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Retour sur la mémoire du communisme. Un entretien avec Stéphane Courtois

Un texte de Éric Bédard, Stéphane Courtois
Thèmes : Histoire, Philosophie, Politique
Numéro : vol. 11 no. 2 Printemps-été 2009

En ces temps de crise financière et de morosité politique, le romantisme révolutionnaire des anciens militants communistes en attendrit certains. Après tout, ces âmes pures voulaient transformer le monde, leur regard était tourné vers les grandes causes universelles du prolétariat alors que nous, le peuple des indifférents et des parvenus, nous qui glosons sur les misères bien relatives de nos petites différences nationales, accepterions sans broncher les criantes inégalités du capitalisme et les règles formelles de la démocratie libérale. C’est que, comme l’a déjà écrit un rescapé des goulags, elle « était belle cette utopie », elle était grande, généreuse et, surtout, elle nous projetait dans un avenir idyllique, sans frontières. Cette société sans classes, où le peuple était enfin au pouvoir, offrait un contre-modèle à cette « barbarie » des marchés, à ces élections sans intérêt, ces « pièges à cons ». Le « charme universel d’Octobre » (dixit François Furet), en dépit des crimes perpétrés en son nom, a longtemps opéré. D’aucuns croient qu’il continue de fasciner bien des esprits en quête d’absolu…

Comme si je souhaitais nous prémunir contre ces tentations mortifères – c’est du moins ce que l’histoire du xxe siècle nous enseigne – j’ai profité des hasards d’un bref séjour à Paris pour rencontrer l’historien français Stéphane Courtois. Directeur de recherche au cnrs (Paris-x), coauteur du désormais célèbre Livre noir du communisme (Robert Laffont, 1997) dont il avait rédigé une introduction controversée, Stéphane Courtois m’a reçu chez lui le 2 décembre 2008 dans son appartement du deuxième arrondissement. Entourés de reliques du communisme européen, dont un buste de Lénine acquis dans la défunte Allemagne de l’Est (« Vous ne trouvez pas qu’il a la bouille de Honecker ! », me lance-t-il amusé), nous avons parlé librement d’histoire.

Éric Bédard

 

argument : Vous avez publié Le livre noir du communisme en novembre 1997. Les controverses qui ont suivi montrent que la discipline historique est parfois un sport dangereux…

sc : Un « sport dangereux » ? Je ne sais pas… Je dirais plutôt un « sport de combat »… Comme j’ai joué au rugby pendant 25 ans, le contact un peu rude n’est pas quelque chose qui me fait peur !



argument : Quel bilan tirez-vous de ce livre ? Les recherches historiques de la dernière décennie confirment-elles les thèses de l’ouvrage, notamment celle de la dimension criminelle du communisme ?

sc : Je trouve ce bilan « globalement positif », sans bien sûr paraphraser Georges Marchais parlant de l’urss en 1979 ! Le Livre noir a été traduit dans 25 langues, il est paru dans presque tous les pays d’Europe ainsi qu’aux États-Unis et en Amérique latine. Plus d’un million de copies ont été vendues : un succès auquel personne ne s’attendait… Nous n’avions jamais pensé que l’ouvrage aurait un tel impact, même si j’avais lancé en boutade aux collaborateurs, ici même d’ailleurs, que nous préparions une mini bombe atomique ! Cela montre qu’il y avait une attente du public. Le livre a provoqué des débats très importants dans de nombreux pays, surtout en Russie et en Europe de l’Est. La question de la dimension criminelle du communisme a été clairement posée. Elle était devenue incontournable avec ce livre. Le Livre noir a permis de soulever certains tabous, en plus d’inciter des chercheurs à se battre pour accéder aux archives, souvent inaccessibles, surtout lorsqu’il s’agit des polices politiques. Ces recherches ont permis de faire progresser nos connaissances, de mieux comprendre la nature de ces régimes totalitaires pour lesquels la terreur était un moyen de gouvernement. L’autre progrès est éditorial. De plus en plus de livres paraissent. Les éditions Larousse, une maison très « officielle », m’ont demandé de publier un dictionnaire du communisme, une demande impensable il y a 15 ans. Ce dictionnaire paru cette année, qui n’occulte pas la dimension criminelle de l’expérience communiste, est en train d’être traduit dans plusieurs pays européens. Jusque-là, nous ne disposions d’aucun dictionnaire du communisme dans le monde.



