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Anatomie d’une illusion : le féminisme est l’ultime avatar d’un patriarcat en crise

Un texte de Jean-Philippe Trottier
Dossier : Les filles de Simone
Thèmes : Féminisme, Identité, Mouvements sociaux, Religion, Société
Numéro : vol. 10 no. 2 Printemps-été 2008

Est-il possible pour un homme au Québec de tenir un discours argumenté mais critique face au féminisme sans qu’il passe nécessairement pour réactionnaire ou misogyne ? Comment le faire dans une culture marquée par les adhésions massives, où le dialogue n’a souvent de réalité que le nom et où la dissension se résorbe en général dans le collectif après une crise d’urticaire aussi brève qu’enflammée ? Et comment, pour ce même homme, répondre à une idéologie valable sous certains aspects, qui a pris des décennies pour se constituer avant de déraper sous sa forme essentialiste dans les années 1970-1980 et devenir un moralisme d’autant plus culpabilisant qu’il est agressivement angélique ? Autrement dit, existe-t-il un discours assez fort capable d’entrer en dialogue et de relever, outre les mérites de l’idéologie, ses contradictions et ses mystifications, au premier chef desquelles la création de toutes pièces d’une essence féminine de victime et d’une autre, masculine, d’agresseur (d’où l’appellation féminisme essentialiste) ? N’est-il pas temps de mettre au jour une dynamique perverse où la revendication sans fin de justice d’un camp appelle une culpabilisation de l’autre camp, sans fin également ? Une essence ne change pas et c’est pourquoi le féminisme essentialiste, qui fait de l’oppression patriarcale systémique son dogme fondamental, est nécessairement voué à l’échec.

Nous ne parlons bien évidemment pas du féminisme à la Thérèse Casgrain ou à la Marie Gérin-Lajoie, ni de celui des revendications d’accès des femmes à l’enseignement supérieur, au vote, aux congés de maternité, ni encore de celui qui a mené à la loi 16 de 1964, corrigeant l’incapacité juridique de la femme mariée. Nous ne parlons pas non plus du féminisme existentialiste à la Simone de Beauvoir, où la femme revendique sa liberté de sujet. Nous parlons d’une idéologie qui a remplacé un catholicisme en chute libre après le catapultage du Québec à la modernité dans les années 1960. Autant dire que ce féminisme a repris, sans le savoir et en imaginant libérer la femme du carcan religieux, des traits de ce catholicisme canadien-français, sui generis malgré ses inflexions ultramontaines. Il les a repris en les dégradant, par le processus maintes fois observé qui veut que quand Dieu (ou la transcendance) disparaît, il revient « par la bande » sous forme d’idole, ainsi que le montre le passage du veau d’or du Livre de l’Exode.

Car c’est cela, l’erreur fondamentale du féminisme essentialiste québécois : tout comme la société a mal liquidé son rapport au passé du fait du passage brutal du Québec à la modernité, ce féminisme a effectué une lecture hautement discutable de ce même passé pour mieux asseoir ses thèses et ses revendications. Une lecture sans doute juste au strict point de vue formel mais aveugle aux réalités et complexes psychologiques, historiques et culturels. Avec pour résultat que ce passé, qui n’est pas passé, revient paradoxalement nous hanter par la porte d’en arrière. Examinons-en un peu certains traits et les contradictions qui en découlent.

 

QUELQUES TRAITS HÉRITÉS D’UN CERTAIN CATHOLICISME D’ANTAN

 

