

 La principale stratégie qui semble avoir triomphé chez les écologistes, ainsi que chez les militants de tout acabit, est celle que Laure Waridel a rendu célèbre chez nous avec son fameux livre, Acheter, c’est voter[1] : la « conscientisation citoyenne » doit inciter les gens à « faire les bons choix ». Ce n’est certes pas la seule stratégie retenue par les écologistes, qui tentent aussi de transformer les choses par la voie politique, notamment par l’adoption d’accords internationaux et la création de partis politiques. Néanmoins, la conscientisation en faveur des « bons choix » citoyens est une stratégie particulièrement prisée par l’ensemble des intervenants, tant par les gouvernements que par les groupes écologistes ou d’action citoyenne.

 

LE FANTASME DU « SI »

 

Cette stratégie provient de ce que j’appellerais le « fantasme du si », fantasme qui m’a probablement habité lorsque j’ai jadis splendidement tenté de sauver l’Amazonie en harcelant mon boucher. Qu’est-ce que ce fantasme ? C’est cette idée, toute simple et qui a effectivement beaucoup de sens en théorie, que de grands changements sont possibles « si » l’on additionne des millions de petits gestes plus compatibles avec l’environnement ou avec la justice sociale. Cette idée émerge dès la naissance de l’écologisme, qui retiendra « pensez globalement, agissez localement » comme slogan à partir des années 1960 et 1970. « Changer le monde un geste à la fois », dit le slogan d’Équiterre ; « Il n’y a pas de petits gestes quand on est 60 millions à les faire », rappelait celui du ministère français de l’Écologie et du Développement durable lors d’une récente campagne publicitaire.

Pour amorcer de grands changements, il suffirait donc de conscientiser les gens à faire des choix écologiquement et socialement responsables, car « si » chaque individu s’y mettait, cela permettrait de réduire autant de fois ce que l’on cherche à réduire. Le fameux « défi une tonne » organisé par le gouvernement du Canada entre 2006 et 2008 était entièrement axé sur cette stratégie de conscientisation individuelle, laquelle devait amorcer un changement global. C’est aussi la stratégie des organismes voués à la mobilisation citoyenne, comme l’Institut du Nouveau Monde qui réussit, avec un succès étonnant, à organiser une foule d’activités de conscientisation et d’implication de la jeunesse québécoise.

Ces efforts incessants depuis une trentaine d’années ont sans doute réussi à engendrer davantage que les « petits changements » que l’on espérait. Prenons par exemple la conscientisation en faveur des « bons » choix écologiques, et le fait que l’environnement est devenu à peu près partout un enjeu électoral ainsi qu’une préoccupation des grandes entreprises – ne serait-ce que parce que celles-ci sont souvent obligées de faire des choix plus conformes à l’environnement pour avoir une bonne image de marque. Et pourtant, la stratégie connait aussi ses limites.

 

LA STRATÉGIE DE L’ABSTINENCE

 

Il y a quelque chose d’inconséquent pour une société de permettre la fabrication et la vente d’objets pour ensuite sensibiliser les gens à l’importance de ne pas les acheter et de ne pas les utiliser. Faisons un parallèle. On dénonce généralement, et à bon droit, les curés qui prêchent l’abstinence comme moyen de contraception ou pour empêcher la transmission de mts. Il faut, nous disent les dénonciateurs du clergé, s’enlever la proverbiale tête du sable : prêcher l’abstinence, c’est condamner les jeunes à s’exposer à des risques importants puisque, de toute façon, une majorité d’entre eux auront des relations sexuelles avant l’âge de 18 ans. Les gouvernements qui invitent la population à choisir des véhicules écoénergétiques, sans toutefois interdire la vente de véhicules polluants, ne sont-ils pas d’une certaine manière des prêcheurs d’abstinence ? Sont-ils sérieux lorsqu’ils affirment souhaiter une réduction des émissions polluantes ? Autre exemple… à peu près tous les sites Internet des ministères de l’Environnement ou du Développement durable, des gouvernements provinciaux et du gouvernement fédéral vantent les mérites des « trois R », soit réduire, réutiliser et recycler. Et pourtant, jamais nos magasins n’ont offert autant de produits jetables non recyclables comme les fameux « swiffers », ces produits nettoyants à utilisation unique, les éponges à récurer, les lingettes pour bébés, les bouteilles jetables, les appareils photo à utilisation unique, les couches et ainsi de suite. Ce n’est évidemment pas la faute des écologistes, qui dénoncent depuis longtemps ces produits… mais comment croire à la verte sincérité de nos gouvernements lorsqu’ils nous incitent à faire les bons choix écolos, alors que le choix non écologique parait souvent, pour le commun des mortels qui a autre chose à faire dans la vie, comme plus simple et plus pratique ?