argument : Si c’était à refaire, réécrieriez-vous la même introduction, jugée trop polémique par certains, voire même désavouée par des collaborateurs du Livre noir ?

sc : Non seulement mon introduction serait réécrite de la même manière, mais les aspects qui avaient provoqué la polémique auraient été davantage accentués. Depuis 11 ans, nous avons énormément progressé grâce aux archives. Nous commençons à avoir une vision beaucoup plus précise de ce qui s’est passé. Ces recherches permettent maintenant d’affirmer, documents à l’appui, que le crime de masse, je dirais même que la dimension génocidaire des régimes communistes apparaît en toute clarté. C’est que, voyez-vous, étudier ces régimes sans s’attarder à cette dimension criminelle n’aurait pas de sens. Si Staline, Lénine, Pol Pot ou Mao n’avaient tué personne, nous n’en parlerions pas… S’il faut insister, c’est que les historiens sont confrontés à des phénomènes inédits mais centraux dans l’histoire de ces régimes totalitaires. Il ne s’agit pas seulement d’éléments de terreur ponctuels appliqués à tel ou tel moment contre des ennemis politiques bien ciblés, il s’agit véritablement de processus génocidaires, que j’appelle génocide de classe. Telle que je la conçois, la notion de « génocide de classe » renvoie à cette idée qu’un régime ciblait des groupes sociaux en particulier mais elle renvoie aussi à cette notion de « classe », centrale dans la mouvance marxiste-léniniste. Sont considérés comme ennemis de classe tous ceux qui font obstacle à la Révolution, quels qu’ils soient, fussent-ils des ouvriers d’ailleurs. Lénine ne s’est pas privé, entre 1918 et 1922, de faire massacrer massivement des ouvriers qui protestaient. Je conviens qu’à l’époque du Livre noir, le concept de « génocide de classe » était davantage une intuition qu’une démonstration rigoureuse du point de vue historique. Mais ce n’est plus le cas aujourd’hui. Malgré les recherches, malgré les évidences empiriques, l’expression ne satisfait pas tout le monde, je vous l’accorde, mais je sens que dans dix ans, cette évidence s’imposera. La preuve, c’est que même Nicolas Werth, l’auteur d’un remarquable chapitre du Livre noir consacré à l’urss, qui n’avait pas approuvé le concept de « génocide de classe », vient de faire paraître un article sur le « génocide par la faim » dans l’Ukraine des années 1930 sous Staline (Nouvel observateur, octobre-novembre 2008). Bon ! Alors moi je ne suis pas pressé. Je sais bien que l’histoire n’est jamais définitive, les uns sont un peu plus en avance, les autres un peu plus en retard, mais cela n’a aucune importance. Le plus important, c’est que ce que j’avance ne soit pas démenti par les archives. Le concept fait son chemin, les choses progressent petit à petit. Il y a un an, nous avons tenu un grand colloque à Paris sur la terreur de 1937-1938, qui réunissait des historiens de l’ex-urss, un autre à la Sorbonne sur la famine en Ukraine, ce qui était inimaginable avant la publication du Livre noir. On le voit, donc, les murs de Berlin de résistance installés par des communistes, des gauchistes, etc., tombent les uns après les autres. Mais attention : il reste encore énormément de travail à faire…



argument : Dans plusieurs textes, vous revenez sur votre passé de maoïste. Lorsque l’on regarde le traitement accordé aux travaux d’Ernst Nolte, l’un des premiers historiens à comparer empiriquement le bolchevisme au nazisme, qu’on a traité de « révisionniste », on a parfois l’impression que seuls ceux qui viennent de l’extrême gauche ont le droit de faire le bilan du communisme sans être traités immédiatement de réactionnaires ou de crypto-fascistes…