Songeons d’abord au culte de la Vierge Marie, si prépondérant naguère au point de détrôner ceux voués à Dieu le Père ou à Jésus-Christ, auquel répondait la dévotion au pauvre saint Joseph. Celui-ci, parti raboter ses planches, figure trop rarement dans l’iconographie, tout comme tant de pères canadiens-français absents. Marie, au dire du catéchisme de l’Église catholique, est perpétuellement vierge, aeiparthenos. Avant, pendant et après la naissance de son fils. Mieux encore, depuis la promulgation en 1854 du dogme de l’Immaculée Conception, Marie a été conçue hors du péché (ce qui n’a rien à voir avec la conception virginale de Jésus). Elle est donc incapable de faire le mal. Comme l’Église catholique locale l’a fait depuis le XIXe siècle, et l’Église en général à la suite de la Réforme protestante et du Concile de Trente, il suffit de faire une lecture morale et non théologique du péché pour comprendre que Marie est perpétuellement innocente moralement. On saisit donc les conséquences de ce glissement sur une grande partie des modèles identitaires féminins au Canada français, tant laïques que religieux. L’Église ultramontaine, grandiose et moralisatrice issue des années Bourget (1840-1876, décédé en 1885) et de l’Acte d’Union de 1840, a d’ailleurs vu la création de 26 ordres religieux féminins jusqu’à la Première Guerre mondiale. Côté hommes, le chiffre est 13 fois plus petit… Le féminisme essentialiste, récupérant l’innocence de la Vierge Marie, a automatiquement répercuté le Mal ailleurs : sur l’homme, et ce, dans l’histoire, dans la vie conjugale, dans la politique et partout ailleurs.

Anathema sit ! Voici un autre trait hérité du catholicisme local, lequel souffrait peu de se voir critiqué. L’anathème désignait, dans les mondes romain et grec anciens, une offrande religieuse en signe de remerciement ou de sacrifice expiatoire. Chez les Hébreux, il signifiait plutôt un tabou, ainsi qu’on le voit dans une prescription du Deutéronome : « Tu n’introduiras pas dans ta maison une chose abominable, de peur de devenir anathème comme elle. Tu les tiendras pour immondes et abominables, car elles sont anathèmes. » Dans la doctrine chrétienne, ce mot a revêtu un sens d’exclusion (« qu’il soit anathème! ») pouvant mener à l’excommunication. Dans notre sensibilité moderne et désacralisée, frapper quelqu’un d’anathème signifie non seulement le condamner moralement mais surtout l’exclure de la sphère de sens et d’acceptabilité. C’est dire la charge tétanisante de cette condamnation, surtout quand elle est prononcée par quelqu’un qui a hérité de l’identification à la Vierge Marie. Ce sont, en l’espèce, les mots « misogyne » et « violent » qui font office d’anathème. Comment comprendre autrement l’interdit surréaliste et inquisitorial qui a frappé le candidat adéquiste dans Deux-Montagnes, Jean-François Plante, pour ses commentaires critiques sur l’égalité hommes-femmes ou sur le ruban blanc commémorant la tragédie de Polytechnique, avant les élections provinciales de mars 2007 ?

Comment réagir quand on est l’objet d’une telle sentence autrement que par la protestation de ses bonnes intentions ? On est derechef propulsé dans la sphère incantatoire de la victimisation. On s’écrase ou l’on se révolte, ce qui revient à nourrir le diagnostic autoréalisateur. Curieusement, le mot « misandre » (haine de l’homme) n’a pas la même fortune, du moins pour l’instant, ce qui prouve bien, a contrario, la prééminence morale et religieuse de la femme canadienne-française de la seconde moitié du XIXe siècle et du XXe siècle.

N’y aurait-il d’ailleurs pas un parallèle intéressant à établir entre l’anathème, cette disqualification du vis-à-vis, et l’épineuse question de l’avortement, question comprise dans son sens philosophique de suppression de l’altérité que l’on porte en soi-même, indépendamment des pertinentes questions juridiques, médicales ou sociales liées à cette problématique difficilement tranchable ? Dans les deux cas, on assiste effectivement à l’oblitération de l’autre. La disqualification par la doctrine de tout ce qui lui est critique et étranger n’est-elle pas un équivalent intellectuel de la tentation solipsiste que représente – toujours au point de vue philosophique – l’avortement ?

