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À la recherche du temps à perdre

Un texte de Gérald Allard
Dossier : L'art de lire en suspens
Thèmes : Livres, Modernité, Revue d'idées, Technologie
Numéro : vol. 11 no. 1 Automne 2008 - Hiver 2009

En 1980, j’ai acheté mon premier ordinateur. (Quelle émotion quand, après quelques mois, j’ai doublé la capacité de mon ordinateur en me procurant un carte de 64K : qu’allais-je faire avec toutes les possibilités que m’offraient 128K de mémoire vive !) Nous qui nous targuions d’être de l’avant-garde, nous savions déjà une chose : l’ordinateur allait bouleverser non seulement nos vies, mais encore l’ensemble de la société. Par exemple, bientôt le papier disparaîtrait : c’était une de nos certitudes préférées, une certitude optimiste ; déjà un peu écolo, je me disais que ce serait bien de sauver des arbres et de permettre à ma planète de vivre mieux, de survivre à la consommation effrénée de mon espèce sans conscience ; j’étais sûr que mon ordinateur allait contribuer à ce bien, et j’étais heureux. Fils de McLuhan, petit-fils de Rousseau, je savais en outre que les techniques et donc les médias transformaient l’homme quoi qu’il fasse par ailleurs, et je craignais tout autant que je me réjouissais : étais-je sûr au fond que l’humanité allait devenir meilleure malgré elle ?

Quelques années plus tard, je fus bien obligé de noter que mon monde était envahi comme jamais auparavant par le papier, et que c’était l’ordinateur qui avait rendu possible cette explosion : le traitement de texte encourageait l’écriture et la réécriture, et les nombreuses notes en bas de page, et la multiplication des annexes : tout cela exigeait du papier, des forêts de papier. En revanche, je découvrais que comme toutes les autres techniques, du bâton et du feu au plastique et à la télévision, l’essentiel tenait à l’usage qu’on faisait de la chose, et non de la chose en elle-même : l’instrument technique était neutre. En somme, mes prévisions s’étaient révélées fausses, et les effets secondaires s’étaient révélés imprévisibles, et même mon idée de moi et de la technique était inadéquate. Trente ans plus tard, force m’est de conclure que rien n’a beaucoup changé : les mêmes certitudes, ou des certitudes comparables, abondent, et l’évidence qui appuierait ces certitudes est bien maigre.

En 2008, on entend un peu partout que l’ordinateur et Internet, et la domination de l’image et de la musique et de l’information bloguée qu’ils permettent, que tout cela donc est sur le point de rendre périmées les bibliothèques, voire de détruire le désir de lire et la capacité de penser. Fort de mon expérience passée, je me permets de répéter ce que dit Platon quelque part dans le Phédon : il n’appartient pas à tous de savoir préciser les effets des inventions humaines. Car je n’ai plus les certitudes que j’ai déjà eues, et je me demande si les certitudes angoissées ne sont pas des projections qui naissent de bien autre chose que des faits. En revanche, la question des effets de la technique est bien réelle et mérite qu’on y réfléchisse. Aussi, je me fonderai sur mon expérience pour examiner certaines hypothèses qui se disent et se répètent ici et là : je tenterai d’entrevoir l’avenir non pas à travers des théories ou des sentiments obscurs pour ou contre la technique, pour ou contre l’Occident, pour ou contre l’être humain, mais à partir du présent que je vois et que je touche.

 

ET DE UN…

 

On me dit que le texte est sur le point de disparaître, que la lecture n’est plus prisée comme par le passé et que l’ordinateur avec sa mamelle Internet est le moteur principal de cette mutation maléfique, de cette énième chute de l’Occident. Je remarquerai, pour ma part, qu’après plus de trente ans avec un ordinateur au bout des doigts, je lis tout autant qu’avant, que les textes font tout autant qu’autrefois partie de ma vie, et que les blogueurs de tout acabit, qui sont bien souvent des jeunes, sont des scribouilleurs comme jamais nous ne le fûmes par le passé, des scribouilleurs qui, de tout évidence, ont bien des lecteurs.