sc : Pas vraiment… Vous voyez ça de l’extérieur… Je peux vous dire que si je vous faisais le « roman » de tout ce que j’ai eu à subir depuis 11 ans, vous verriez que les attaques ont été d’une extrême violence à tous les niveaux, y compris administratifs, professionnels, etc. Ce qui me distingue d’Ernst Nolte – cela m’a frappé la première fois que je l’ai rencontré à Berlin – c’est que celui-ci est un typique « Herr Doktor » allemand, grand universitaire, très cultivé, parlant plusieurs langues, etc., mais il n’a jamais été maoïste. Quand il a été attaqué par des méthodes typiquement communistes, il a été très surpris et n’a pas su comment réagir. Ou plutôt : il a voulu réagir sur un terrain universitaire alors qu’il était attaqué sur le strict plan idéologique et politique… Il se trouve que moi, en tant qu’ancien maoïste, ces méthodes-là, je les ai pratiquées ! Quand j’ai vu comment la bataille s’annonçait, j’ai réagi en universitaire, bien sûr, mais aussi avec les méthodes d’« agit-prop » que je connais bien ! De sorte que les adversaires en face ont été assez surpris de la riposte… Parce que c’est toujours pareil… Les communistes, les gauchistes, toute cette mouvance marxiste-léniniste, pour parler rapidement, a toujours fonctionné sur le plan intellectuel avec des méthodes d’intimidation. Évidemment, si vous capitulez devant les premières salves d’intimidation, c’est terminé, vous êtes morts… Par contre, si vous réagissez, la bataille monte d’un cran mais l’adversaire est un peu désarçonné. Parce qu’ici, dans le milieu universitaire, et dans les médias, les sympathisants communistes sont très puissants. Près de 80 % des journalistes sont de gauche… Lors de la sortie du Livre noir, nous avons été confrontés à une ambiance où il était interdit de parler de ces choses-là… Il fallait donc s’attendre qu’une fois le pavé dans la marre, les grenouilles allaient beaucoup s’agiter. Mais voilà : le pavé était là, on ne pouvait plus faire semblant de rien… Maintenant, on parle beaucoup plus librement des livres de M. Nolte dans la presse française alors que lorsque je l’avais fait venir à un colloque universitaire, il y a sept ans environ, Le Monde avait titré en première page « Un historien révisionniste à Paris » ! Aujourd’hui c’est terminé, heureusement… Voyez-vous, j’ai été révolutionnaire professionnel pendant quelques années, je préparais la lutte armée et tout un tas de bêtises comme ça. Ce qui me fâche par rapport à d’anciens camarades, c’est cette dénégation… Ils refusent de se regarder dans la glace le matin, et je trouve cela inacceptable… C’est une question d’éthique personnelle. Après tout, si on est révolutionnaire professionnel, comme le disait Lénine, regardons ce que nous avons fait, objectivement, laissons de côté l’idéologie et regardons les choses comme elles se sont réellement passées et admettons que nous nous sommes complètement trompés… Admettons qu’à l’époque, nous n’avions pas du tout compris ce que signifiait « démocratie », « État de droit » ou « révolution ». Nous étions dans une sorte de fascination idéologique. Avoir par exemple pensé que la Révolution culturelle était le plus grand mouvement démocratique de l’Histoire, il fallait quand même être particulièrement stupide. Reconnaissons-le… C’est qu’en France, il existe un rapport particulier à l’intellectuel, lequel est au-dessus de tout, ne peut jamais se tromper. Alors, évidemment, quand il se trompe, il essaie de s’échapper… C’est stupide ! Je dis souvent que les historiens finissent toujours par rattraper leurs clients à la sortie. Ça prendra 10 ans, 20 ans, 30 ans, mais tout finira par sortir, ce n’est pas la peine de se cacher dans le placard, autant sortir tout de suite…



argument : Dans Du passé faisons table rase !, vous évoquez cette tension constante, normale, entre une histoire fondée sur des archives, en quête de vérités, et une mémoire parfois assiégée par les causes du présent, qui enjolive la réalité, gomme certains faits. Cette tension, me semble-t-il, on la sent aussi dans vos propres travaux. Comme tous les historiens, vous cherchez à reconstituer une certaine réalité mais, en même temps, on a l’impression que vous souhaitez cultiver la mémoire des victimes du communisme… Comment conciliez-vous, comme historien, cette tension entre ces deux démarches, bien différentes ?

