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Souveraineté et hypermodernité. La trudeauisation des esprits 

Un texte de Éric Bédard
Thèmes : Canada, Nationalisme, Québec
Numéro : vol. 10 no. 1 Automne 2007 - Hiver 2008

Les référendums de 1980 et de 1995 ont eu un grand impact sur la vie intellectuelle québécoise et canadienne. Ces événements ont provoqué de riches réflexions politiques et philosophiques sur les valeurs qui doivent fonder les communautés politiques canadienne et québécoise. Les historiens des idées de demain ne manqueront pas de matière. Ni les philosophes d’ailleurs. Car par delà le conflit Québec-Canada, conflit fédéral-provincial pour les uns, combat national pour les autres, par delà le rapatriement de la constitution canadienne de 1982 et l’impossibilité apparente de l’amender par la suite, j’ai le sentiment qu’on assiste à un débat sur la modernité, voire sur « l’hypermodernité » que j’assimile, à la suite de Sébastien Charles, à « l’exacerbation et l’intensification de la logique moderne au sein de laquelle les droits de l’homme et la démocratie sont devenus des valeurs incontournables[1] ». Depuis 1995, ce débat n’oppose cependant pas, comme certains aimeraient le croire, les partisans de la continuité à ceux du changement radical, il oppose des hypermodernistes convaincus qui, chacun à leur façon, se présentent à nous comme les défenseurs des valeurs universelles de la modernité avancée, comme les porte-parole d’une avant-garde éclairée. Du côté fédéraliste, Stéphane Dion et les héritiers du trudeauisme continuent de présenter le Canada comme un « exploit humain tout à fait unique », sinon un « joyau de l’humanité »[2], et le souverainisme, comme un combat d’arrière-garde. Ils sont restés fidèles au messianisme trudeauiste dont je tenterai de tracer les contours dans la première partie de cet essai. Du côté souverainiste, on assiste à l’avènement d’un discours nouveau. Les déclarations de Jacques Parizeau sur les votes ethniques ont provoqué l’émergence d’un « néosouverainisme » qui s’est manifesté de plusieurs façons au cours des dernières années. Dans la seconde partie, je tenterai d’en décrire les principales caractéristiques.

Je souhaite montrer, dans l’essai qui va suivre, qu’entre les pensées trudeauiste et « néosouverainiste », les similitudes sont frappantes. Dans les deux cas, on croit qu’il est indispensable de procéder à une liquidation de la mémoire traumatique des événements qui précèdent le passage à la modernité du Québec. En plus d’être entachés par le « tribalisme » ou « l’ethnicisme », cet attachement à l’idée de durée, ce « continuisme » pour reprendre un concept cher à Gérard Bouchard, sont considérés comme la source de tous les retards de la nation canadienne-française/québécoise. Trudeauistes et néosouverainistes partagent également une conception purement contractualiste de la société. La nation n’est plus un donné de l’histoire, produit fragile du travail des générations précédentes, elle prend la forme d’un contrat entre individus volontaires protégés par des chartes. La langue française, dans un tel contexte, n’est plus l’être de la nation, le témoignage d’une longue histoire, mais devient un simple instrument de communication entre individus aux identités multiples.



TRUDEAU-L’HYPERMODERNE



Plusieurs l’ont dit, le Canada d’aujourd’hui est celui auquel avait rêvé Pierre Elliott Trudeau. Cette trudeauisation du Canada correspond, pour reprendre la juste formule de Guy Laforest, à la « fin d’un rêve », celui d’un Canada fondé sur la dualité nationale[3]. Le Canada d’aujourd’hui n’est ni un « pacte entre nations », encore moins une « communauté de communautés », mais une vaste coalition d’ayants droit, une pure société d’individus protégés par une charte qui garantit tous les droits à la différence. Comment expliquer un tel succès ? D’aucuns pourraient arguer que le Canada d’aujourd’hui est bien différent de celui de 1867, que de tels changements s’imposaient. Avec l’arrivée de nombreux immigrants, la conception binationale du Canada n’est-elle pas dépassée, anachronique ? De plus, l’attachement à un quelconque héritage historique et culturel, expliquent d’autres, ne perd-il pas de son sens à l’heure où les individus d’aujourd’hui, qu’ils soient anglophones ou francophones, entretiennent avec l’État un rapport d’usager ? L’important n’est-il pas de garantir à tous de bons services publics, peu importe qui les financent ? Ajoutons à cela les réflexions de plusieurs sur la pertinence des provinces. À l’heure où la très grande majorité de la population vit en ville, ont-elles toujours leur raison d’être ? Ne sont-elles pas devenues, elles aussi, anachroniques ? En somme, le Canada de Trudeau, dont la Charte des droits et libertés met toutes les différences culturelles sur le même pied, dont l’État central gère de plus en plus étroitement les grands programmes sociaux, conclut des ententes avec les villes, n’est-il pas plus conforme à ce que serait devenu le pays depuis la Seconde Guerre mondiale ?