Certes, les textes sur papier sont un peu moins présents : je lis un ou deux quotidiens comme par le passé, mais à l’écran, et j’en consulte plusieurs pour des articles précis grâce à des sites spécialisés qui me renvoient à eux à partir de thèmes qui m’intéressent. Semblablement, je consulte souvent les articles spécialisés du monde universitaire depuis des sites Internet plutôt qu’en compulsant les revues. En revanche, je lis à partir d’une diversité plus grande de sources qu’autrefois : pour le dire bêtement, je suis moins qu’autrefois limité à la presse québécoise pour m’informer au jour le jour parce que le New York Times et Le Figaro me sont accessibles. Et je me demande si bien des hauts cris que j’entends au sujet de la disparition du texte ne portent pas sur la diversité du support plutôt que sur la disparition de ce que le support propose. Car ce précepte, millénaire et malhonnête, est encore vrai : si tu veux tuer ton chien, accuse-le de la rage. Mais quand l’imprimerie est apparue, est-ce le livre et le texte qui ont disparu, ou une façon de les proposer aux hommes qui a changé ? Poser la question, c’est y répondre. Quand le journalisme a pris les régimes politiques de force et fondé les démocraties libérales, est-ce le texte qui a disparu, ou une figure du texte comme objet durable et contrôlable qui s’est évanouie ? En somme, si un roman est proposé chapitre par chapitre dans un quotidien ou un hebdomadaire, est-ce moins un roman que quand il est publié par un auteur respectable pour un public argenté ? Qu’en diraient Dickens, Balzac et Dostoïevski ?

Certes rien ne garantit que les textes sur leur nouveau support soient de qualité. Mais rien ne garantissait que les textes manuscrits étaient valables : les commentaires scolastiques des Noms divins de Denys l’Aréopagite étaient-ils utiles pour le développement de la pensée rationnelle ? On pourrait croire que non, et pourtant ils étaient des livres, et des livres écrits par une élite et réservés à une élite. Et les livres d’opinion qui ont précédé la presse écrite et ses commentaires périssables, valaient-ils tant d’être conservés du fait d’être imprimés pour durer ? Que valait au juste La théologie de Raimond Sebond que traduisit et publia Michel de Montaigne ? Et une opinion d’aujourd’hui sur papier est-elle moins bonne à lire parce qu’elle paraît à l’écran plutôt que d’être tenue entre les mains et de fleurer bon l’encre de mauvaise qualité ? Disons les choses clairement. Si je lis sur papier un autre article produit par la machine à redondance de la presse québécoise officielle, suis-je plus à même de comprendre le monde que si je me déniche sur Internet un article fulgurant de Carl Bergeron qui fait sauter notre mol consensus médiatique ?

Au fond, la vraie question est la suivante : Comment lire ce qu’on nous offre à lire ? C’est-à-dire : Comment s’éduquer pour savoir lire et aider nos concitoyens à lire efficacement tout ce qu’ils lisent, soit lire de façon à ne pas ânonner ce qu’on leur propose ? Ce problème constituait l’essentiel de la tâche de l’enseignement du temps de Platon, alors qu’on répétait (souvent sans les avoir lus) les chants de Homère. À mon sens donc, l’ordinateur et Internet ne sonnent pas le glas du texte : ils ne font qu’imposer d’une nouvelle façon la question « de l’institution des enfants[1] », de ces enfants que nous sommes tous.

 

ET DE DEUX…

 

Certains reconnaîtront que la question n’est pas en vérité celle de la quantité de textes à lire, ni de leur accessibilité, ni même du nombre de lecteurs ; ils prétendront cependant que l’art de lire est devenu difficulté à cause d’Internet et des machines qui rendent possible ce réseau indéfinissable et incontrôlable. Ils parleront non pas de la quantité des lecteurs, mais de l’impossibilité d’avoir des lecteurs de qualité en raison de la nature de la technique. En somme, nouveaux McLuhans, ils prétendront : « The medium is the message. » Plus exactement, ils seront des images inversées du premier McLuhan. Celui-ci fêtait la disparition du texte, ou le triomphe des médias qu’il disait « cool » sur les médias « hot » : selon lui, et pour faire vite, la télévision et les autres médias de l’image re-calibraient la sensibilité humaine mondiale de façon à donner la priorité à l’oreille sur l’œil (!), ou plutôt à la sensibilité sur la raison, au sens de communauté sur celui de l’individu, et à l’innovation sur la répétition du passé. Son argument, en autant qu’il en avait un, célébrait une nouvelle façon d’être de l’Occidental moyen ; de plus et surtout, il encourageait l’idée que rien de tout ce processus n’était évitable. « The medium is the message » signifiait d’abord et avant tout ceci : il n’y a rien à faire ; c’est la technique qui produit les idées, ou donne de l’efficacité aux idées ; dites ce que vous voulez, faites ce que vous voulez, argumentez pour ou contre autant que vous le voulez, le message, soit l’influence des médias, passera de toute façon ; et ce que vous penserez et votre façon de penser naîtront de ce que vous ne contrôlez pas, mais vous contrôlera.

