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Le capitalisme est-il une fatalité ?

Un texte de Martin Masse
Dossier : Le capitalisme est-il une fatalité?
Thèmes : Économie, Revue d'idées, Société
Numéro : vol. 11 no. 2 Printemps-été 2009

Karl Marx a fameusement émis l’hypothèse que le système capitaliste comporte des contradictions internes qui provoquent des crises économiques et qui mèneront inévitablement à son autodestruction. Alors que nous entrons dans une période de bouleversements économiques qui pourraient rivaliser avec ceux de la Grande Dépression, cette thèse revient à la mode et s’exprime de diverses façons. Même la plupart de ceux qui ne souhaitent pas renverser le capitalisme en acceptent la prémisse, celle de l’instabilité chronique de ce système. Une instabilité que l’État aurait la responsabilité de tempérer en intervenant pour sauver le capitalisme de ses contradictions.

Pratiquement tous les gouvernements du monde sont intervenus d’une façon ou d’une autre en 2008 pour imposer de nouvelles couches de réglementation et « injecter » des centaines de milliards de dollars de fonds publics ou de crédit créé par les banques centrales pour relancer une économie en panne. On ne se surprendra évidemment pas de voir des gouvernements de gauche profiter de cette crise pour instaurer de nouvelles mesures étatistes. Mais même des gouvernements perçus comme étant plus favorables aux principes de marché ont emboîté le pas. Aux États-Unis, le président George W. Bush et son secrétaire au Trésor Henry Paulson ont ainsi présidé à la plus gigantesque intervention étatique dans l’économie de l’histoire du monde dans le but de sauver les marchés financiers de la déroute. Le président français Nicolas Sarkozy parle quant à lui de « refonder » le capitalisme.

Il s’est aussi trouvé beaucoup de défenseurs traditionnels du libre marché pour appuyer les interventions des gouvernements. De nombreux économistes partisans des théories de Milton Friedman ont plaidé pour des injections monétaires dans le système financier. Mark Mullins, le patron de l’Institut Fraser de Vancouver, le plus important think tank canadien défendant des politiques s’appuyant sur le libéralisme économique, a écrit dans le National Post que « (t)he capitalist system that has created the greatest prosperity and quality of life in history is inherently cyclical and emotional […][1] » et s’est dit en faveur de certaines formes d’interventions.

Il semble qu’il n’y ait plus personne qui doute que le système capitaliste n’a rien de naturel et que son existence est tout sauf une fatalité. La seule alternative qui s’offre à nous est soit de le laisser s’effondrer (ce que seule une minorité d’anticapitalistes radicaux souhaite), soit de le renflouer en ayant recours à l’intervention de l’État.

Je voudrais toutefois proposer un point de vue tout à fait à l’opposé : la crise actuelle, comme toutes les précédentes, n’a rien à voir avec le capitalisme mais a été provoquée et est alimentée par l’intervention de l’État dans l’économie. Le capitalisme, loin d’être un système instable et sujet à des crises cycliques, se définit au contraire par un ensemble de mécanismes autorégulateurs qui assurent sa stabilité. Et si on ne peut affirmer que le monde s’en va fatalement vers plus de capitalisme, un retour à ses principes est inévitable si nous souhaitons que l’avancement de la prospérité et de la civilisation que nous avons connue ces derniers siècles se poursuive.

J’utilise ici le terme « capitalisme » de manière interchangeable avec « économie de marché » ou « libéralisme économique », c’est-à-dire un système caractérisé par la propriété privée, la liberté d’entreprendre et de commercer, et une intervention minimale de l’État dans l’économie. Ma perspective est celle de l’école d’économie autrichienne, qui regroupe les penseurs les plus radicalement opposés à l’étatisme et en faveur de l’économie de marché. Ses principaux penseurs sont Friedrich Hayek, Ludwig von Mises et Murray Rothbard.