Ces explications sont certes valables mais je prétends qu’elles sont incomplètes parce qu’elles passent à côté du rôle crucial joué par la pensée de Pierre Elliott Trudeau dans la redéfinition du Canada. La trudeauisation du Canada n’est pas, pas seulement du moins, le produit d’une quelconque nécessité historique, elle témoigne surtout d’une philosophie politique qui a modelé de nouvelle façon la conception que se font désormais la plupart des Canadiens anglais du passé et de l’avenir de leur pays. Cette philosophie politique, à laquelle adhéra Pierre Elliott Trudeau à partir du milieu des années 1940[4], fut d’esprit moderniste et s’est manifestée 1) par une volonté ferme de rompre avec le passé ; 2) par une conception purement contractualiste de la société ; 3) par un messianisme progressiste qui concevait le Canada comme l’avant-poste de la civilisation avancée.

 

EN FINIR AVEC LE PASSÉ

 

Durant les années 1950, Pierre Elliott Trudeau formula l’une des critiques les plus sévères de la société canadienne-française. Il suffit de relire sa préface de La grève de l’amiante pour s’en convaincre. Trudeau y dénonce l’incapacité des élites traditionnelles à penser les importants changements provoqués par la société moderne. « Nos idéologies, écrit-il, toutes faites de méfiance de l’industrialisation, de repliement sur soi, de nostalgie terrienne, ne correspondaient plus à notre ethos bousculé par le capital anonyme, sollicité par les influences étrangères, et émigré sans bagage dans un capharnaüm moderne où la famille, le voisinage, la paroisse – piliers traditionnels contre l’effondrement – n’offraient plus le même support[5]. » La colonisation, le retour à la terre, la petite entreprise, les coopératives, les syndicats catholiques, toutes des avenues privilégiées par l’élite canadienne-française, furent autant de solutions « idéalistes », complètement déphasées par rapport aux réalités industrielles et urbaines du monde moderne. Cette cécité des élites traditionnelles découlait, aux yeux de Trudeau, de l’omniprésence d’une Église catholique qui n’admettait, aux fins d’une discussion sur l’avenir de la nation canadienne-française, qu’une doctrine sociale utopique. Elle découlait également du nationalisme des élites canadiennes-françaises qui, captives d’une mentalité d’assiégés, sacralisait tout ce qui pouvait nous distinguer d’une « ambiance anglaise, protestante, démocratique, matérialiste, commerciale et plus tard industrielle[6] » et tournait le dos au progrès, par esprit de méfiance de ce qui pouvait venir des Anglo-Américains.

Selon Trudeau, ce qui reliait cette doctrine sociale d’une Église d’Ancien régime et ce nationalisme frileux, c’était cette fixation sur un passé érigé en « maître ». Ce repli sur soi, ce refus de considérer le monde tel qu’il se donnait à voir étaient la conséquence fatale d’une incapacité à rompre pour de bon avec un passé qui n’avait rien de glorieux. Le pré-requis absolu pour prospérer, mettre fin au retard, envisager ne serait-ce que le mince espoir d’un avenir meilleur pour les Canadiens français, était de cesser de « vivre sur notre passé[7] ». Dans l’épilogue de La grève de l’amiante, le futur premier ministre plaçait les Canadiens français devant un choix très clair. Puisque « nous ne vivons pas dans un monde statique : il faut avancer avec la caravane humaine, ou crever dans le désert du temps[8] ». Pour contribuer à la société des hommes, il ne fallait plus se soucier de continuité, ne plus regarder en arrière, sinon pour pester contre l’obscurantisme de nos élites d’antan. Dans son compte rendu de La grève de l’amiante, André Laurendeau se montre généreux lorsqu’il écrit que la « volonté même de rupture » de Pierre Elliott Trudeau « indique à quel point il se sent solidaire de ce passé encore proche ». Cela dit, poursuit l’éditorialiste du Devoir, son enquête sur nos idéologies porte la « marque d’une déception amère » car « il est un Canadien français déçu des siens. Son enquête l’a mis en présence d’un monolithisme qu’intellectuellement il repousse mais qui le blesse dans son être même : je crois qu’il a honte d’avoir de tels pères; ce sentiment est si vif qu’il doit faire un effort méritoire pour demeurer honnête à leur endroit »[9].