La victimisation est un troisième trait hérité de ce catholicisme dans la mesure où elle représente une dégradation de la mystique de l’agneau pascal, immolé pour nos péchés. Et ce péché, c’est au premier chef la violence physique, psychologique, symbolique, sexuelle, économique, institutionnelle faite, supposément de tout temps et dans toutes les cultures, aux femmes par les hommes. La croix est remplacée par l’oppression patriarcale, l’agneau mystique par l’être-femme et le paradis par l’égalité entre les sexes. La violence conjugale participe de cette même mystique, ce qui ne veut évidemment pas dire qu’elle n’existe pas. Mais il est à cet égard révélateur de jeter un coup d’œil sur le site Internet du ministère de la Santé et des Services sociaux du Québec[1]. Ce dernier concède, du bout des lèvres, qu’il peut y avoir des hommes victimes (par des femmes violentes ? Pas un mot), mais que ce sont presque toujours les femmes qui écopent. Le dogme de la vulnérabilité/sensibilité féminine et de l’invulnérabilité/insensibilité masculine est préservé.

Ce schéma de substitution par désacralisation avait déjà été relevé au sujet du communisme. Là, l’agneau pascal avait pris la forme du prolétariat et le paradis celle de la société sans classes (après la lutte victorieuse et la dictature du  prolétariat). Dans le cas du féminisme essentialiste et du communisme, nous retrouvons le même modèle d’une mystique dégradée en promesse de bonheur sur terre. Alors que la mystique vise précisément un autre bonheur, inaccessible ici-bas.

On pourrait aussi compter la communion des saints au chapitre d’une récupération féministe inconsciente. On la retrouve effectivement dans les hymnes radieux à la solidarité féminine internationale, si ce n’est universelle. La Marche mondiale des femmes de l’an 2000, succédant à celle du Québec de 1995, contenait certaines remarques pertinentes mais d’autres dignes d’Alice au pays des merveilles. Elle n’en procédait pas moins de cette ferveur communiante nourrie à la litanie des saintes du monde entier.

Nous n’avons donc pas, au Québec, aboli le passé religieux. La raison en est simple : le passage d’une société traditionnelle à un monde moderne avait pris au moins trois siècles en Europe. Ici, il s’est effectué en quelques années. Ce n’était pas un passage mais un catapultage sans transition, effectué avec beaucoup de retard par rapport au reste de l’Occident. Il fallait impérativement se mettre à la page et se faire pardonner ce qui passait dorénavant pour de la niaiserie moyenâgeuse. L’idée de Dieu, si omniprésente auparavant, est passée par pertes et profits. Le féminisme essentialiste n’en a été que plus religieux et plus radical que ne l’avait été sa version d’avant la Seconde Guerre mondiale

 

UNE IDÉOLOGIE MILLÉNARISTE

 

Dans cette désacralisation générale, le bonheur de l’au-delà a été remplacé par son ersatz terrestre. L’angélisme quelque peu rose bonbon, naïf et musclé du catholicisme n’en a pas pour autant été aboli. D’où, ultérieurement, l’imparable force de conviction du féminisme et l’impossibilité de le critiquer de l’extérieur. Qui, par exemple, s’inscrirait en faux par rapport à l’égalité hommes-femmes qui est la nouvelle vertu menant au nouveau paradis sur terre ? Qui dénoncerait une idéologie qui, confondant allègrement culture et stéréotype, promet une purification sur terre, à commencer par les écoles, les foyers et le monde du travail ? Voici pourtant ce que dit, à propos du bonheur ici-bas, l’épistémologue viennois Karl Popper, dans La société ouverte et ses ennemis : « Ce rêve envoûtant d'un monde merveilleux n'est qu'une vision romantique. Cherchant la cité divine tantôt dans le passé, tantôt dans l'avenir, prônant le retour à la nature ou la marche vers un monde d'amour et de beauté, faisant chaque fois appel à nos sentiments et non à notre raison, il finit toujours par faire de la terre un enfer en voulant en faire un paradis. »