Alors qu’il semble y avoir unanimité sur les défaillances du capitalisme lorsqu’on écoute les discours des politiciens et les analyses des journalistes et des experts conventionnels, les positions très minoritaires des économistes autrichiens ont tout de même suscité un regain d’intérêt depuis le début de la crise. Pour une raison bien particulière : ils ont été parmi les rares économistes à la voir venir au cours des dernières années, tout comme leurs prédécesseurs Hayek et Mises avaient annoncé la fin inévitable de l’euphorie des « années folles » et la récession à venir à la fin des années 1920. Depuis des décennies déjà, les économistes de l’école autrichienne nous mettent en garde contre les conséquences néfastes d’avoir un système monétaire contrôlé par une banque centrale et fondé sur une monnaie fiduciaire, c’est-à-dire une monnaie qui ne s’appuie sur aucune contrepartie métallique comme l’or et qui peut facilement être manipulée. En plus de ses désavantages évidents (hausses constantes des prix, dépréciation de la monnaie, etc.), ce système a tendance à favoriser un crédit facile et des taux d’intérêt maintenus artificiellement bas, ce qui envoie des signaux de marché faussés aux consommateurs et aux investisseurs et exacerbe les cycles économiques.

Non seulement la banque centrale crée-t-elle constamment de l’argent à partir de rien pour accroître la masse monétaire, mais le système de réserves fractionnaires permet aux institutions financières d’augmenter encore plus la quantité de crédit qui circule dans l’économie. Lorsque la création monétaire est soutenue, une bulle financière émerge qui se nourrit d’elle-même, des prix plus élevés permettant aux propriétaires de titres gonflés de dépenser et d’emprunter davantage, ce qui amène une création additionnelle de crédit, ce qui fait grimper encore plus les prix, et ainsi de suite.

Les économistes de l’école autrichienne sont les seuls à avoir développé une théorie cohérente expliquant l’effet de l’inflation monétaire sur les cycles économiques. Ils notent qu’à mesure que les prix deviennent de plus en plus faussés, des malinvestissements, soit des investissements qui n’auraient pas été faits dans les conditions normales du marché, finissent par s’accumuler. La surabondance de crédit fait en sorte que des décisions de plus en plus risquées sont prises dans le but d’accroître les rendements, et l’effet de levier atteint des niveaux dangereusement élevés. Nous avons connu de telles périodes de boom durant les années 1990, puis au cours des années 2000 à la suite de l’effondrement des secteurs des nouvelles technologies.

Ce sont les politiques monétaires expansionnistes de la Fed sous Alan Greenspan (copiées à divers degrés ailleurs dans le monde) qui expliquent ces phases de boom et de krach, et non « l’instabilité inhérente au système capitaliste ». Ce sont elles aussi qui ont entraîné en bonne partie le taux d’endettement énorme des Américains, autant au niveau des ménages que du pays ; leur taux d’épargne nul ; une consommation excessive, notamment de biens importés, qui ne pouvait se poursuivre indéfiniment ; un déficit systématique des comptes courants ; et une spéculation effrénée dans les secteurs immobilier et financier en particulier, où la présente crise a éclaté.

Durant cette phase de spéculation exacerbée, tout le monde semble croire que le boom se poursuivra indéfiniment. Les seuls qui prédisent que cela finira mal sont les Autrichiens.

Les booms inflationnistes de ce type font partie du paysage économique depuis que les gouvernements interviennent dans le domaine monétaire, c’est-à-dire depuis des centaines d’années, mais de façon plus marquée encore depuis la création des banques centrales et l’abandon de l’étalon-or, qui imposait des limites à la capacité de créer de la monnaie et du crédit à partir de rien.

Que devrait-on faire lorsque ce château de cartes commence à s’effondrer, soit à cause d’une série de faillites ou parce que la banque centrale craint de perdre le contrôle de l’inflation ? Il est évident que le crédit artificiellement gonflé va s’amenuiser, puisque tout le monde voudra se retirer des projets trop risqués, demandera le remboursement des prêts ou placera ses fonds dans des endroits plus sécuritaires. On n’en sort pas : les malinvestissements doivent être liquidés ; les prix doivent retomber à des niveaux plus réalistes ; et les ressources engagées dans des projets improductifs doivent être libérées et transférées à des secteurs où il existe une demande réelle. Ce n’est qu’à ce moment que les capitaux redeviendront de nouveau disponibles pour des investissements profitables.

Selon les économistes autrichiens, il est inutile de tenter d’empêcher ce réajustement de la production. Les entreprises autant que les individus et les gouvernements doivent cesser de dépenser de l’argent qu’ils n’ont pas, arrêter de s’endetter et rembourser leurs dettes, recommencer à épargner et investir dans des processus de production qui correspondent à une demande réelle et non à une demande artificielle gonflée par le crédit facile.