De cette rupture des Canadiens français avec leur passé dépendait, selon Trudeau, le succès du Canada. Ses compatriotes devaient abandonner toutes revendications « nationales » fondées sur le passé. Au lieu de faire figure de « maîtres chanteurs[10] » en revendiquant toujours plus d’autonomie ou, pire, en réclamant un « État national » dont ils n’avaient nullement besoin pour croître et se développer, les Canadiens français avaient tout intérêt à prendre part à l’expérience canadienne[11]. Le futur premier ministre n’imposait pas cette rupture radicale avec le passé aux seuls Canadiens français. Les Canadiens d’origine britannique, dont les ancêtres avaient adhéré à la mystique impériale, qui rêvaient de construire une grande nation anglo-saxonne en Amérique du Nord, devaient, eux aussi, rompre avec leur histoire. Le passé canadien-anglais était lui aussi assombri par de nombreux épisodes d’intolérance à l’égard des Canadiens français. Le manque de respect pour les minorités françaises hors Québec, vécu au Nouveau-Brunswick, au Manitoba et en Ontario, n’était d’ailleurs pas étranger à l’avènement du nationalisme canadiens-français, selon Trudeau[12]. Pour construire un Canada moderne, ouvert et tolérant, il fallait donc que les citoyens d’origine française ou britannique oublient, d’un commun accord, les vieilles récriminations des temps révolus. Il y avait là un pré-requis absolu pour la suite.

 

UNE SOCIÉTÉ D’INDIVIDUS

 

Perçue comme un repli sur soi, comme un facteur de discorde puisqu’elle alimentait de vieilles rancunes inutiles, cette référence négative au passé, omniprésente dans la pensée de Trudeau, rappelle une phrase célèbre d’Ernest Renan : « L’oubli, et je dirais même l’erreur historique, explique-t-il dans Qu’est-ce qu’une nation, sont un facteur de essentiel de la création d’une nation[13] ». Pour avancer et prospérer, une nation doit probablement davantage oublier que se souvenir, ou ne se souvenir que de ce qui rassemble. Dans la mesure où l’on considère la nation comme un « plébiscite de tous les jours », comme c’est le cas chez Trudeau – citant d’ailleurs Renan –, ou comme un « contrat social que chaque génération de citoyens est libre d’accepter tacitement ou de rejeter ouvertement[14] », la finalité des institutions canadiennes n’était pas tant de garantir la pérennité d’un quelconque pacte entre nations mais de « mieux assurer les libertés personnelles[15] » car, estimait-il, « le progrès pour l’humanité, c’est son lent acheminement vers la liberté de la personne[16] ». S’agissant du gouvernement des hommes, toutes autres considérations étaient, à ses yeux, suspectes ou se situaient, en dernière analyse, dans l’horizon de la contre-révolution fasciste[17]. Chez Trudeau, la langue parlée par les uns et les autres ne constituait pas le reflet d’une dualité nationale, elle-même inscrite dans l’histoire, elle devenait le simple outil de communication au service d’individus libres. S’il fallait protéger les « droits linguistiques », c’était d’abord pour respecter le choix d’individus autonomes qui, de Montréal à Vancouver, avaient le droit de parler la langue qu’ils avaient librement choisie. Pour que les Canadiens français se sentissent chez eux au Canada, il était inutile de reconnaître au Québec un quelconque statut particulier, il suffisait d’adopter une charte qui allait protéger les droits linguistiques des uns et des autres. Grâce à une telle charte, prédisait Pierre Elliott Trudeau en 1964, les « Canadiens français ne se sentiraient plus confinés à leur ghetto québécois et l’esprit du séparatisme serait exorcisé pour toujours[18] ».