 

BIEN CHOISIR

 

            Mais le principal problème de cette stratégie citoyenniste tient à ses deux suppositions complémentaires, soit que le citoyen sache reconnaître ce qui constitue un bon choix (économiquement, solidairement, écologiquement, peu importe), puis que le citoyen se comporte de manière vertueuse, c’est-à-dire qu’il fasse effectivement ces bons choix. Cela pose problème pour plusieurs raisons.

D’abord, il n’est pas clair que l’individu, seul devant une rangée de produits, a toujours la capacité de déterminer ce qui constitue un bon choix écologique ou socialement responsable. Je ne parle pas ici de la fraude qui consiste, pour les escrocs sachant flairer une occasion d’affaires, à offrir de faux produits bios ou faussement solidaires, ou alors à faire passer leur camelote pour des produits bios (après tout, il y a maintenant des Cheerios biologiques). Admettons que la fraude (dans tous les sens que peut prendre ce terme) n’existe pas, ce qui est probablement loin d’être le cas. Comment un individu peut-il savoir si son « empreinte écologique » sera plus grande s’il choisit une banane provenant du Costa Rica plutôt qu’une banane provenant de l’Équateur, un soulier fabriqué en Italie ou des clous fabriqués en Chine ? Ça se calcule comment ? Et quand ça devient compliqué, comme lorsqu’il faut choisir entre deux différentes marques de solénoïdes de démarrage pour un moteur de 1,8 litre dans une Toyota Corolla 1995 ? Lequel est le plus écolo ? Est-ce que la question a même un sens ? On « vote » comment dans ce cas-là ? L’individu ne connait rien des procédés de fabrication, des conditions de transport, des montants de profits, du salaire des employés, et ainsi de suite. Une véritable comparaison est-elle possible ? Et que faut-il privilégier : l’écologie, en choisissant un produit local, ou « l’aide » internationale, en choisissant un produit d’importation ? Doit-on considérer en priorité l’emballage, la durée de vie potentielle de l’objet, le type de peinture utilisé, le salaire des employés, etc.? Comment le consommateur peut-il savoir ce qui constitue le meilleur choix pour chacun des centaines de produits qu’il achète chaque semaine ?

Et si cette information était disponible ? N’est-il pas vrai que les écologistes militent pour un meilleur étiquetage des produits et que certaines solutions existent en la matière, par exemple la certification par écolabels ? Certes, c’est un pas (théorique) dans la bonne direction, mais ça ne règle pas le véritable problème, soit de confier à l’individu l’ultime responsabilité de choix qui auront un impact collectif. En définitive, le problème de fond consiste à miser sur la vertu des individus pour régler les problèmes collectifs. Parlons donc de cette verte et solidaire vertu que l’on appelle de nos vœux.

 

LE PROBLÈME DE LA VERTU

 

Si acheter c’est voter, il faudrait bien un jour que les écologistes et les progressistes en viennent à tirer la triste conclusion : ils perdent systématiquement leurs « élections ». Le café équitable ne fait pas 5 % de part de marché. C’est mieux que rien, impressionnant, même, pour un produit qui n’existait à peu près pas il y a 20 ans. Mais le café équitable a été largement dépassé par un autre produit du café qui n’existait pas lui non plus il y a 20 ans, le café vendu en dosettes déjà préparées, qui connait une croissance fulgurante. Le café en dosette est pourtant l’antithèse absolue du café équitable. Non seulement ces dosettes de plastique sont vendues par de grandes multinationales comme Nestlé, mais en plus, chaque dosette ne donne qu’une seule tasse de café, si bien qu’elle se retrouve ipso facto à la poubelle. D’un point de vue écologique, c’est évidemment une catastrophe. Seulement pour l’année 2005, Nespresso affirme avoir vendu 1,7 milliard de ces capsules de café : tout un gaspillage, sans parler de la vente des cafetières permettant de les utiliser[2].