Les dogmes keynésiens et monétaristes favorables à l’inflationnisme sont toutefois presque universellement acceptés aujourd’hui et au lieu de laisser cette purge se poursuivre, les gouvernements et la majorité des économistes considèrent qu’il faut à tout prix empêcher une contraction du crédit et de la demande.

La justification pour intervenir semble toujours s’appuyer sur la peur de revivre la Grande Dépression. Si nous laissons trop d’institutions s’effondrer pour cause d’insolvabilité, nous dit-on, il y a risque d’un effondrement généralisé des marchés financiers, ce qui entraînerait un assèchement complet des flux de crédit et des effets catastrophiques sur tous les secteurs de la production. Cette opinion, que partagent Ben Bernanke, Henry Paulson, et une bonne partie de l’establishment politique et économique de droite, se fonde sur la thèse de Milton Friedman selon laquelle la Réserve fédérale aurait provoqué la Dépression en n’injectant pas suffisamment d’argent dans le système financier suite au krach de 1929.

Même si l’analyse des causes n’est pas exactement la même, les solutions proposées par les monétaristes sont très semblables à celles des keynésiens. Dans une telle situation de crise, les deux principales écoles de pensée économique de la « gauche » et de la « droite » s’entendent pour appuyer des interventions des gouvernements dans le but de « soutenir la demande » – un objectif totalement absurde du point de vue autrichien, selon lequel il est inutile de soutenir artificiellement la demande si les processus de production existants ne correspondent pas à une demande réelle et ne sont pas rentables. Pourquoi devrait-on par exemple soutenir la demande pour des maisons dont les prix ont gonflé à des niveaux astronomiques et dont les acheteurs non solvables ont été subventionnés ? Les prix doivent au contraire redescendre à des niveaux normaux et les contribuables n’ont pas à payer pour ceux qui ont pris des décisions trop risquées, individus ou institutions financières.

Depuis le déclenchement de la crise, les gouvernements ont toutefois suivi les recommandations interventionnistes de la presque totalité des économistes, qu’ils soient de gauche ou de droite. Ils procèdent donc à des injections de « liquidités » dans le secteur bancaire et lancent divers plans de sauvetage des banques en difficulté et du secteur financier en général, dont le rôle crucial dans la transmission et l’allocation du crédit ne doit pas être compromis. Maintenant qu’il s’est avéré que ces mesures sont insuffisantes pour empêcher la contraction du crédit, parce que les investisseurs échaudés se retirent du marché et que les institutions financières refusent de s’exposer davantage et accumulent des réserves au lieu de faire des prêts risqués dans un contexte d’incertitude, les gouvernements cherchent à intervenir plus directement.

À l’automne 2008, pour faire suite au plan Paulson voté par le Congrès de 700 milliards de dollars de soutien au secteur financier et à de nombreux plans de sauvetage ciblés comme celui de Bear Sterns et Citigroup, le gouvernement américain et la Fed ont ainsi annoncé un autre plan de 800 milliards de dollars, celui-là pour soutenir directement le crédit à la consommation. La Fed ne joue plus simplement le rôle traditionnel d’un prêteur de dernier recours pour les banques ; elle achète maintenant directement des obligations adossées à des hypothèques et d’autres types de dettes de divers prêteurs institutionnels pour leur permettre de se débarrasser de ces prêts et d’obtenir en échange des fonds qu’ils pourront prêter de nouveau.

Ce faisant, elle injecte encore des quantités gigantesques de faux crédit dans l’économie. Elle force les taux d’intérêt à se maintenir artificiellement bas, alors qu’ils devraient remontrer pour refléter la rareté relative du crédit depuis le début de la crise. Et elle ralentit le processus de normalisation des prix et de liquidations des malinvestissements qui est nécessaire pour que l’économie retrouve un certain équilibre.

Logiquement, le crédit des uns doit nécessairement être l’épargne – c’est-à-dire un report à plus tard de la consommation permettant de rendre des ressources disponibles – des autres. Et ce crédit doit être alloué à ceux qui ont une capacité de le rembourser, pas simplement pour soutenir une consommation irresponsable. Sinon, tout ce qu’on crée avec ce faux crédit, c’est de l’inflation monétaire.

Cette logique économique de base ne tient toutefois plus dans la situation actuelle d’hystérie politique. La source même du problème – le crédit surabondant – est fallacieusement considérée comme sa solution. Les gouvernements tiennent absolument à faire quelque chose, et ils ont décidé de tenter futilement de prolonger le boom artificiel des dernières années. Ils ne font ainsi que continuer de creuser plus profondément le trou dans lequel nous nous trouvons. Le réajustement nécessaire n’en sera que plus prolongé et dévastateur pour plus de gens, comme l’a été la Grande Dépression à cause d’interventions semblables du gouvernement Roosevelt.