Cette vision purement contractualiste de la société, il la défend en 1964 dans un manifeste pour une « politique fonctionnelle » qu’il signe avec six collaborateurs de Cité libre et qui porte clairement sa marque. Le texte prend ouvertement parti contre le caractère nationaliste de la Révolution tranquille et estime qu’il faut « revaloriser avant tout la personne […] indépendamment de ses accidents ethniques, géographiques ou religieux[19] ». « L’ordre social et politique », expliquent les signataires, doit se fonder sur les « attributs universels de l’homme, non sur ce qui le particularise »[20]. « Acte de foi dans l’homme », ce manifeste formule une série de propositions qui visent à accroître la justice entre les citoyens et à améliorer leurs conditions de vie grâce à l’instauration de programmes universels d’assurance-chômage ou de santé. Cette perspective contractualiste, on la retrouve dans le discours prononcé par l’ancien premier ministre lors de la cérémonie de proclamation de la nouvelle constitution, en 1982. Le Canada, comme toutes les autres nations d’ailleurs, est alors présenté comme le « choix délibéré des hommes et des femmes d’ascendance amérindienne, française et britannique [de s’unir] à leurs compatriotes d’origine et de traditions culturelles les plus diverses pour partager un même pays[21] ».

Le recours au concept de « personne » pourrait faire croire que Trudeau, au lieu de prendre le parti du contractualisme libéral adhère plutôt à un certain personnalisme chrétien, plus ouvert à l’idée de communauté ; une différence de taille puisque l’individualisme libéral considère l’individu d’abord comme un sujet de droit sans filiation historique contraignante alors que le personnalisme conçoit l’homme comme un être spirituel, enraciné dans une communauté de proximité, elle-même inscrite dans la durée[22]. On le sait, les fondateurs de Cité libre se sont très souvent réclamés du personnalisme d’Emmanuel Mounier et de Jacques Maritain[23] qui, chacun à leur façon, proposaient une troisième voie entre l’individualisme libéral et les totalitarismes nationaliste ou communiste. Dans un livre paru l’an dernier, un ancien rédacteur de discours du premier ministre Trudeau apporte une pièce très intéressante au dossier. Grand lecteur des personnalistes, André Burelle croit que, s’il a toujours existé une tension chez le cofondateur de Cité libre entre individualisme libéral et personnalisme communautaire, ce serait, finalement, le premier pôle qui l’aurait emporté sur le second. Au final, constate cet ancien conseiller, non sans dépit d’ailleurs, ce serait la politique anti-nationaliste de Trudeau qui l’aurait emporté sur la mystique cité-libriste des premières années d’engagement intellectuel. Au cours des années passées à ses côtés, Burelle découvre peu à peu que Trudeau « était un individualiste anti-communautaire par passion et un personnaliste-communautaire par raison[24] ». S’il avait été un Juif, confie un jour Gérard Pelletier à Burelle, Pierre Elliott Trudeau aurait probablement choisi de vivre parmi la diaspora new-yorkaise plutôt que de s’installer en Israël. À la défense d’un peuple enraciné dans l’histoire, d’un État et d’un territoire menacés, Trudeau aurait préféré « jouer le jeu de l’excellence personnelle et de la libre-concurrence culturelle et linguistique au sein du melting-pot américain[25] ». Sans contredit, il y a là une question de tempérament, explique Burelle. Toutefois, cet authentique « goût pour la liberté » noté par André Laurendeau[26], cet « individualisme héroïque » à la Cyrano de Bergerac, grand héros de son enfance selon des biographes de l’ancien premier ministre[27], ne peuvent, à eux seuls, expliquer le penchant très marqué de Trudeau pour l’individu plutôt que pour la communauté. Selon Burelle, ce serait l’atmosphère des années 1950 qui serait à l’origine de son antinationalisme viscéral. Très tôt, il aurait été gagné par la conviction que pour se libérer du carcan ethnique et national, il fallait affirmer la primauté de la personne. Burelle résume ainsi la perspective Trudeau : « Pour devenir un individu libre, il faut s’affranchir de toute aliénation communautaire […] pour devenir un citoyen du monde, il faut se faire citoyen de nulle part[28]. » Conséquence d’une lutte existentielle contre le carcan canadien-français, cet antinationalisme aurait « fini par aboutir au libéralisme républicain de 1982[29] », selon Burelle.