Comment expliquer le succès de ces nouvelles cafetières si contraires à tout ce que nous enseigne l’écologisme depuis des décennies ? Peut-on parler d’un manque de sensibilisation ? Il me semble qu’il serait simpliste d’alléguer, comme le font parfois les écologistes[3], que les consommateurs manquent d’information ou qu’ils ne sont pas encore assez conscientisés. De grâce ! On a atteint ces dernières années des sommets de sensibilisation : il n’y a plus moyen de regarder tranquillement sa télévision plasma 50 pouces sans tomber sur une émission qui nous répète l’urgence de sauver la planète. Du téléjournal aux émissions pour enfant, les tribunes, les films, et ainsi de suite, on a droit quotidiennement à une bonne dose de conseils écolos. La sensibilisation écolo s’est maintenant intégrée au monde des superproductions, avec des films comme Avatar ou Wall-E. Certaines stations de télévision semblent obsédées de la question de l’environnement ou de « l’engagement citoyen », comme Télé-Québec qui, du matin au soir, ressemble à un long publireportage citoyenniste. Dominique Poirier fait deux heures de direct chaque jour à la Première chaine de Radio-Canada consacrée essentiellement à donner des conseils écolos, engagés ou santé. Le magazine Protégez-vous, qui à ses débuts était un magazine pour consommateurs souhaitant acheter des produits fiables au meilleur coût, n’en a plus que pour la responsabilisation consumériste. Sans gêne aucune, on ouvre maintenant toutes sortes de commerces que l’on s’empresse d’autoproclamer « responsables ». Même les artistes, qui ont toujours claironné l’importance de « l’art pour l’art », n’hésitent pas à chanter l’importance de sauver la planète. Diane Dufresne consacre maintenant l’entièreté de son concert à sensibiliser ses admirateurs aux graves problèmes qui nous assaillent. Bref… sauver la planète, c’est plutôt full tendance. La vérité, certes déconcertante, c’est que des millions d’individus qui ont le moyen de se payer ces machines à café « votent » pour la simplicité au détriment de l’environnement.

La stratégie qui consiste à miser sur la vertu des individus est-elle la bonne stratégie à adopter, surtout s’il y a effectivement danger en la demeure ? L’expérience nous montre qu’il y a une limite à l’altruisme des êtres humains. Cet altruisme est possible : il ne s’agit pas ici d’adopter une anthropologie hobbesienne. Les êtres humains peuvent se comporter de manière vertueuse ; nous ne sommes pas tous fatalement égoïstes ou de froids calculateurs. On connait tous des gens sincèrement écolos ou socialement engagés qui veulent « changer le monde » et qui conforment leurs actions à leurs principes en achetant toujours bio, en se promenant en vélo, en militant dans des organisations, etc. Si ces gens méritent notre estime sincère, il semble tout de même malavisé d’attendre de la majorité que nous fassions, toujours, sinon le plus souvent, le bon choix altruiste. Il en va soit des limites intrinsèques à la nature humaine, soit du type de sociétés dans lesquelles nous vivons. Ou les deux.

Il n’est pas difficile d’illustrer le propos. Prenons un cas très concret : dans les années 1990, le premier ministre conservateur de l’Ontario, le sympathique Mike Harris, avait fait adopter une mesure on ne peut plus populiste en émettant des chèques de « remboursement » aux contribuables, au moment même où il diminuait les sommes allouées aux personnes bénéficiant de l’aide sociale. À n’en pas douter, un bon nombre de citoyens de la province avaient été sincèrement scandalisés de cette mesure. Les partis d’opposition dénonçaient la désinvolture avec laquelle le parti conservateur dilapidait ainsi le trésor public, et les organismes communautaires ont appelé la population à ne pas encaisser ces chèques. On peut se poser la question… combien de contribuables ontariens ont refusé, par principe, d’encaisser ces chèques ? J’imagine qu’ils étaient très peu. Entre la réalité d’un 200 $ déposé dans son compte de banque, et le principe abstrait que cette somme devrait servir au bien-être de la collectivité, je soupçonne qu’une écrasante majorité a renfloué son compte de banque. On peut penser qu’un certain nombre de personnes vertueuses ont redonné cette somme à des organismes caritatifs. C’est ce qu’affirme avoir fait l’activiste Naomi Klein par exemple[4], et on félicite madame de son allocentrisme. Mais voilà, l’écrasante majorité n’a pas fait le « bon » choix, probablement même une majorité de ceux qui ont été sincèrement scandalisés par cette manœuvre électoraliste en tout point méprisable.