C’est ce qu’on appelle la tentation millénariste, le mot faisant allusion au chapitre XX de l’Apocalypse de saint Jean : la victoire du Bien sur le dragon inaugurera 1000 ans de félicité terrestre, à la suite de quoi le dragon se réveillera pour livrer un combat final et se voir vaincu définitivement par le Bien. L’histoire est donc vue comme un processus linéaire menant inéluctablement vers le bonheur, quelles qu’en soient du reste les victimes « collatérales ». Et ce processus nécessaire est à la fois scientifique et moral, mais sans que la science ne vienne tempérer la morale et vice-versa. Autrement dit, on ne peut s’y opposer sans passer pour immoral et irrationnel. Et plus le millénarisme est angélique, plus l’anathème est total. L’espérance a remplacé l’espoir de lendemains qui chantent. On est passé d’une vision historique à une vision théologale. Quant aux récalcitrants, on leur susurrera, comme le Roi des aulnes à l’enfant : Ce n’est que votre bien que l’on veut… et on l’aura !

On comprend donc que cette teneur religieuse et cette récupération inconsciente du catholicisme « patriarcal » par le féminisme permettent d’alimenter une dynamique idéologique jusqu’à l’absurde. Le propre de cette dynamique, commun à toute idéologie, est de partir de constats réels pour moraliser ceux-ci et se dissocier  peu à peu de la réalité jusqu’à constituer un univers parallèle, de plus en plus éloigné de cette réalité. Une idéologie commence en croyance et voici ce qu’en dit le penseur Jean Grenier en 1938, dans son Essai sur l’esprit d’othodoxie : « une croyance en s’implantant dans une société s’organise et se défend comme une plante qui étend ses racines jusqu’à ce qu’elle trouve de l’eau, recouvre sa tige d’écorce, tourne ses feuilles vers le soleil, enfin use de tous les moyens pour se développer et repousse avec intransigeance tout ce qui ne peut pas l’y aider. L’orthodoxie est donc une suite fatale de toute croyance qui réussit ; ou, en tout cas, elle est une tentation à laquelle peu de croyances résistent ». Le soutien de l’État n’est d’ailleurs pas étranger à la croissance de cette plante, celui de nombreux intellectuels non plus.

 

CONTRADICTIONS DU FÉMINISME

 

Toutefois, les contradictions ne manquent pas d’apparaître au fur et à mesure que l’idéologie (ou l’orthodoxie) s’étend. Comment, dès lors, les maquiller autrement qu’en s’enferrant davantage dans le paradoxe de l’angélisme se défendant bec et ongles ? Les rages de la Vierge Marie sont à la mesure de son innocence, jusqu’à ce que ce binôme se disloque et qu’on découvre la mystification.

Première contradiction, de taille : le féminisme se propose symboliquement de faire jouir cette vierge, c’est-à-dire en termes réels, de donner un pouvoir politique, économique, sexuel, social à la femme privée de ce privilège. Mais, tout critique qu’il est de cette virginité,  il veut en même temps lui conserver son état d’innocence. D’où occultation du pouvoir, moral et affectif notamment, de la reine du foyer d’antan. Un pouvoir démesuré mais incommode. Or, comment jouir, comment assumer son pouvoir si on l’asseoit sur une innocence ? Il est naïf, voire dangereux, d’allier pouvoir et innocence.

Comment asseoir le pouvoir de cette vierge dont l’acte principal, le fiat à la volonté de Dieu, a consisté à se vider totalement d’elle-même pour accueillir le verbe divin ? Il est rigoureusement impossible d’asseoir un pouvoir personnel sur une kénose (en grec, kenosis, le fait de se vider de soi-même) et c’est la raison pour laquelle le féminisme oscille perpétuellement entre l’autocélébration et la lamentation que le chemin de l’égalité est encore long. Ce chemin est infini parce que son point de départ se situe dans une dépossession totale. En outre, le constat d’un but atteint frapperait d’obsolescence et d’inutilité l’idéologie et tout le système qui en dépend.

