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Les bêtes féroces de l’espoir

Un texte de Harold Bérubé
Dossier : Autour d'un livre: Ils voulaient changer le monde. Le militantisme marxiste-léniniste au Québec, de Jean-Philippe Warren
Thèmes : Histoire, Mouvements sociaux, Politique, Québec
Numéro : vol. 11 no. 1 Automne 2008 - Hiver 2009

Mon premier contact avec le mouvement marxiste-léniniste (ml) québécois remonte à il y a déjà plus de dix ans. Je commençais alors des études universitaires en histoire à l’Université de Montréal. Un membre assez âgé du Parti communiste du Canada (marxiste-léniniste) distribuait, à l’entrée du métro, des copies du Marxiste-léniniste. Le journal du parti avait conservé une imagerie et un langage qui me parurent alors étonnamment datés. Parallèlement, lorsque je votai pour la première fois dans une circonscription montréalaise, je découvris avec surprise que pas moins de trois partis communistes (dont un trotskyste) se disputaient le vote de la gauche dans Côte-des-Neiges. Les ml m’apparurent donc d’abord comme une étrangeté.

Depuis, je ne peux pas dire que j’aie développé quelque sympathie que ce soit pour ce mouvement politique. Il serait plus juste de confesser que j’éprouve une certaine méfiance, voire une hostilité certaine pour le radicalisme politique, quelle que soit sa couleur idéologique. Cela dit, comme l’auteur d’Ils voulaient changer le monde, ces courants me fascinent sur les plans historique et sociologique. Je reconnais donc d’emblée l’importance de connaître et de comprendre l’épisode pour le moins singulier de l’histoire intellectuelle et politique du Québec étudié par Jean-Philippe Warren. Surtout compte tenu du fait que ce mouvement, pourtant pas si éloigné dans le temps, a déjà perdu beaucoup de son intelligibilité pour les hommes et les femmes de ma génération.

« Ni procès ni célébration », l’essai de Warren cherche à comprendre ce qui a poussé des centaines, sinon des milliers de Québécois à s’engager dans des mouvements révolutionnaires inspirés par Lénine, Staline et Mao de la fin des années 1960 au début des années 1980[2]. Sans célébrer la mouvance marxiste-léniniste, il est clair que l’auteur a de la sympathie pour ceux qui se sont investis corps et âme dans ce mouvement. Pour ma part, en évitant de faire le procès des marxistes-léninistes ou celui de l’auteur, je voudrais pousser la critique de ce mouvement un peu plus loin et soulever quelques réserves par rapport à l’ouvrage.

 

LE QUÉBEC ROUGE

 

J’aimerais d’abord évoquer les principales qualités d’Ils voulaient changer le monde. Le prolifique sociologue de l’Université Concordia y offre un fascinant voyage au cœur de la mouvance ml, dans un Québec pas si lointain. Il met habilement au jour ce pan de notre histoire intellectuelle, qui est en quelque sorte dans l’angle mort de la recherche : pas assez lointain pour offrir aux historiens le recul avec lequel ils sont confortables, pas assez contemporain pour être encore dans la ligne de tir des sociologues et politologues. La mouvance étudiée n’est pas propre au Québec. Durant la même période, d’autres sociétés occidentales connaissent des résurgences similaires de l’extrême gauche, notamment en France, en Italie, en Allemagne et en Belgique, où ces mouvements se manifestent avec plus de violence. L’importance de comprendre les facteurs à l’origine de cette ébullition est indiscutable et, comme l’auteur le rapporte, quelques ouvrages y ont déjà été consacrés, ici et ailleurs.