Le lecteur comprendra qu’on pourrait ici multiplier les exemples à l’infini et faire des parallèles. On connait tous maintenant l’importance de bien manger, mais combien d’entre nous faisons néanmoins de l’embonpoint (je tape à une main en ce moment) ? Combien d’entre nous nous levons à 6 heures du matin pour faire une demi-heure quotidienne de course à pied ? Ouais. Moi non plus. Si les médias de masse, ces minarets de la postmodernité préchi-préchante qui ne cessent de nous rappeler quotidiennement l’importance de l’activité physique et de bien manger, n’arrivent pas à nous convaincre d’agir pour notre propre bien, comment peut-on imaginer que la planète sera sauvée parce qu’un jour une majorité d’individus fera, de manière systématique, les « bons choix » écologiques.

Dans son célèbre discours « De la liberté des Anciens comparée à celle des Modernes », Benjamin Constant avait bien vu toute la futilité qui consiste à espérer de l’individu moderne le même type d’abnégation au profit du tout ce qu’il était possible d’attendre de l’individu dans l’Antiquité. Sa liberté ne consiste plus à participer à la puissance publique, constatait-il, mais plutôt à jouir de son bonheur privé. La confusion entre les deux types de liberté fut d’ailleurs la cause, selon lui, des dérives de la Révolution française. L’exaspération d’un Robespierre quant à l’absence de vertu de ses concitoyens ne pouvait que mener à la guillotine. Pour Constant, plutôt que de tenter de combattre l’égoïsme des citoyens, il fallait en prendre acte, « faire avec », si je puis dire, se rendre compte, à la suite de Run dmc qu’ « it’s like that, and that’s the way it is ». Ne pas le combattre, mais plutôt en harnacher l’énergie. Et Constant ne pouvait pas anticiper que cette propension des modernes serait exacerbée par l’avènement des médias de masse et particulièrement de la publicité qui déculpabilise les individus de leurs mauvaises habitudes de consommation en leur rappelant « qu’ils le méritent bien » et en les sommant sans cesse d’acheter pour « être eux-mêmes ». Bref, si le constat de Constant était vrai en 1819, il l’est encore plus aujourd’hui.

 

LES CONSÉQUENCES D’UNE STRATÉGIE

 

La stratégie qui consiste à espérer que les citoyens feront les bons choix écologiques ou socialement responsables, alors que rien ne les empêche de faire le contraire, n’est pas sans conséquence. On sait maintenant que seule une minorité suivra les mots d’ordre. La majorité est capable, sur le très long terme, de modifier ses comportements, comme dans le cas des fameux sacs réutilisables (j’en ai maintenant 48. Je suis super écolo. Et vous ?). Mais dans les faits, si rien n’interdit de se promener en véhicule sport utilitaire, ceux-ci se vendront. Si seule une minorité de personnes se promènent en Hummer, c’est uniquement à cause du prix d’achat exorbitant. À 5 000 $ la pièce, tout le monde (et surtout son beau-frère) en posséderait un. C’est triste, mais c’est ainsi. Si on veut vraiment qu’il n’y ait plus de Hummer dans nos rues, il faut en interdire la vente ou alors imposer des normes strictes d’émission, par exemple. On me répondra (vous remarquerez qu’« on » a une formidable propension à répondre) qu’avant d’en interdire la vente, il faudrait bien que cette décision soit prise par nos dirigeants, ce qui ne pourrait se faire sans pression politique de leurs commettants…et il n’y aurait aucune pression en ce sens sans que la population ne soit conscientisée à l’importance de se départir, entre autres choses, de la dépendance au pétrole. Effectivement. Mais « on » aura remarqué que j’en ai convenu plus haut : les écolos militent depuis longtemps pour de meilleures réglementations, et là-dessus, je ne vois pas d’autres solutions, et je sais que je ne pêche pas ici par excès d’originalité. Si mon lecteur s’attendait à une solution miracle à la fin de ce texte, ben… non. Désolé. Je constate simplement, comme beaucoup d’autres avant moi, que la majorité des gens prendront le transport en commun quand le transport en commun sera plus rapide, moins cher et plus pratique que leur bonne vieille voiture. Ils achèteront des produits « bios » quand il n’y aura pas d’autres options sur les rayons. Est-ce que c’est ce que l’on souhaite ? C’est un autre débat. Finissons celui-ci.