Or, les McLuhans bis traitent de ce dont leur maître souterrain (qui est mort en 1980) a peu parlé : l’ordinateur personnel et Internet. Surtout, ils inversent ses évaluations et proposent des lamentations là où il chantait des Te Deum : en traitant de la disparition du texte, ils disent et prédisent non pas des améliorations de la condition humaine, mais des dérives sociales, qui peuvent être bien réelles par ailleurs. Car il est possible que nous vivions dans une société où la sensibilité prend bien trop de place, au point de devenir le critère d’évaluation, non seulement de l’information qu’on propose et des problèmes que nous affrontons, mais aussi de la pertinence de telle information et l’importance de tel problème. En revanche, il ne faut pas, me semble-t-il, blâmer Internet et l’ordinateur si le téléjournal quotidien traite la nouvelle comme un téléroman, où la seule information pertinente est celle de l’émotion des victimes (« Comment vous sentiez-vous devant la tornade qui a détruit votre maison ? »), celle de l’avis des gens sans information (les vox populi à répétition sur le prix de l’essence à la pompe n’éclairent pas le jugement du citoyen, combien de fois faudra-t-il le dire ?), tout cela amplifié par la redondance systématique (le chef de pupitre annonçant ce que le reporter dira, avant d’entendre l’expert répéter leurs dires, qui trouvaient leur source dans l’avis dudit expert). En somme, il me semble clair que si le moyen affecte ce qu’il porte, il ne l’oblitère pas. Ce sont des hommes qui ont décidé, et bien avant l’apparition d’Internet et de l’ordinateur personnel, que l’information devait être bêtifiée pour passer la rampe.

Aussi faut-il penser en profondeur pour comprendre la déliquescence de nos moyens de communication. Est-ce Internet, ou le iPod, ou le téléphone cellulaire qui provoquent la bêtise de nos médias et la faiblesse de nos systèmes scolaires ? Il me semble possible, voire probable, pour ne pas dire nécessaire, que c’est une idée de l’être humain ou des possibilités des institutions ou des devoirs du citoyen qui jouent le rôle le plus important dans ce qu’on déplore. Mais alors il faudrait analyser la situation tout autrement, et cesser de pointer du doigt quelque chose qui est hors de nous : et si c’était le message, ou une idée, qui faisait que les médias sont employés comme ceci ou comme cela ? Et si c’était le message qu’ont produit des êtres humains à telle époque qui était le problème, le problème de fond… Pourquoi pas « the message makes the medium ? » Pourquoi pas les idées philosophiques avant les produits techniques et les humains avant ce qu’ils produisent ? N’est-ce pas une hypothèse qu’il vaut la peine d’examiner ?

Ainsi on dit qu’Internet fait baisser la qualité de la langue écrite chez les jeunes. Mais n’est-ce pas d’abord la détérioration du système scolaire qui est en jeu ? Le désengagement politico-économique de la société ne joue-t-il pas un rôle plus important que tel bidule, quelque impressionnant qu’il soit ? Et que dire des syndicats de professeurs qui défendent non pas d’abord, mais seulement les droits des professeurs, qui jamais n’exigent de leurs membres des comportements responsables et l’excellence de leurs prestations ? Sans parler du fait que comme société, le Québec méprise l’éducation de mille manières et d’abord en faisant des jeunes qui doivent s’éduquer des consommateurs/travailleurs avant, pendant et après leur passage par le système scolaire ? En somme, cette détérioration ne tient-elle pas d’abord au mépris que l’ensemble de la société accorde à l’éducation, et même à l’instruction ? Ce n’est pas parce qu’on a dit quelques fois qu’il faut que ça change, ce n’est pas pour cela qu’une société de porteurs d’eau devient une société qui privilégie l’éducation. Sans doute il nous faudrait de nouvelles Insolences du frère Untel. Ou tout simplement faudrait-il relire les premières, mais cette fois sans croire que par la baguette magique de la Révolution combien tranquille les boomers ont tout réglé.