sc : C’est une tension qui prend des proportions, surtout en France. On vit très fortement cette tension ici et pour une raison qui est liée avec les débats lancés par l’effondrement du communisme et aussi par le Livre noir… Depuis des années, nous avons des groupes activistes d’extrême gauche (communistes, ex-communistes, gauchistes, ex-gauchistes) qui sont en train d’essayer de créer des mémoires artificielles, y compris par le biais politique, en faisant adopter des lois. On a eu la loi Gayssot interdisant de dire un certain nombre de choses sur l’extermination des juifs – ce Gayssot fut, en passant, le numéro deux du Parti communiste français – ; on a eu la loi Taubira qui vient maintenant nous expliquer que la France doit faire repentance pour l’esclavage, des choses qui se sont passées il y a 300 ans… Partis comme ça, il faudrait passer une loi pour exiger la repentance des Italiens pour l’invasion de la Gaule par Jules César ! Tout cela est complètement absurde… Mais maintenant que je regarde cela de plus près, je constate que ces phénomènes d’activisme de mémoire vont dans le même sens, ils participent toujours d’une critique de la France démocratique et de l’expérience coloniale… Je prends acte du fait que ces critiques commencent vers 1995 et s’accentuent après la parution du Livre noir… De sorte que je suis bien obligé de constater, en tant qu’historien, que les gens qui portent cette mémoire activiste de repentance sont en fait des gens qui, de toute évidence, sont en train de mettre des contre-feux par rapport à toute une histoire qui se fait, celle de la véritable histoire de la France et de l’Europe du xxe siècle qui est l’histoire du communisme… Si on cherche des grands crimes, ils sont là, pas besoin d’aller voir ailleurs… Il y a également des tensions très fortes au sein de l’Europe. Le Conseil de l’Europe, en janvier 2006, a été saisi d’une résolution d’un député suédois condamnant « les crimes des régimes communistes » mais celle-ci n’a pas pu être votée car il fallait deux tiers des voix. Or parmi les députés, il y avait M. Ziouganov, chef du Parti communiste de Russie, il y avait aussi les chefs de tous les partis communistes qui se sont fait élire dans les pays d’Europe de l’Est. Les pires dans cette affaire ont été les socialistes et les communistes d’Europe de l’Ouest… Vous le voyez, on a donc beaucoup de mal à reconnaître tous ces crimes. Or, je suis convaincu que si on veut réunifier l’Europe, il va falloir les reconnaître, ces crimes… Il y a, en Europe de l’Est, encore aujourd’hui, un ressentiment extrêmement fort à l’égard des Européens de l’Ouest… Partout, j’ai entendu dire le plus grand mal de Jean-Paul Sartre, ce « grand » intellectuel ! Partout, j’ai entendu dire en permanence : « En 1944, 1945, vous nous avez abandonnés à Staline, pour être tranquilles, et c’est nous qui en avons payé le prix »… Il faut quand même voir le désastre qu’a été le communisme dans tous les pays de l’Est, sur le plan économique, social, culturel…



argument : Cette mémoire du communisme permettrait de panser les plaies du passé et de créer une véritable Europe, c’est votre conviction ?

sc : Ça devrait… Si les Européens de l’Ouest arrivaient enfin à comprendre ce qui est arrivé aux Européens de l’Est pendant 45 ans, nous ferions un pas important… Parce que nous, nous avons vécu tranquillement : prospérité sous le parapluie américain, pas de chômage, paix civique, formidable ! Les autres ? On s’en fiche… Pendant ce temps-là, nos communistes, extrêmement puissants, nous expliquaient que de l’autre côté, c’était beaucoup mieux que chez nous. Il y eut ce moment incroyable où Jean-Paul Sartre est allé à Prague en 1968 devant des foules immenses qui attendaient son message et où il a pris la parole pour dire : « Quelle chance vous avez d’être sous le socialisme » ! [rires] Les gars ont dit : « Non mais il est fou celui-là ! » Vous voyez, on est dans un total décalage. Je travaille beaucoup avec les Européens de l’Est, notamment en Roumanie, où il existe le plus important mémorial dédié aux victimes du communisme ; lorsque nous avons lancé le dictionnaire du communisme à Bucarest, le président était présent, il y avait aussi le directeur de l’Institut de recherche sur les crimes du communisme, un organisme officiel qui relève du premier ministre… Là-bas, le travail de mémoire se fait. Les vrais blocages sont à l’ouest… Heureusement, il y a eu une réaction saine des historiens, initiée par Pierre Nora qui a lancé le mouvement « Liberté pour l’histoire ». Le message était clair : Que les hommes politiques arrêtent de dire aux historiens que faire ou que penser et que les activistes de la mémoire, qui sont en fait des activistes politiques, cessent leurs pressions une fois pour toute…