Ce qui inquiète avec la stratégie « citoyenne », tant du côté de l’environnement que de la justice sociale, c’est qu’au-delà de ses mérites intrinsèques déjà évoqués, elle ne pourra jamais attirer l’adhésion que d’une minorité de gens. Ce sont les nouveaux Atlas, ceux qui, toujours et en tous lieux, s’inquiètent du sort du monde. Le problème, évidemment, c’est que si les problèmes environnementaux sont si pressants, il serait inconséquent de laisser les individus faire les « mauvais » choix. La solution, je le répète, passera par la règlementation. Quand il n’y aura plus de produits néfastes pour l’environnement dans les épiceries, plus personne n’en achètera. Mais c’est plus facile à écrire qu’à faire et ce n’est pas forcément souhaitable. J’y reviens.

En attendant, la stratégie qui consiste à miser sur la vertu citoyenne donne des résultats curieux. Parce qu’« acheter c’est voter », il faut maintenant se poser mille questions chaque fois que l’on achète un produit. Si les écolos blâment avec raison la société de consommation pour les dommages qu’elle fait subir à l’environnement, la méthode qu’ils prônent ressemble paradoxalement à une véritable obsession de la consommation. « Voter en achetant » exige en effet de consacrer un temps fou à l’activité de consommation. Pour certains écologistes, la consommation écolo devient un attribut proprement identitaire. Or, que des individus en viennent à se définir par leur style de consommation « verte » est d’autant plus paradoxal qu’ils se définissent par une activité dont ils dénoncent l’ampleur et l’omniprésence. En d’autres termes, l’écolo-économicus est aussi triste à contempler que l’homo-économicus.

Si l’on s’enfonce davantage dans la logique de la vertu citoyenne, le résultat peut devenir obsédant. Faire le bon choix entre deux produits est une chose. Changer ses habitudes de vie pour épouser un comportement que l’on croit plus écologique en est une autre. Mais la vraie question est la suivante : jusqu’où aller dans ce sens ? Prenons un exemple. C’est une chose de choisir une teinture de cheveux « écologiques » plutôt qu’une autre qui ne le serait pas. Mais arrive inévitablement le moment où le citoyen vertueux se posera la question : mais pourquoi se teindre les cheveux ? L’idée même de se teindre les cheveux, peu importe que le produit soit « bio » ou pas, n’est-elle pas une aberration écologiste ? Il faut fabriquer le produit, l’embouteiller, le transporter, dépenser de l’énergie pour fabriquer, emplir, puis éventuellement recycler la bouteille, utiliser de l’eau pour rincer les cheveux, et ainsi de suite. Sur la base de quels critères peut-on déterminer s’il est justifiable de consommer un produit pour le plaisir ou encore pour des fins esthétiques, en sachant que chacun laisse une certaine « empreinte écologique » quasi impossible à calculer ? Va pour la teinte des cheveux. Mais le même raisonnement ne peut-il pas être appliqué à presque tout ce que nous consommons ? Comment justifier la fabrication et la vente de… cerf-volant ? À quoi ça sert au juste ? Mais, à la limite, un cerf-volant, c’est plutôt joli et ça ne pollue pas trop même si ça ne « sert » à rien. D’autres produits apparaissent encore plus évidemment accessoires : prenons, au hasard, le « Snuggie » pour chientm, une couverture pour que pitou soit bien au chaud en regardant la télé sans obstruer le mouvement de ses pattes d’en avant (ça existe), les boules à neige – vous savez, ces objets sphériques transparents qui donnent l’impression qu’il « neige » lorsqu’on la retourne  –, les poupées gonflables, les « chia pets », les mémoires de Justin Bieber, la Wii fit, les faux seins en silicone, le smoke meat « half-fat » de chez Schwartz, le maquillage, les feux d’artifice, la tapisserie, les cravates, les petites culottes mangeables, les costumes d’Halloween, les cartes de baseball, les trompettes du Carnaval de Québec, les lunettes de cinéma 3d, ou encore, la revue Argument  ! Faut-il réduire le plus possible notre consommation, faire gage de « simplicité volontaire », quitte à se priver de tout ce que l’on pourrait dénoncer comme étant non essentiel à la reproduction de la vie biologique ?