Mais les adversaires des nouvelles technologies ont des arguments bien plus sophistiqués. Certains prétendent, par exemple, qu’Internet rend le lecteur trop libre : l’irrationalité de nos contemporains viendrait du fait que l’ordre du livre et l’intention de l’écrivain ne sont plus respectés et que ce mépris est causé par l’objet technique qui permet de cliquer ici ou là pour sortir du texte et voir ailleurs ; la tyrannie du désir de l’internaute assure la bassesse de son regard, et son sbire s’appelle Souris. Autrefois, il n’en était pas ainsi ; or aujourd’hui bien des choses sont regrettables ; donc ce qui est regrettable aujourd’hui est dû à la technique. La souris a donné naissance à la montagne de notre malheur.

C’est bien beau. Mais pour soutenir ce genre de raisonnement, il faut d’abord oublier les faits. L’auteur a toujours été soumis à la volonté et au désir de son vis-à-vis : si Aristophane ne réussissait pas à plaire à son public, il n’était pas écouté, et s’il eût fait trop souvent des pièces ennuyeuses, la cité ne lui aurait plus offert la possibilité de les produire ; Montaigne ne pouvait rien contre un lecteur qui fermait ses Essais ou qui les lisait à l’envers, en commençant par le treizième essai du troisième livre et en remontant jusqu’à l’essai dont le titre, en ce cas, était plus que valide : « Par divers moyens on arrive à pareille fin » ; c’est parce qu’il connaissait la tyrannie du lecteur, et des autorités religieuses, mais aussi qu’il savait les contourner, que Dante a pu écrire une Comédie divine, qui est tout sauf une répétition des lieux communs de son époque.

De plus, cette présentation censément historique de la lecture-des-saintes-écritures-avant-Internet fait fi de ce qui se révèle à quiconque lit vraiment. Plutôt que de répéter quelques lieux communs sur la rationalité, l’ordre et l’art de lire, réfléchissons un peu. Comment croire que Hérodote ait fait un livre qui se décline selon la suite du premièrement, deuxièmement et troisièmement de la datation ? L’Enquête de Hérodote, le premier livre d’histoire de l’Occident, est un merveilleux fouillis qui ressemble aux pages les plus touffus de Wikipedia. Et il faut ne jamais avoir lu les Essais de Montaigne (lui encore) pour imaginer que l’apprentissage de la pensée, dont son œuvre est l’objectif et le modèle, se fait contre l’esthétique du clip et du clic : il y a lieu de s’imaginer, au contraire, que l’auteur des Essais est le premier auteur pour lecteur désordonné né du Satan-Internet. Enfin, et pour revenir aux choses sérieuses, peut-on penser que des chefs-d’œuvre de réflexion comme De l’esprit des lois offrent au lecteur une rationalité linéaire, plutôt qu’un champ d’exercice pour la raison humaine, qui exige qu’on lise ceci, qu’on revienne vers cela, qu’on saute en avant pour tester une affirmation ? Montesquieu affirme que son livre est ordonné, mais des siècles d’érudition font la preuve que cet ordre est bien obscur.

En somme, si le passé est garant de l’avenir, il est permis de croire que les défauts des textes nés après Internet sont les mêmes que ceux d’avant, et que la raison, la démocratie et même la moralité peuvent faire bonne compagnie avec les habitudes qui seraient, inévitablement prétend-on, produites par un instrument. Le problème, me semble-t-il encore et toujours, ne se situe pas au niveau du moyen, mais au niveau de la fin. Et la fin, le pour-quoi, est la chose du monde dont on veut le moins discuter. Sans doute parce qu’elle est la chose du monde la plus importante. Et la plus difficile à connaître.