argument : On a l’impression que les antifascistes des années 1930 sont les antiracistes d’aujourd’hui… Dans les deux cas, on a recours au même logiciel idéologique… S’opposer aux communistes hier, ou à l’extrême gauche aujourd’hui, ce serait épouser les idées les moins recommandables…

sc : Tout à fait… Non seulement c’est le même logiciel, mais ce sont les mêmes personnes… Je les connais très bien, tous… On pourrait faire tout l’organigramme de ces ex-trotskystes/maoïstes/communistes… Après l’effondrement de l’urss, l’extrême gauche était assommée. François Furet en rajoutait en publiant Le passé d’une illusion en 1995… Mais quand nous avons publié le Livre noir, c’était tout à fait autre chose… Ils ont été réveillés car ils ont senti le vent tourner. À partir du moment où on parle de crimes de masse, de crimes contre l’humanité, voire de génocides, ça devient très sérieux. Ils se sont dès lors complètement réorganisés car ils ont réalisé qu’ils avaient perdu la bataille sur le plan intellectuel… Que faire contre les archives ?



argument : Les faits sont têtus…

sc : En effet, comme le disait Lénine… Ils se sont donc organisés pour faire diversion et déplacer le champ du débat… Pendant qu’on parle du colonialisme, de l’esclavage, des choses qui datent de 300 ans, on ne parle pas du communisme qui, lui, s’est passé il y a 20 ans… Vous voyez, on est en face de méthodes d’« agit-prop » tout à fait classiques. On organise une énorme diversion avec des réseaux parfaitement constitués qui sont les mêmes et que vous retrouvez au plus haut niveau, à l’université, au cnrs, dans les médias, dans les syndicats – qui n’ont de syndicats que le nom car ils ne sont que des cache-sexe pour militants politiques –, etc. Et, comme par hasard, vous assistez à une floraison de maisons d’édition dont on ignore les sources de financement…



argument : L’année de la publication du Livre noir en France, un gouvernement de la gauche « plurielle », qui comprenait des ministres communistes, arrive au pouvoir… Personne n’a semblé alors s’objecter à la chose… Je vous pose cette question dans un contexte où au Québec, un parti de gauche (Québec solidaire), très bien perçu par les milieux universitaires et les médias, a aussi fait alliance avec notre minuscule Parti communiste, sans que cela ne soulève aucun débat… Comment réagissez-vous à ces alliances ?

sc : Quand nous préparions Le livre noir, honnêtement, je n’avais pas pensé à la situation politique. La gauche n’était pas encore revenue au pouvoir. Dans ma naïveté, je croyais que les esprits auraient suffisamment évolué depuis l’effondrement de l’urss, que les gens avaient fait le bilan… Mais pas du tout, pas du tout ! C’est là qu’on a découvert que notre premier ministre, Monsieur Lionel Jospin, qui jurait devant Dieu qu’il n’avait jamais été trotskyste, a été obligé d’avouer qu’il l’avait longtemps été… Vous imaginez : un premier ministre qui a caché au peuple, lors de la campagne présidentielle de 1995, qu’il avait été un militant trotskyste très conséquent, et qu’il l’avait été longtemps… Vous imaginez une histoire comme ça aux États-Unis ? En deux jours, la carrière de ce type serait détruite. Mais ici, alors qu’il a nié les choses pendant des années, ça passe comme une lettre à la poste… Il y a ici une vision irénique du communisme, une dénégation continuelle qui est liée selon moi à notre culture politique révolutionnaire, à gauche comme à droite… Toute notre culture politique est une culture révolutionnaire. Elle a été cimentée à la fin des années 1880-1890 avec la fameuse expression de Clémenceau : « La Révolution est un bloc »… Pendant longtemps, dans l’esprit des républicains français, la Révolution était à prendre ou à laisser… Quiconque s’opposait à la Révolution était un partisan de l’Ancien régime, un réactionnaire. Si vous étiez un républicain, vous étiez obligé de tout assumer de la Révolution, y compris la guillotine, la Terreur, l’extermination des Vendéens, etc.