Warren se distingue de la production québécoise sur le sujet par l’ampleur et le souffle de son ouvrage. Si l’analyse ne va pas toujours aussi loin qu’on l’espérerait, la recherche couvre plus d’une décennie et suit un mouvement politique qui pourrait paraître insaisissable au chercheur de par son instabilité et son éclatement, sans parler du langage hermétique souvent utilisé par ses membres et de la nature répétitive de leurs discours. L’auteur replace ce courant dans le contexte qui lui a donné naissance et choisit de suivre les deux groupes les plus importants qui en sont issus (En Lutte ! et La Ligue communiste (ml) du Canada). Dans ce qui m’apparaît comme la section la plus intéressante de l’ouvrage, il fait une judicieuse utilisation de témoignages passés et plus récents d’anciens membres du mouvement, et reconstitue dans le détail la vie quotidienne et le parcours suivi par la majorité de ses militants. Le portrait qui ressort de cette description est à la fois fascinant et troublant, sans parler des bilans très variés que tirent ces hommes et ces femmes de leur engagement. Ce chapitre donne une bonne mesure de la puissance d’embrigadement de cette extrême gauche, qui flirte souvent avec le sectarisme, et de l’énergie que vont y investir des milliers de Québécois.

À cet égard, Warren a raison d’être intrigué au plus haut point par la facilité avec laquelle des individus renoncent à leurs convictions et à leur carrière pour s’engager dans la lutte. Tout aussi intrigant est le déclin soudain de ces mouvements qui, après une dizaine d’années d’intense agitation, s’effondrent presque sans bruit ou résistance. Selon l’auteur, quatre facteurs permettent de donner un sens, d’expliquer cette irruption du marxisme-léninisme dans le paysage idéologique québécois : la culture catholique dont hérite le Québec, porteuse de messianisme, de dogmatisme, mais aussi de communautarisme ; un sentiment collectif d’anomie dans le sillage de la Révolution tranquille ; la violence physique et sociale engendrée par le capitalisme ; enfin, la perte des anciens repères idéologiques de la société québécoise. Quant à son déclin, il le lie évidemment à l’effondrement des totalitarismes communistes, mais également à l’incapacité des mouvements étudiés à mobiliser la classe ouvrière ou à tenir compte de revendications comme celles des femmes ou des environnementalistes.

 

ILS VOULAIENT CHANGER LE MONDE ? ET PUIS ?

 

Un premier point sur lequel j’ai d’importantes réserves ne concerne pas la recherche effectuée par Warren, qui me paraît impeccable, mais plutôt le jugement d’ensemble qu’il porte sur la mouvance marxiste-léniniste. Pour Warren, le « mouvement marxiste-léniniste fut animé par des esprits courageux, sincères, assoiffés de dignité humaine » (p. 187). Mais, comme le veut l’adage, l’enfer est pavé de bonnes intentions.

Les marxistes-léninistes ne sont certainement pas les seuls à avoir voulu changer le monde au cours du xxe siècle. Ceux qu’ils perçoivent comme leurs plus importants adversaires par exemple, les capitalistes et les libéraux, partagent cette ambition et, si l’on se fie aux discours de leurs grands penseurs, ils croient eux aussi que ce changement se fera à l’avantage du plus grand nombre. En d’autres mots, les militants étudiés par Warren n’ont pas le monopole de la générosité des intentions, qui n’est pas en soi une vertu. La générosité ou la pureté de ces intentions doit être mesurée, comme dans le cas des capitalistes, à la hauteur des actions posées. Sur ce plan, le bilan que dresse l’auteur lui-même est plutôt sombre. Voilà des mouvements qui, quelle que soit la générosité de leurs intentions, font de la pensée critique et de la diversité d’opinion des crimes, font la promotion d’une lutte nécessairement violente contre le « système », se reconnaissent dans et admirent des régimes totalitaires dont les crimes sont alors assez bien documentés. S’ils renoncent à la violence physique, ils n’en ont pas moins recours à d’autres types de violence et d’abord envers ceux et celles qui devraient être leurs alliés. Ils embrigadent ainsi leurs membres dans des structures sectaires étouffantes, exploitent cette main-d’œuvre au maximum (bien souvent avec son consentement), relèguent les femmes à des rôles de subordonnées, noyautent ou sabotent groupes communautaires et départements universitaires, détruisant des carrières et privant les classes populaires, dont ils se veulent les incorruptibles champions, d’initiatives utiles pour leur offrir en échange des harangues sur le matérialisme historique.