Pour ma part, je découvre tous les jours qu’Internet est un outil d’une puissance renversante pour qui veut s’éduquer et s’informer, et en même temps une occasion terrible de perdre son temps à des futilités. Je pense au fait que des textes autrefois introuvables ou peu accessibles sont aujourd’hui au bout de nos doigts : on peut avoir en deux clics de souris n’importe quelle pièce de Shakespeare, avec en prime un instrument d’analyse de l’ensemble de l’œuvre au moyen de puissants moteurs de recherche. (Sans doute, la francophonie traîne du pied : la France, comme d’habitude, fera tout en retard sur l’Amérique ; comme d’habitude, le Québec refusera de prendre les devants et prouver son américanité fondamentale. Mais ce qui est possible dès aujourd’hui, pour Shakespeare, le sera bientôt pour Molière. J’ai bien hâte.) Je pense à ce qu’un passionné de la civilisation grecque comme moi peut faire grâce à un instrument comme Perseus Library. Ce site offre les textes de Platon, disons, doublés d’une analyse grammaticale et sémantique de chaque mot de l’œuvre complète, le tout accompagné encore une fois de moteurs de recherche et de connexions automatiques à des grammaires et dictionnaires grecs faciles à utiliser. Je pense enfin, et pour ne pas allonger indûment la liste, aux nombreux groupes de recherche universitaires qui offrent les documents de leurs chercheurs à mesure qu’ils les produisent.

 

ET DE TROIS…

 

D’autres pourront reconnaître que le problème, voire la problématique (s’ils sont friands de termes ronflants comme technologie, approche et sensibilisation) ne se situe ni au niveau du nombre de lecteurs, ni de leur qualité. Ils diront que les nouvelles technologies sont nuisibles parce qu’elles prennent toute la place, parce qu’elles nous arrachent ce qui est le plus précieux, le temps. Et comment nier que par écrans interposés nous sommes envahis par des sollicitations constantes, des offres infinies et des promesses à faire rêver. Tout cela bouffe de l’énergie, ne serait-ce que pour dire non afin de se réserver du temps et des moyens pour apprendre et comprendre ce qui se passe autour de soi. Au fond, Internet et ses techniques complices sont pour nous l’équivalent des films sentants, du soma et des services de solidarité du Meilleur des mondes de Huxley (dont on peut trouver le texte complet sur Internet, soit dit en passant). Et il n’y a pas de doute que les progrès techniques augmentent non seulement l’accès aux divertissements, mais encore leur puissance, voire la profondeur de leur influence. Et il n’est pas insignifiant de rappeler que l’ubiquité d’Internet doit beaucoup à la popularité des sites pornographiques. Ne faut-il pas craindre pour l’eros supérieur quand on utilise un instrument qui est pour ainsi dire né de l’eros inférieur ?

Mais encore une fois l’enjeu ne me paraît pas technique. Car l’expérience humaine la plus simple indique qu’il y a des choix à faire, et que ces choix sont faisables. Il y a moyen de ne pas se laisser prendre par la sollicitation du divertissement, quel qu’en soit le support technique. Prétendre le contraire, c’est supposer qu’on sait quelque chose qu’on ne sait pas, à savoir que le progrès technique a changé la donne humaine, que la technique a arraisonné les possibilités humaines et qu’il n’y a rien à faire, qu’il n’y a jamais eu rien à faire, si ce n’est se plaindre amèrement. Les jérémiades athées me satisfont encore moins que celles de la Bible. Car l’histoire de l’humanité est là pour prouver le contraire, et l’histoire des individus tout autant. Comment ne pas comprendre que les sociétés où les moyens de communication étaient élémentaires, où les tribus s’assoyaient autour du foyer pour répéter les mythes, où la connaissance de l’autre était impossible, que ces sociétés donc étaient des havres de rationalité et de conscience ferme ? Chacun de nous sait aussi qu’une véritable possibilité de penser fut souvent par le passé l’enfant de l’ébranlement politique et personnel produit par des progrès techniques ambigus ? L’imprimerie durant la Renaissance et le journalisme au xixe siècle et les médias électroniques au xxe siècle ont peut-être fait du mal, mais ils ont aussi fait du bien du simple fait qu’ils produisaient du nouveau et obligeaient la paresseuse pensée humaine à se réveiller.