argument : Pourtant les États-Unis ont aussi été fondés par la Révolution…

sc : Ce n’est pas du tout le même type de révolution… C’est presque par euphémisme qu’on parle de révolution américaine, à mon avis. Ce sont des colons qui se révoltent contre la Métropole et ceux-ci se sont installés dans un pays vierge, ou presque… Alors que chez nous, dans une vieille société hiérarchisée et structurée, la Révolution a pris une ampleur criminelle extrêmement forte. On vient de rééditer le livre de Babeuf sur la guerre de Vendée et le système de dépopulation, que j’ai préfacé. Je suis convaincu qu’à la suite de Furet, il faut réfléchir aux relations entre révolution et terreur… Ça ne veut pas dire que toutes les révolutions vont générer de la terreur mais, vraisemblablement, un certain type de révolution génère la terreur de manière quasiment logique. Le cas de la Vendée me semble emblématique… Il existe en effet deux décrets de la Convention qui stipulent qu’il faut exterminer les Vendéens… C’est inscrit en toutes lettres dans les actes officiels de la République. On critique la colonisation mais pourquoi on ne va pas un peu plus loin ? Pourquoi on ne propose pas une loi qui condamnerait le génocide vendéen ? Si on proposait ça, il y aurait évidemment une émeute ! Quand on va en Vendée, et dans tout le sud-ouest de la France, on voit bien que cette affaire reste très forte… Elle a intéressé Pierre Péan, journaliste bien connu, plutôt marqué à gauche, qui vient de publier un ouvrage sur la Vendée à l’époque révolutionnaire après avoir découvert que dans le village de sa famille, les deux tiers de la population avaient été exterminés. Vous le voyez, donc, grâce à la recherche, on commence à reprendre les proportions de l’histoire, à écarter les belles légendes, à regarder le fond du problème… Et l’un de ces problèmes est la relation entre un certain type de révolution et la terreur… Si François Furet a été écarté des fêtes du bicentenaire de la Révolution française, par François Mitterrand lui-même, c’est parce qu’il a osé dire que la Révolution n’était pas un bloc, qu’il fallait distinguer la première, démocratique, celle de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen, d’une seconde, carrément dictatoriale et terroriste. Babeuf est une figure tout à fait emblématique de la Révolution. Nos communistes, qui contrôlent toutes les études universitaires sur la Révolution française, qui perçoivent Babeuf comme le fondateur du communisme moderne, n’ont jamais édité ou commenté son fameux texte sur la Vendée dans lequel il pose clairement la seule question qui vaille : Comment se fait-il que notre révolution, qui était censée émanciper les hommes, ait abouti au massacre général des hommes, des femmes et des enfants de la Vendée ? Il y a là un vrai problème, une vraie question qu’il nous incombe de penser… Ce n’est pas moi qui le dis, c’est Babeuf lui-même, en 1794… Au fond, on arrive au vrai problème du Livre noir. Les attaques violentes contre les comparaisons que j’ai osées entre le communisme et le nazisme n’étaient au fond qu’un prétexte. La vraie réaction de l’extrême gauche a été de dire : Courtois essaie de détruire l’idée de révolution… Se demander si une révolution est démocratique ou totalitaire doit être permis. En France, ce genre de question est difficile à poser car notre culture démocratique n’est pas aussi développée que ce qu’on croit. Notre culture politique a été marquée par la monarchie absolue, la Révolution, le bonapartisme…



argument : Nous sortons d’une année de commémoration de 1968… J’ai le sentiment que vous avez eu droit à une grande vague de nostalgie qui n’aura certainement pas permis d’éclairer la mémoire du communisme… Est-ce aussi votre impression ?

