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Un Titanic culturel

Un texte de André Major
Dossier : La démission de Radio-Canada
Thèmes : Canada, Culture, Revue d'idées, Société
Numéro : vol. 10 no. 2 Printemps-été 2008

Il y a une douzaine d’années – plus précisément au cours de l’été 1994 –, à la radio de Radio-Canada on assistait à un remue-ménage dont nul ne pouvait soupçonner l’ampleur ni les conséquences assez désastreuses, comme on n’a cessé de le constater depuis lors. Je ne reviendrai pas ici sur la suite de ces événements dont j’ai rendu compte dans la revue l’Inconvénient[1] et, plus récemment, dans mes carnets des années 1993 et 1994[2]. Je veux plutôt proposer l’hypothèse suivante, à savoir que le programme de réduction budgétaire imposé à la SRC par le premier ministre Trudeau, dès les années 1980, a eu pour effet d’ébranler sérieusement les fondements et la vocation humaniste d’une institution publique relevant du Parlement fédéral. Cette vocation humaniste – le fameux mandat culturel qui coexistait avec le mandat d’informer – inspirait une programmation fondée sur une connaissance plus ou moins vulgarisée des arts, de la pensée et, plus modestement, des sciences. Il n’y avait pas que des magazines d’actualité au programme du service culturel et aux émissions musicales, il y avait des œuvres, des séries documentaires et des analyses. Et l’on ne craignait pas de circuler dans le temps et dans tous les domaines de l’esprit. L’évolution culturelle, pour le meilleur comme pour le pire, se reflétait dans le contenu de cette programmation, de même que l’évolution politique du Québec marquait l’approche journalistique du service de l’information. C’est à cette évolution surtout que le gouvernement Trudeau réagissait en menaçant de fermer la boîte. Avec à sa droite des conservateurs assez bornés et en son sein une députation québécoise franchement hostile à une certaine culture québécoise, Trudeau avait beau jeu de rappeler à l’ordre une institution publique vouée, dans son esprit, à servir l’unité nationale. On me dira que rien ne prouve hors de tout doute qu’il y a relation de cause à effet dans l’application de cette cure d’amaigrissement qui devait devenir plus sévère encore avec le gouvernement Chrétien. Chose certaine, durant et après la première campagne référendaire, on trouvait que la SRC prenait un peu trop de libertés, alors qu’on attendait d’elle qu’elle joue le rôle unificateur censé justifier son existence. Les présidents de la SRC n’en finissaient pas de plaider pour une sorte de trêve devant un Parlement toujours plus hargneux et vindicatif. Notre État multiculturel étant un exemple pour le monde, sinon l’exemple des exemples, il fallait que cela se reflétât sur nos ondes de moins en moins publiques et de plus en plus para-gouvernementales.

          Toujours est-il qu’à la veille d’une deuxième campagne référendaire qui menaçait l’ordre constitutionnel de cette merveille qu’était l’État canadien, il fallait mettre au pas ceux qui en menaient un peu trop large, comme on dit, et qui servaient mal la patrie menacée. On n’en était plus aux habituelles remontrances à l’égard d’un personnel peu disposé à incarner le génie canadien, on allait lui montrer le chemin de la sortie par le biais d’un généreux programme de retraite anticipée. La nouvelle direction – celle qui en 1994 évoquait l’An I de la radio pour justifier les purges successives auxquelles elle procédait – aura toute la marge de manœuvre nécessaire, son personnel devenant d’autant plus malléable qu’il se composait majoritairement de contractuels. C’est pourquoi d’ailleurs, quelques années plus tard, la grève des syndiqués de la radio sera un échec, la direction déclenchant aussitôt un lock-out pour ne pas avoir à discuter d’une permanence qu’elle regrettait d’avoir consentie au personnel de la télé. La précarité de l’emploi est un grand atout dans le jeu patronal, à la SRC comme ailleurs.

          Sous la gouverne de Sylvain Lafrance, artisan d’une convergence et d’un partenariat qui n’ont fait que s’accentuer, plus rien de l’ancienne radio culturelle ne devait perdurer. Il effaçait tout sous prétexte de conquérir un nouvel auditoire plus jeune qui boudait le sérieux des émissions culturelles. Sa mission, il l’a si bien remplie qu’il a monté en grade, comme on dit, et qu’il a même été décoré. Comme il l’avait lui-même annoncé en entreprenant son œuvre de démolition, il a procédé à la démontréalisation de la radio au nom d’un pancanadianisme répondant tout à fait aux visées des instances qui lui avaient donné carte blanche et qui semblent n’avoir jamais été sensibles aux plaintes bien documentées soumises par le Mouvement pour une radio culturelle, pas plus que le CRTC qui n’a pas jugé bon de se mouiller. Les ministres du Patrimoine qui ont succédé à Sheila Copps n’ont jamais remis en question cette réorientation majeure de la politique culturelle qui s’est opérée depuis une douzaine d’années. On peut donc, sans trop se tromper, conclure qu’elle convient aux conservateurs, comme elle convenait aux libéraux et comme, sans doute, elle conviendrait aux néo-démocrates, le sort de la culture n’empêchant personne de dormir d’un bout à l’autre du pays.