Ne pas penser, il y a toujours des raisons pour cela. Pourquoi ? Chacun le sait depuis son expérience la plus intime. Mais mettons les choses au clair. Pourquoi ? Parce que depuis que l’homme est homme et capable de penser, on ne veut pas penser vraiment, parce qu’on préfère depuis toujours reprendre des opinions plutôt que découvrir ce qui est, quitte à conformer le réel à ce que l’on sait déjà, aux images qui préfigurent le monde et aux émotions premières, à la tonalité existentielle qui est la nôtre, la mienne et celle du groupe auquel j’appartiens. (Et il y a des groupes totalitaires dont la prétention est d’être les adversaires des groupes totalitaires, et des religieux en esprit et en pratique qui se prétendent contre les religions. Le Québec est une terre de dogmatisme antidogmatique.) C’est ici qu’il faut se souvenir que la crainte du progrès technique est aussi ancienne que le progrès technique lui-même. Une des images les plus fortes de la mythologie grecque est celle de Prométhée, le demi-dieu qui offrit le feu (et la technique) à l’homme, et qui fut puni par Zeus pour l’avoir fait. Or le monde moderne, son projet de maîtrise et de prise de possession de la nature, ont fait naître par contrecoup une crainte viscérale de la technique qui a accompagné les victoires techniques. Car en attaquant les sciences et les arts, Rousseau n’a pas inventé ou causé une réflexe anti-progressiste ; il a canalisé des inquiétudes qui existaient déjà et leur a donné un sens.

 

POUR EN FINIR ET AINSI MIEUX SE PRÉPARER À RECOMMENCER…

 

Il est possible qu’Internet produise les effets nocifs que ses détracteurs lui attribuent. Mais il est possible aussi que ceux-ci donnent voix à des craintes nées depuis longtemps et peut-être consubstantielles à l’humanité. Comment décider ? En ne décidant pas, justement… Mais en examinant les faits, ceux qu’on a devant soi, ceux qui font le tissu de nos existences, mais aussi en les comparant entre eux, les faits pour et les faits contre, pour mieux les peser, et enfin en les proposant à nos concitoyens pour qu’ils y pensent à leur tour. Un vieux sage français a écrit :

N’est-ce pas grand-pitié que malgré tant d’exemples apparents, tout en voyant le danger si présent, personne ne veuille se faire sage aux dépens d’autrui et que, de tant de gens qui s’approchent volontairement des tyrans, il n’y en ait pas un seul qui ait la sagesse et la hardiesse de lui dire ce que, comme le rapporte le conte, le renard dit au lion qui faisait le malade : “J’irais volontiers te voir en ta tanière ; mais je vois beaucoup de traces de bêtes qui avancent vers toi et je n’en vois aucune de bêtes qui reviennent.”

Le renard est le citoyen qui sait voir les faits, les comprendre et les dire ; autrefois, il s’appelait le philosophe ou plus simplement l’homme éduqué. Il était celui qui savait éviter la tyrannie, la tyrannie des idées reçues.

Qu’on utilise ou non Internet pour découvrir ces faits, pour mieux les analyser et les dire aux autres, cela ne changera pas grand-chose. Le plus grand des dangers vient de ce que nous nous donnions trop peu de temps pour entreprendre cet exercice humain. Il nous faut du temps à perdre pour prendre le temps de réfléchir. Il me semble que quelqu’un a déjà parlé ainsi… Tiens, je me souviens…

Je dois choisir ce qui m’est dû… Et que m’est-il dû ? Quelle peine, ou quelle amende mérité-je, moi, qui… laissant de côté toutes les choses où je ne pouvais être utile ni à vous ni à moi, n’ai voulu d’autre occupation que celle de vous rendre à chacun en particulier le plus grand de tous les services, en vous exhortant tous individuellement à ne pas songer à ce qui vous appartient accidentellement plutôt qu'à ce qui constitue votre essence, et à tout ce qui peut vous rendre vertueux et sages ; à ne pas songer aux intérêts passagers de la patrie plutôt qu'à la patrie elle-même, et ainsi de tout le reste ? [2]

Ai-je besoin de dire que j’ai trouvé ce texte sur Internet[3] ?

 

Gérald Allard*

 

NOTES

* Gérald Allard est professeur de philosophie à la retraite. Il a notamment écrit des ouvrages sur Machiavel, Montaigne, La Boétie, et Rousseau.

[1] Cf. Michel de Montaigne, Essais, Livre I, 25.

[2] Socrate, Apologie, 36.

[3] Ceux qui voudraient examiner rapidement certaines des ressources qu’offre Internet pourraient consulter : sur les questions politiques : , , , ,  ; sur les classiques de la littérature et de l’art : , , , , ,  ; sur les cours universitaires gratuits : , , . Est-il nécessaire de rappeler que cette liste ne prouve pas qu’Internet et les nouvelles technologies ne sont pas sujets à abus ?






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