C’est d’ailleurs toute la question soulevée très pertinemment, dans un contexte européen cependant, par Liliane Kandel dans son ouvrage collectif Féminismes et nazisme (Éditions Odile Jacob, 2004). « On ne naît pas innocente, on le devient », dit-elle en réponse à celles qui prétendent que l’antisémitisme serait « une maladie mâle » (Margarete Mitscherlich, psychanalyste), et qu’il ne faudrait pas « tolérer que nos mères soient accusées d’avoir été des soutiens du fascisme. Étaient-elles au pouvoir ? » (Luce Irigaray, également psychanalyste). N’ayant rien eu, la Vierge Marie veut donc tout. Mieux encore, elle le mérite moralement. Mais comme le monde réel et adulte est régi par le partiel et la limite, cette vierge a l’impression de ne rien recevoir. Elle redemande donc tout et ainsi de suite. La contradiction est insurmontable.

Autre contradiction : comment se fait-il que le féminisme, qui se présente sous la forme d’une nouvelle vertu, vibre aux accents de la compassion universelle dont les hommes sont curieusement exclus pour la plupart ? Benoîte Groult, venue donner une conférence à la Bibliothèque nationale du Québec en septembre 2006, s’étonnait que si peu d’hommes assistent à ses discours. À lire son bilieux ouvrage Ainsi soit-elle, par exemple, on s’en étonne beaucoup moins. Même le livre d’Élisabeth Badinter, Fausse Route, qui met en garde le féminisme essentialiste contre ses égarements, ne mentionne que du bout des lèvres la façon dont les hommes en sont affectés. Ce qui n’empêche nullement l’auteure d’avoir été copieusement descendue par certaines docteures de la loi.

De deux choses l’une : le féminisme est soit un humanisme qui englobe de la même compassion les deux sexes, auquel cas il nie son propre dogme fondamental, soit une idéologie modelée sur le patriarcat et qui en confirme paradoxalement la valeur puisqu’elle en a besoin comme d’un repoussoir commode. C’est la troisième contradiction.

En fait, le féminisme essentialiste, qui se pose en ennemi du patriarcat, est l’avatar ultime de ce patriarcat en crise. Mieux encore, il le « tue » pour mieux le ressusciter afin de légitimer et de pérenniser son combat. Comment comprendre autrement l’apanage de la victimisation et de la compassion qui ressemble fort étrangement à la façon dont le patriarcat a coutume de dépeindre le sexe dit faible et qu’il faut défendre contre les agressions et les injustices ? C’est ainsi que ce patriarcat a promu une identité féminine morale (« ne touche pas à ta mère ») que l’on retrouve curieusement dans le féminisme essentialiste (« victime car femme »). C’est là la force imparable de l’idéologie : elle provient directement d’une culture et de coutumes patriarcales, tout en cherchant à retourner la dynamique. Un peu à la manière de la créature du docteur Frankenstein, de Pinocchio, du Golem, de l’Apprenti sorcier ou de la statue de Pygmalion qui ont cherché à se retourner contre leur créateur mais sans pour autant s’en affranchir.

La mécanique est assez simple : on nie dans un premier temps que la femme ait jamais eu un pouvoir moral capable d’infléchir l’action masculine et, dans un second temps, on élabore un discours, lui-même moralisateur à outrance, qui fait que les injustices dont pâtissent les femmes sont présentées non plus comme des retards à combler en fonction d’évolutions socioculturelles mais comme des péchés contre l’esprit. C’est en quelque sorte comme si quelqu’un se battait avec une épée mais faisait croire à son adversaire et à lui-même qu’il n’en a pas. Cela a l’immense avantage d’obliger l’autre à faire preuve d’esprit chevaleresque, à  désarmer et à se mettre en mode de « défense de la veuve et de l’orphelin ». On est effectivement en plein patriarcat, à la différence que le père a été évincé et remplacé par l’État, le plus froid de tous les monstres froids, selon le mot de Nietzsche.