          Je ne prétends pas que le contenu et le ton de la programmation d’avant l’An I étaient irréprochables. Certaines pratiques étaient parfois déplaisantes, peu adaptées au média radiophonique : question de ton ou tendance à faire étalage de son érudition. Nous trouvions à redire là-dessus, et nous aurions sans doute accepté de corriger le tir, si les discussions avaient porté sur une amélioration qualitative des émissions. Mais il n’était question que de revenir au direct pour faire des économies et d’insuffler un peu de fraîcheur sur nos ondes en faisant appel à des collaborateurs moins qualifiés, mais infiniment plus spontanés. (Et l’on voit, on entend plutôt, ce que donne ce culte de la spontanéité : la bêtise a parfois son charme, mais elle n’est pas toujours rafraîchissante.) La désaffection croissante à l’égard du théâtre radiophonique, par exemple, aurait justifié une sérieuse remise en question. Or, ce fut au contraire un domaine où, durant quelques années, la direction misa gros et en pure perte. Dans ce cas-là, les fameuses consultations menées auprès du public n’ont pas dû éclairer sa lanterne, elle qui n’en retenait que ce qui semblait aller dans le bon sens, celui qu’au départ elle avait choisi. Et elle a fini par éliminer de sa grille horaire toute forme de théâtre, de même que les magazines consacrés au cinéma, aux arts visuels et à la littérature. Ces magazines offraient une information approfondie par un regard critique et enrichie de rencontres souvent substantielles avec les créateurs et les penseurs d’ici et d’ailleurs. Ce n’était manifestement pas ce qui intéressait la nouvelle direction. Trop de gravité là-dedans, pour cet auditoire qu'elle rêvait de divertir sans effort. Pour montrer sa bonne volonté, elle nous a proposé Vous m’en lirez tant, une émission littéraire diffusée le dimanche après-midi, et dont le mandat semble être de présenter un bon show avec, au menu, de la chanson et des lectures faites par des comédiens. On fait vite et pas toujours bien parce qu’au lieu de creuser, on gratte la surface, n’en déplaise à l’équipe chargée de ce divertissement à saveur littéraire. C’est mieux que rien, bien sûr. Et la direction en est quitte avec un milieu qui n’a pas su réagir assez promptement et énergiquement quand elle a entrepris de démanteler l’espace culturel pour en faire un espace musical qui n’a engendré que le désenchantement et un bien piètre résultat d’écoute. Il lui a tout de même fallu plus de dix ans pour faire table rase et nous imposer quelque chose qui lui ressemble, c’est-à-dire un vaste désert culturel où, si on est patient, on trouve quelques rares oasis. Ne vous demandez pas ce qui est diffusé en soirée, personne n’en sait rien, la majorité des auditeurs de l’ancienne Chaîne culturelle ayant déserté le Titanic tandis qu’il coulait en douce dans le fleuve. Le paradoxe de la réforme pilotée par Lafrance et entérinée par le président Rabinovitch, c’est que la Première chaîne, loin de subir pareil sort, a été l’objet de toutes les complaisances, budgétaires et autres. C’est elle, d’ailleurs, qui permet au vice-président de plastronner avec la collaboration empressée, sinon servile, de ses animateurs/trices.

          Ce qui manque le plus, quand on considère ce désert que tente de fertiliser le pot-pourri qu’on y déverse quasiment de l’aube au couchant, ce sont les indispensables passerelles entre la culture dite savante et la culture tout court. Ces passerelles, propres à la radio culturelle (plus qu’à la télé, reconnaissons-le), constituaient une sorte de vaste toile où l’auditeur curieux pouvait naviguer selon ses intérêts. Oui, ce qui manque terriblement, c’est cette conversation critique qui portait sur le vaste monde des arts et de la pensée, sans en épuiser la richesse, mais qui tentait de saisir les enjeux dont il est porteur. Un tel regard critique fait défaut presque partout, les médias se contentant d’un fast-food culturel dévitaminé. La carence découlant de ce manque de vision, elle saute aux yeux à la télé de Radio-Canada, où sévit désormais le même homme qui a débranché la radio de la culture et qui semble toujours guidé par le souci de banaliser, sinon de neutraliser, les enjeux culturels et sociaux. Il n’a cessé d’accentuer la tendance à réduire la culture au divertissement. Le dernier rapport de l’ombudsman de la SRC signale le danger d’une grave confusion entre l’information et le spectacle. Des émissions populaires comme Tout le monde en parle triomphent alors qu’on saborde Enjeux. Il y a encore place, merci, mon Dieu, pour des enquêtes. Et l’émission Découverte, pour le moment du moins, n’est pas menacée. Mais si on s’avisait de rendre les sujets scientifiques plus « décoiffants », comme on dit sur les ondes publiques, mais si Charles Tisseyre devait aller faire le clown chez Guy A. ce serait le boutte du boutte, pour parler comme ce dernier.

Faut-il, pour conclure, rappeler qu’une saine démocratie tolère les excès d’une grande liberté intellectuelle plutôt que de la brimer, alors qu’une démocratie soumise aux lois du marché préfère, quant à elle, amuser la foule jusqu’à l’abrutir. Dans ce contexte, l’animateur à l’allure délinquante et l’animatrice candide qui se laissent embobiner par les politiciens ont plus d’avenir que les vrais questionneurs. Mais que faire, face au naufrage du Titanic culturel, sinon lui tourner le dos et revenir à la source de la liberté, aux œuvres vives de l’esprit.

 

André Major*

 

NOTES

* André Major est écrivain. Il a été réalisateur aux émissions culturelles à la Société Radio-Canada pendant plus de 25 ans.

[1] No 12.

[2] L’Esprit vagabond, Boréal, 2007.

 


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