sc : Absolument… Un vrai délire ! Il y a eu plus de 80 livres publiés : vous vous rendez compte ?! Mais attention : aucun livre d’histoire sérieux ; des dizaines de cartons à la préfecture de police attendent toujours leurs historiens. On reste dans la légende la plus totale. À mon avis, le bilan de 68 est catastrophique. D’un côté, il faut le reconnaître, ces événements ont contribué à libéraliser une société qui était quand même assez autoritaire et hiérarchisée. C’était très bloqué. Mais on oublie qu’après le joli mois de mai, cet esprit libertaire a été complètement écarté par des groupes porteurs d’une pensée et d’une action totalitaire. En France, on est passé très près de la lutte armée vers 1971 et 1972, et je suis bien placé pour le savoir. On a eu la chance qu’en France, l’État était assez fort, que le ministre de l’Intérieur de l’époque était décidé à casser les gens qui voulaient aller dans ce sens-là… On s’est alors attaqué aux chefs gauchistes, non pas aux petits militants. Heureusement, on a reculé… Mais dans les pays où l’État était plus faible, en Italie ou en Allemagne fédérale par exemple, il y a eu des morts inutiles, une jeunesse perdue. Mais la pensée à l’origine de cette dérive – cette pensée totalitaire, délirante, à la gloire de Mao, de la Révolution culturelle, de Trotsky, etc. – elle est restée très puissante, en dépit des nouveaux philosophes. Il faut se souvenir de l’accueil de L’Archipel du Goulag. Le Monde avait alors osé comparer Soljenitsyne à Laval, Doriot et Déat… C’est quand même incroyable ! Et quand il est mort l’été dernier, on a eu droit au même discours… On l’a présenté comme un abominable conservateur ; on a dit que son œuvre ne présentait aucun intérêt sur le plan historique ; des spécialistes de l’urss, stipendiés par Moscou, l’ont jeté aux orties… Parce qu’il faut voir aussi ce qui se passe à Moscou, et comprendre que Poutine est en train de reconstruire une idéologie nationale-stalinienne. Lénine et Trotsky sont désignés comme les responsables de l’échec soviétique, comme ils sont un peu juifs, ça ne fait pas de mal… Et on réhabilite Staline, on justifie la nécessité des massacres… On en est là ! Vous comprenez que, par rapport à la mémoire du communisme, on n’est donc pas sorti de l’auberge ! En somme, on est aujourd’hui confronté à trois mémoires… Une mémoire glorieuse du communisme à l’ouest, même si ça commence à s’affaiblir ; une mémoire russe qui est en train de se reconstruire sur la base du grand Staline qui a reconstruit l’Empire et qu’on distingue des bolcheviks ; une mémoire contrastée en Europe de l’Est, selon les pays… La bataille va continuer longtemps car beaucoup de gens ont intérêt à ce qu’on ne parle pas de la dimension criminelle du communisme…



argument : La distinction fondamentale en politique, écrivez-vous, n’est pas celle qui oppose le fascisme au communisme mais bien celle qui oppose la démocratie au totalitarisme… Continuez-vous à voir, dans nos démocraties, les germes d’une pensée totalitaire ?

sc : Absolument. Nous sommes confrontés à cela tous les jours. D’une part, il y a des groupuscules qui continuent de fonctionner sur un modèle totalitaire… Il y a quelques semaines, 160 tgv ont été bloqués par un petit groupe d’extrême gauche, formé d’une dizaine de personnes qui se considèrent au-dessus des lois et qui s’estiment autorisés à saboter le fonctionnement de la société ordinaire… D’autre part, il y a des penseurs comme Tony Negri, une des têtes pensantes des Brigades rouges, dont certains ont été protégés par la France socialiste, malgré des condamnations… Encore récemment, le premier secrétaire du Parti socialiste, François Hollande, a pris fait et causes pour ces gens. Loufoque ! Comme quoi, chez certains, on est encore dans la perspective de la démocratie bourgeoise de Marx… On a quantité d’universitaires qui sont proches de ces mouvements, qui défendent la légitimité de la révolte… Quand la banlieue brûle, qu’on saccage des voitures, on dit que c’est légitime…



argument : On s’émeut devant un « mouvement social » en train d’émerger…

sc : Voilà… On dit que c’est un mouvement social, que ces jeunes sont désespérés…



argument : On a l’impression que beaucoup de ces anciens révolutionnaires à peine repentis, qui occupent aujourd’hui des positions de pouvoir, font partie de l’establishment de gauche, font preuve d’une très grande complaisance à l’égard de ces jeunes… Comme si la révolte était une étape normale, saine, devant mener à la vie adulte… Une complaisance qui serait liée au parcours d’une génération…