 

LE CANADA COMME AVANT-POSTE DE L’UNIVERSEL

 

Tourné vers l’avenir, soudé par un contrat légal entre individus consentants, le Canada devenait, dans l’esprit de Trudeau, un véritable modèle pour le monde. Société d’individus affranchis des pesanteurs de l’histoire et libérée du carcan des communautés d’appartenance, le Canada pouvait se présenter comme l’avant-poste de la civilisation avancée, un phare pour une humanité qui, après les terribles épreuves de la Seconde Guerre mondiale, cherchait à transcender tous les particularismes contraignants qui bloquaient la route de la réconciliation et de la tolérance. Pays de toutes les cultures, de toutes les rencontres, de l’ouverture à toutes les différences, le Canada, dont l’État central incarnait la Raison en marche, devenait cette terre d’Éden où se vivrait la « fin de l’histoire ».

Ce messianisme progressiste, on le retrouve très tôt dans la pensée de Trudeau. Dès son premier texte dans Cité libre on sent une préoccupation de ce type. Les Canadiens français devaient apporter quelque chose de nouveau à la « société des hommes », ils avaient la responsabilité de contribuer au rapprochement du monde en donnant l’exemple[30]. Le manifeste pour une « politique rationnelle », publié 14 ans plus tard, est cependant beaucoup plus explicite sur ce sujet. La nature de cette contribution à la société des hommes devient très claire. Après avoir condamné le projet de séparation du Québec, que les signataires perçoivent comme une « évasion en face des tâches réelles et importantes à accomplir », ils invitent leurs concitoyens à « ouvrir les frontières culturelles de la société canadienne[31] ». La suite du manifeste dessine une vocation pour le Canada :

Les tendances modernes les plus valables s’orientent vers un humanisme ouvert sur le monde, vers diverses formes d’universalisme politique, social et économique. Or, le Canada constitue une reproduction en plus petit et en plus simple de cette réalité universelle. Il s’agit pour une pluralité de groupes ethniques d’apprendre à vivre ensemble : défi moderne, lourd de signification, et à la mesure de l’homme universel. Si les Canadiens ne peuvent faire une réussite d’un pays comme le leur, comment pensent-ils contribuer de quelque façon à l’élaboration de l’humanisme et des formes politiques internationales de demain ? Avouer son incompétence à faire fonctionner la Confédération canadienne, c’est à ce stade-ci de l’histoire reconnaître son indignité à participer à la politique mondiale[32].

 

Cité in extenso dans Lament for a Nation, cet extrait avait beaucoup frappé le philosophe George Grant car il pressentait, non sans raison, qu’un tel Canada serait en complète rupture avec son passé, qu’ainsi, il contribuerait, comme les États-Unis, à l’avènement d’un État universel et homogène où les différences fondées par la tradition, l’histoire, seraient un jour toutes niées[33].