C’est également fort de cette négation d’une arme que l’on possède que le féminisme essentialiste affirme que le privé est politique. Trouvaille aussi brillante que pernicieuse – et c’est la quatrième contradiction – puisque l’idéologie ne prend en compte que le privé de la femme, et pas n’importe lequel. Il fallait certes dénoncer la violence conjugale, les hypocrisies bourgeoises de l’amour éternel et toutes les façades d’une maternité heureuse. Mais on ne retient qu’un certain privé : celui qui va dans le sens du diagnostic d’aliénation mur à mur de l’être-femme. Ainsi, le travail ménager non rémunéré devient esclavage (analyse valable uniquement dans le cadre du salariat, ce qu’on omettra bien sûr de préciser) ; l’immense pouvoir de donner la vie devient une charge ; le travail maternel avec les enfants devient oblation ; le mariage est vu comme viol institutionnalisé ; l’absence officielle de la femme de la sphère publique est entendue comme une mise sous séquestre. Motus, en revanche, sur l’aliénation du travail masculin sous l’autorité d’un patron anglophone, sur la démoralisation masculine héritée de l’histoire d’un peuple à moitié conquis, sur l’humiliation que bien des maris subissaient face à leur épouse, sur les hommes anonymes morts pour défendre patrie et foyer, sur le rôle central de la mère de famille dans la transmission de la culture aux enfants, etc.

A-t-on jamais songé que, si les femmes figurent  peu dans les dictionnaires, les hommes, pour leur part, n’ont pas accès à leur histoire privée ? On serait curieux de savoir ce qui se passait réellement dans les foyers et dans la « petite histoire » dont la grande, l’officielle n’est souvent que la caisse de résonance. Exclues de l’histoire publique, les femmes ont-elles pour autant été des Cendrillon ou des Blanche-Neige ?

Comment dans ces conditions revendiquer l’égalité hommes-femmes si on ne retient la plupart du temps que les avantages de l’homme et les désavantages de la femme, et qu’on exclue les critères inverses ? Comment la revendiquer lorsqu’en plus, on occulte le pouvoir de donner la vie qui ne sera jamais accordé à l’homme ? Est-on prêt par ailleurs à accorder l’égalité dans la responsabilité du Bien comme du Mal ? Autrement dit, est-on prêt à corriger la perception toute patriarcale selon laquelle une femme qui attaque se défend et un homme qui se défend attaque ? Ou encore qu’un homme peut être vulnérable et qu’une femme peut être violente ? Finalement, quelle part dans cette proclamation tous azimuts de l’égalité hommes-femmes revient à la conviction positive et quelle part revient au ressentiment par rapport à un passé que l’on a doctement appris à dénigrer et à colorer selon nos intérêts de l’heure ? L’égalité servirait-elle en partie de nouvel antidote incantatoire pour se dédouaner d’une histoire supposément honteuse ?

Dans une société comme le Québec, peu suspecte d’excès d’esprit critique et de rationalité, ces contradictions sont camouflées par le sentimentalisme ambiant, la plasticité des convictions idéologiques, le caractère massif et global des adhésions, la nécessité de parer à la chute du catholicisme d’antan et surtout, par l’occultation, derrière un jovialisme de façade et quelque peu bouffon, de la douleur d’un peuple à moitié conquis. Être féministe dans les années 1970-1980 équivalait à être pour la vertu et acquiescer au silence sur la douleur historique de l’homme en tant qu’homme. Rien d’étonnant à voir son succès qui devait permettre à la société québécoise d’exorciser son histoire perdante. Mais qu’advienne une autre idéologie liée à une nouvelle nécessité de l’heure : on ne serait pas surpris que les apôtres et thuriféraires actuels et actuelles changent d’encensoir aussi rapidement et massivement que l’ont fait hier leurs prédécesseurs religieux des années 1960.

 

Jean-Philipe Trottier*

 

NOTES

* Diplômé de la Sorbonne en philosophie et de McGill en musique, essayiste et polyglotte, Jean-Philippe Trottier a écrit plusieurs articles pour des revues telles que Liberté, Argument, L’Agora, L’Action nationale et InRoads… Ses fréquents séjours à l’étranger l’ont familiarisé avec les particularismes culturels et la nécessité de donner un sens, jamais épuisé, aux choses et aux événements. Il vient de signer un essai-choc sur le féminisme québécois et son corollaire, la condition masculine : Le grand mensonge du féminisme, ou Le silence sur la triple castration de l’homme québécois (Éditions Michel Brûlé).

[1] http://www.msss.gouv.qc.ca/sujets/prob_sociaux/violenceconjugale.php.

 


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