Les partisans de Milton Friedman, qui sont généralement considérés comme des défenseurs radicaux du libre marché, sont en fait, d’un point de vue autrichien, des étatistes au même titre que les keynésiens lorsqu’il est question de monnaie et de cycles économiques. Contrairement aux Autrichiens, ils n’ont jamais développé de notion de malinvestissement. Ils ne soulèvent jamais de préoccupations pendant le boom – on les entend plutôt célébrer la grandeur du capitalisme à ce moment – et ne comprennent pas non plus pourquoi il mène inévitablement à un krach. Ils ne voient que l’assèchement du crédit et blâment la Fed de ne pas avoir suffisamment injecté de liquidités pour le prévenir.

Friedman qui, contrairement à sa réputation, n’était pas un ennemi acharné de l’inflation monétaire, mais proposait simplement une façon de mieux la contrôler en temps normal avait non seulement une compréhension déficiente des cycles économiques, mais il avait tort en affirmant que la Fed n’était pas suffisamment intervenue durant la Dépression. Elle a tenté à plusieurs reprises de gonfler la quantité de crédit, mais celle-ci a tout de même diminué pour différentes raisons. Il s’agit là d’une différence d’interprétation cruciale entre les écoles autrichienne et de Chicago.

Comme Friedrich Hayek l’a écrit en 1932, « au lieu d’encourager la liquidation inévitable des malinvestissements provoqués par le boom au cours des trois dernières années, tous les moyens concevables ont été utilisés pour empêcher que ce réajustement se fasse ; et l’un de ces moyens, qui a été essayé à plusieurs reprises bien que sans succès, des premières jusqu’aux plus récentes phases de la dépression, est celui d’une politique délibérée d’expansion du crédit. […] Tenter de combattre la dépression par une expansion forcée du crédit équivaut à tenter de résoudre le problème en ayant recours aux méthodes qui l’ont créé…[2] »

Les étatistes de gauche et de droite dominent presque totalement le débat sur les solutions à apporter à cette crise. Les seules différences ont trait à la vitesse avec laquelle les gouvernements doivent intervenir et l’ampleur des interventions – grosses, énormes ou gigantesques. Il revient donc aux seuls adhérents de l’école d’économie autrichienne aujourd’hui de défendre de manière cohérente le capitalisme et les vertus du libre marché.

À l’encontre de toutes les autres écoles, ils prétendent que ce n’est pas le capitalisme qui est instable, mais plutôt l’interventionnisme. Ils sont les seuls à pointer vers les banques centrales – dont on oublie qu’elles sont des organismes bureaucratiques de planification centralisée d’un secteur de l’économie, celui qui concerne la monnaie – comme source de cette instabilité. Et ils sont les seuls à dire que la solution aux crises provoquées par un gonflement artificiel du crédit n’est pas d’intervenir davantage pour maintenir le crédit gonflé et soutenir la demande, mais plutôt de permettre la liquidation des malinvestissements et de laisser les marchés se réajuster.

L’évolution de notre civilisation vers le capitalisme n’est certainement pas une fatalité. Au contraire, l’interventionnisme semble se nourrir de sa propre instabilité : les crises qu’il provoque sont autant de justifications pour les gouvernements d’intervenir davantage. Il est clair que la crise actuelle, comme celle des années 1930, ajoutera à nos vies une nouvelle couche de structures bureaucratiques et de restrictions de toutes sortes qui demanderont peut-être des décennies à déconstruire. Mais si nous voulons sortir de ce cercle vicieux et retrouver une prospérité stable et durable, seul le capitalisme pourra nous y mener.



Martin Masse*

 

NOTES

* Martin Masse est directeur du webzine libertarien Le Québécois libre (<www.quebecoislibre.org>).

[1] Mark Mullins, « The worst is over », The National Post, 18 nov. 2008.

[2] Friedrich A. Hayek, Prices and Production and Other Works, Auburn, Alabama, Ludwig von Mises Institute, 2008, p. 6. Je traduis. (Première parution dans la préface de Monetary Theory and the Trade Cycle, Londres, Jonathan Cape, 1933.

 

 


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