sc : Cette complaisance de la génération 68 est totale, il n’y a rien à faire… C’est la mienne aujourd’hui, elle a entre 55 et 70 ans. C’est la génération qui est aux affaires partout, et qui continue effectivement de rêver de sa jeunesse. Moi je ne rêve plus de ma jeunesse parce que je suis très conscient que si nous n’avions pas rencontré un État assez fort pour nous arrêter, ça se serait terminé en France comme en Italie, comme en Allemagne, comme en Espagne, dans des choses totalement aberrantes, je dirais même dans des choses tout à fait scandaleuses, déshonorantes. Quand on a la possibilité de vivre dans une démocratie et qu’on s’emploie à la détruire, franchement je trouve cela désolant, surtout pour des intellectuels, qui sont censés être cultivés, qui ont eu tous les moyens d’accéder à la connaissance de ces problèmes mais qui préfèrent assouvir leurs passions. Parce que, quand même, tout cela n’est pas innocent. Que ce soit Lénine, Staline, Mao ou nous, les gauchistes des années 1970, nous assouvissions nos passions. Quelles sont ces passions ? Toujours les mêmes : volonté de puissance… Prenez Georges Marchais : il est tourneur à l’usine, fait des pièces huit heures par jour et, d’un coup, on le propulse à la tête du Parti communiste français, il parle haut et fort à tout le monde, tient tête au président de la République… Excusez-moi, mais la volonté de puissance reste un ressort fondamental de l’action humaine et malheureusement, et c’est là une leçon de mon expérience personnelle et de mes recherches, elle reste un ressort fondamental chez tous les révolutionnaires. Ces gens-là ne veulent pas passer par les voies habituelles de la « puissance », c’est-à-dire des études longues et difficiles, des métiers durs, non, ils aiment prendre des raccourcis pour prendre des positions importantes et ainsi imposer leurs volontés. L’autre ressort fondamental : le narcissisme… Ce n’est pas la modestie qui étouffe les révolutionnaires… C’est comme ces imbéciles qui ont bloqué les trains, on ne parle que d’eux, ils font les premières pages, les journaux télévisés… Cela relève d’un comportement infantile, ce ne sont pas des adultes, il faut dire les choses brutalement. Je viens d’éditer un livre de mémoire d’un ancien permanent du Parti communiste qui porte sur le thème de la dimension psychologique de l’engagement… Qu’y a-t-il derrière Lénine, sinon un formidable ressentiment contre la société de son époque et une volonté de puissance absolument délirante. Attention, quand vous mélangez Marx et Nietzsche, ça fait un cocktail explosif ! N’oublions pas que tous les intellectuels russes des années 1860 et 1870 ont été formés par la culture allemande. La recherche récente sur la jeunesse de Staline montre aussi une incroyable volonté de puissance. Avant d’arriver au pouvoir, il avait les mains couvertes de sang… Vous me direz que la volonté de puissance, elle est partout, qu’elle imprègne n’importe quel politique un peu ambitieux. La différence, c’est qu’en démocratie, ces politiques acceptent le cadre démocratique, ce qui n’est pas le cas des révolutionnaires qui sont prêts à aller beaucoup plus loin, et qui inventent le cadre totalitaire pour donner libre cours à leur volonté de puissance dont le trait le plus marquant est le droit de tuer… Je dis souvent à mes étudiants, tous très droits-de-l’homme, que la Déclaration de 1789 c’est très bien mais que, bien avant cela, un type a dit « Tu ne tueras point »… On peut dire ce qu’on veut, mais nous sortons tous de cette culture chrétienne. À la base, il y a une question morale… À la base de l’État de droit et de la démocratie, il y a cette question morale fondamentale. C’est ce qu’ont compris les islamistes radicaux qui sont un nouveau mouvement totalitaire. La seule chose qui intéresse ces gens, c’est d’imposer leur pouvoir, peu importe les moyens. Hélas, on pouvait penser qu’après l’effondrement du nazisme et de l’urss, on comprendrait… Mais non… L’Histoire n’est pas un long fleuve tranquille et la bataille pour la démocratie a encore un grand avenir. Après tout, la révolution démocratique n’a que 200 ans, elle est bien loin d’être achevée…



argument : Stéphane Courtois, merci beaucoup pour cet entretien…

sc : Vous avez compris qu’il ne faut pas me lancer sur ces questions qui me préoccupent beaucoup… [rires]. C’est très gentil d’être venu jusqu’ici, merci…

 

Quiconque s’intéresse à la question du totalitarisme lira avec profit : Stéphane Courtois, « Ernst Nolte : Penser le fascisme et le totalitarisme » in Ernst Nolte, Fascisme et totalitarisme, Paris, Robert Laffont, coll. Bouquins, 2008, p. vii-xxxix. L’historien vient de piloter un dossier fort intéressant sur l’extrême gauche en Occident dans 2050, La revue de la Fondation pour l’innovation politique (no 10, nov. 2008), publiée par les Presses universitaires de France.



 


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