Dans ce contexte, il est assez difficile d’être même vaguement ému par la sincérité ou la ferveur de ces militants. C’est bien plutôt cette ferveur, ou plutôt ce fanatisme qui me semble être directement responsable de la stérilité de leur action. En témoigne l’importante part de leur énergie qui est consacrée à lutter, non pas contre leurs adversaires idéologiques déclarés, mais contre ceux avec lesquels ils partagent le champ gauche du spectre idéologique, et en particulier les trotskystes. L’auteur est évidemment conscient de ces dimensions de l’action des marxistes-léninistes (cf. par exemple p. 188), mais semble tout de même inviter le Québec à renouer avec un certain radicalisme politique. Croit-il qu’il puisse mener à autre chose qu’aux culs-de-sac idéologiques et politiques observés dans le cas des ml ?

 

INFLUENCE ET CONTEXTE

 

Une autre réserve que j’ai face à l’ouvrage de Warren concerne le degré d’influence de cette mouvance au Québec. Plusieurs passages suggèrent que, malgré leur petit nombre, les marxistes-léninistes parviennent à diffuser assez largement leurs idées dans certaines parties de la société québécoise, ce que l’auteur démontre assez bien. Il se laisse toutefois aller, à quelques reprises, à des généralisations qui me semblent plus difficiles à appuyer, comme lorsqu’il affirme qu’au début des années 1970 « tout citoyen plus ou moins critique parlait de Lénine comme d’un contemporain et s’enthousiasmait pour les victoires démocratiques de Chine et d’Albanie » (p. 26). Évidemment, tout dépend de la manière dont on définit le « citoyen plus ou moins critique », mais j’ai peine à croire que la critique, dans le Québec des années 1970, ne passait que par la figure de Lénine ou les exploits des régimes chinois et albanais. De même, lorsqu’il dit que le retour au pouvoir de l’Union nationale en 1966 provoque un sentiment d’écœurement à travers la province (p. 35), il semble négliger l’impopularité croissante du gouvernement de Jean Lesage et le fait qu’une proportion importante d’électeurs a bel et bien élu le gouvernement de Daniel Johnson, même si ces électeurs ne fréquentent probablement pas les mêmes cercles que les individus qu’il étudie. Bref, il me semble confondre, à l’occasion, les humeurs et les caractéristiques de la société québécoise dans son ensemble avec celles de ceux qui appartiennent ou sont sympathiques à l’extrême gauche. La vitesse avec laquelle le mouvement s’effondre, le peu de ruines qu’il laisse derrière lui suggèrent d’ailleurs un degré de pénétration assez faible.

Parallèlement, je ne suis pas entièrement convaincu par le rapport établi par l’auteur entre la montée du radicalisme au Québec et « l’extrême violence » qu’il associe à la société capitaliste des années 1960-1980. S’il est indéniable que ces années coïncident avec d’importants troubles économiques, politiques et sociaux, il me semble difficile d’expliquer la radicalisation politique observée par ce contexte qui n’a rien d’unique ou de sans précédent. Le parallèle qu’il établit d’ailleurs occasionnellement entre les tares du capitalisme de la deuxième moitié du xxe siècle et ceux des régimes totalitaires communistes est encore moins convaincant (cf. par exemple la p. 171). Les importants problèmes économiques, sociaux et environnementaux provoqués par le capitalisme et la société de consommation me semblent autant de maux qu’il faut combattre ou dénoncer, mais qui n’ont qualitativement rien en commun avec les dizaines de millions de victimes des différents totalitarismes d’inspiration communiste. Lorsque je lis : « [si] le socialisme n’a pas rempli ses promesses [l’auteur vient de parler des crimes commis par la Chine (environ 70 millions de morts)], ce n’est guère l’avènement du meilleur des mondes dans les pays occidentaux » (p. 171), je me dis que, à tout prendre, je préfère le chômage au goulag.