Il y a tant de « gogosses » qui apparaissent parfaitement inutiles et dont il faudrait sans doute cesser la fabrication et la vente pour « sauver » la planète. Mais qui décide de l’utilité d’un objet ? Et surtout : qu’est-ce que la vie biologique si elle ne permet pas à un jeune homme de faire voler un cerf-volant, d’échanger des cartes de baseball ou alors de se coucher le soir avec en tête la nouvelle poitrine de la voisine ? Dans l’inventaire du superflu dont il faudrait se départir pour sauver la planète, c’est l’être humain lui-même qui figurerait inévitablement au haut de la liste. C’est parce qu’elle échappe à la nécessité que la vie humaine est unique, même si de ce miracle qu’est la liberté, nous ne trouvons souvent rien de mieux à faire que de recouvrir Fido d’un Snuggie agencé aux couleurs de la moquette, plutôt que d’envoyer un chèque aux sinistrés des inondations au Pakistan.

***

J’ai dans mes classes des étudiants fortement conscientisés qui se disent invariablement écolos : rares sont ceux qui ne veulent pas « sauver la planète ». Mais je mets quiconque au défi de les convaincre qu’ils doivent s’abstenir d’acheter des iPod, cellulaires et autres « bidules » donnant accès en tout temps à leur musique préférée ou à leur page facebook. Ce serait pourtant le « bon » choix écolo. Les iPod sont une aberration écologiste[5] : non seulement est-il pratiquement impossible de changer la batterie, que ce produit contient d’importantes quantités de produits chimiques nocifs, mais la durée de vie d’un iPod (et autres bébelles du genre) n’est que de quelques années. D’un point de vue environnemental, c’est un désastre[6]. Mais peut-on convaincre les jeunes de s’en départir? Peut-être qu’un petit nombre d’écolos pur et dur se laisseraient convaincre si on leur montrait les conséquences écologiques de l’utilisation de ces appareils. Après tout, si le visionnement du film Terriens (Earthlings) a pu convaincre le sympathique, mais non moins goon, George Laraque de cesser de consommer de la viande et de vendre son Hummer, peut-être qu’une (hypothétique) campagne de sensibilisation sur les méfaits écologistes des iPod convaincrait une partie des utilisateurs de cesser d’en acheter. Or, si Apple a réussi à en vendre 260 millions d’exemplaires en moins de dix ans, à quoi bon que quelques convaincus s’en privent ? Les purs méritent notre estime… mais que changent-ils vraiment ?

La vérité, la triste vérité si je puis dire, c’est que cette stratégie citoyenniste de la conscientisation en faveur des bons choix nous mène vers un cul-de-sac. Un peu comme le Bonhomme Sept Heures, après un bout de temps, on n’y croit plus. La vaste majorité d’entre nous se satisfera d’apporter ses sacs réutilisables à l’épicerie. Pour les autres, les purs, ceux qui « pensent globalement », il ne restera plus qu’à « angoisser localement », en faisant chaque fois des « petits gestes » qui, au final, ne changeront pas grand-chose….



François Charbonneau*

 

NOTES

*       François Charbonneau est professeur adjoint à l’École d’études politiques de l’Université d’Ottawa. L’auteur tient à remercier Kateri Létourneau pour ses commentaires judicieux sur la première version de ce texte.

[1]       Laure Waridel, Acheter, c’est voter : le cas du café, Montréal, Éditions Écosociété, 2005, 176 p.

[2]       <http://www.consoglobe.com/bp85-1957_dosette-cafe-environnement-boit-tasse.html>

[3]       « Les écologistes font-ils fausse route? Entrevue avec Laure Waridel », Argument, vol. 11, no. 1, p. 88.

[4]       Naomi Klein, The Globe and Mail, 17 octobre 2001.

[5]       <http://www.greenpeace.org/raw/content/international/press/reports/iPhones-hazardous-chemicals.pdf>

[6]       Cela dit, j’adore le mien…

 


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