Enfin, Warren profite de son essai sur la mouvance marxiste-léniniste pour juger très sévèrement ceux qui, de nos jours, militent dans une variété de mouvements associés à la gauche. Selon lui, alors que les ml s’insurgeaient énergiquement contre les abus et les crimes commis par les capitalistes, les militants de la génération actuelle ne seraient pas à la hauteur de leurs prédécesseurs, se seraient résignés à accepter l’inacceptable et auraient abandonné le rêve d’une société différente (p. 34 par exemple). Compte tenu du bilan assez mince que l’auteur tire lui-même des années d’activités des principaux groupes marxistes-léninistes, on peut se demander quelles sont les leçons que la gauche actuelle aurait à tirer de ces groupes, sinon quant aux erreurs à ne pas répéter.

 

L’HÉRITAGE DU RADICALISME POLITIQUE ?

 

La plupart des réserves que j’ai exprimées face à Ils voulaient changer le monde touchent non pas à la recherche effectuée par Warren, mais à ses efforts pour trouver un « mais » qui sauverait les groupes et les individus étudiés d’un bilan essentiellement désastreux. Sans chercher à diaboliser ou à encenser un groupe, il faut parfois reconnaître que la trajectoire qu’il a empruntée mène à un cul-de-sac, que des énergies considérables peuvent être investies dans un projet qui n’aboutit à rien. Warren estime qu’au-delà de ses erreurs et dérives, le mouvement marxiste-léniniste nous laisse, en héritage, des questions et des débats qui sont toujours d’actualité (p. 182). Il me semble que ces questions étaient là bien avant la mise sur pied d’En Lutte ! et de la Ligue communiste (marxiste-léniniste) du Canada et qu’elles leur ont survécu sans problème. De même, il me semble que ces mouvements ne sont pas tant une inspiration, qu’un avertissement quant aux dérives auxquelles peuvent mener les meilleures intentions, la plus ardente ferveur. Plus encore, contrairement à ce que croit Warren (p. 190), le cas des marxistes-léninistes suggère que même les intellectuels, quel que soit leur degré d’instruction, ne sont pas à l’abri de l’égarement et que, lorsqu’ils s’égarent, ils le font en grande comme le suggère cette anecdote tirée de l’ouvrage. Parlant du déclin des différents groupe, Warren explique que d’autres « militants s’avouent moins pessimistes et croient encore à la possibilité de réformer le parti de l’intérieur. Danièle Bourassa, responsable de la revue Octobre compare la situation du mouvement à celle du Parti communiste chinois qui a, en 1927, assassiné des centaines de milliers de sympathisants innocents. “Et pourtant, il a été capable de rectifier et de faire d’énormes contributions à la cause révolutionnaire.” Elle ne surprend pas à user de cette analogie douteuse » (p. 168). L’intensité de l’engagement des militants marxistes-léninistes est séduisante et peut apparaître comme une forme supérieure de lutte politique. Mais, comme l’explique Aron :

Dans les époques de désagrégation, lorsque des millions d’hommes ont perdu leur milieu accoutumé, surgissent les fanatismes qui insufflent aux combattants de l’indépendance nationale ou de l’édification socialiste, dévouement, esprit de discipline, sens du sacrifice. On admire ces armées de croyants et leur sombre grandeur. Ces vertus de la guerre apportent la victoire. Que laisseront-elles subsister des raisons de vaincre ? La supériorité du fanatisme, laissons-la aux fanatiques sans regret, sans mauvaise conscience[3].

 

Harold Bérubé*

 

 

NOTES

[1] Ce titre renvoie à une expression utilisée par le poète Gaston Miron et citée par Jean-Philippe Warren in Ils voulaient changer le monde, p. 203.

* Harold Bérubé est historien et chercheur postdoctoral à l'Université Libre de Bruxelles. Il est également membre du comité de direction de Mens. Revue d'histoire intellectuelle de l'Amérique française.

[2] J.-P. Warren, Ils voulaient changer le monde, p. 13. Les prochaines références à cet ouvrage sont indiquées entre parenthèses dans le corps du texte.

[3] Raymond Aron, L’opium des intellectuels, Paris, Hachette, 2002 [1955], p. 333.


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