Cette vocation universaliste du Canada sera rappelée dans un discours célèbre prononcé en février 1977 devant le Congrès américain quelques mois après la première élection du Parti québécois. Pierre Elliott Trudeau profite de cette tribune unique – aucun premier ministre canadien ne se l’était vu offrir auparavant – pour faire valoir les dangers que représente la souveraineté du Québec non seulement pour le Canada ou pour les États-Unis, mais pour toute la société des hommes. Ce discours important, rapporte d’ailleurs la jeune journaliste Lise Bissonnette qui couvre l’événement pour Le Devoir, le premier ministre « l’a soigneusement mis au point lui-même, entièrement[34] ». Après avoir salué l’amitié qui lie les Canadiens aux Américains, Pierre Elliott Trudeau vante, citation de George Washington à l’appui, « l’immense valeur de votre unité nationale[35] ». Cette concorde, poursuit le Premier ministre canadien, est essentielle « à un moment de l’histoire où il est impossible d’échapper au fait que le seul espoir de l’humanité réside dans la volonté des races, des cultures et des croyances de coexister pacifiquement ». Il aborde ensuite directement le projet souverainiste du Parti québécois. Les Américains n’ont rien à craindre, explique Trudeau, car des accommodements seront trouvés pour assurer aux Canadiens français des droits linguistiques égaux qui les placeront sur un pied d’égalité avec leurs compatriotes canadiens-anglais. Il est par ailleurs impératif de contrecarrer le projet du Parti québécois car l’éclatement du Canada, poursuit le premier ministre, serait un « échec tragique de notre rêve pluraliste […] je crois fermement que les Canadiens sont en train de modeler une société dénuée de tout préjugé et de toute crainte, placée sous le signe de la compréhension et de l’amour, respectueuse de la personne et de la beauté ». L’échec du Canada, où les deux plus importantes civilisations occidentales ont construit un projet commun, serait par conséquent un « un crime contre l’histoire de l’humanité[36] ». Avant de traiter des relations canado-américaines, le Premier ministre Trudeau ajoute : « J’ose dire que l’échec de l’expérience sociale canadienne, toujours variée, souvent admirable, répandrait la consternation parmi tous ceux dans le monde qui font leur le sentiment qu’une des plus nobles entreprises de l’esprit, c’est la création de sociétés où des personnes d’origines diverses peuvent vivre, aimer et prospérer ensemble. » Il conclut son discours par une citation de Thomas Paine qui résume fort bien sa pensée : « Mon pays, c’est le monde entier et ma religion, c’est de faire le bien. » Trois ans plus tard, après le dévoilement des résultats du référendum de 1980, Pierre Elliott Trudeau reprend cette même idée en expliquant cette fois aux Québécois qu’il « nous appartient comme Canadiens de montrer une fois de plus à l’humanité entière que nous ne sommes plus les derniers colonisés de la terre, mais les premiers affranchis du vieux monde des États-nations[37] ». Dans le discours qu’il prononce lors des célébrations entourant le rapatriement de la Constitution, cette vision messianique est encore au rendez-vous : « ce Canada de la rencontre des ethnies, de la liberté des personnes et du partage économique est un véritable défi lancé à l’histoire de l’humanité. Il n’est donc pas étonnant qu’il se heurte en nous à de vieux réflexes de peur et de repli sur soi[38] ».

Ce qu’il y a de paradoxal dans la pensée de Trudeau, c’est qu’elle débouche sur un patriotisme bien sentimental et une utopie universaliste qui ont bien peu à voir avec la « politique fonctionnelle » des débuts. Le sentimentalisme de Trudeau tranche avec ses appels répétés à la raison. En fait, comme le remarque avec justesse André Laurendeau dès 1956, Pierre Elliott Trudeau oppose très tôt un « globalisme » à un autre. Lui qui rejette l’idéalisme des clérico-nationalistes au nom d’un réalisme qu’imposerait une époque nouvelle en vient finalement à proposer aux Canadiens français une nouvelle mission sacrée. Les idéologues nationalistes qu’il combattit après son retour d’Europe voulaient sacraliser le passé ; lui propose aux Canadiens français de sacraliser l’avenir.

Le pancanadianisme libéral de Trudeau, fondé sur l’absolutisation des droits individuels, n’a pas trouvé beaucoup d’adeptes au Québec, même chez les fédéralistes attachés au Canada. En revanche, le messianisme trudeauiste a eu le caractère d’une divine révélation pour les Canadiens anglais qui, à une époque où la mémoire loyaliste s’effaçait, cherchaient un nouveau sens à donner à l’aventure canadienne. J’en veux pour preuve la réaction révélatrice du Globe and Mail au discours de Washington. Jusque-là, écrit l’éditorialiste, la séparation du Québec n’avait été qu’une affaire interne, un problème domestique auquel il fallait trouver une solution politique. Grâce au discours du Congrès, voilà que le morcellement du Canada devient un enjeu planétaire qui regarde tous les hommes de bonne volonté. « Speaking from an international podium he has resurrected a pride in our internationalism that had become a little submerged[39]. » Par conséquent, il ne s’agit plus seulement de régler un problème interne qui ne regarde que les Canadiens, de seulement concevoir des arrangements politiques qui permettraient aux Québécois d’être pleinement reconnus, en somme de faire preuve, à la manière des Pères de la Confédération, de pragmatisme. Il s’agit désormais de combattre les forces du mal, de défendre le souverain Bien attaqué par des forces rétrogrades. Pierre Elliott Trudeau a eu beau louer le « bon sens », la « raison » des hommes de 1867 dont les textes ne contiennent pas d’« émouvante charte des droits[40] », lorsque vient le temps de présenter la finalité ultime de l’expérience canadienne, il quitte le registre du politique pour recourir à celui du religieux. Il sera un jour intéressant de se demander si Pierre Elliott Trudeau en était conscient, si le recours à l’utopie universaliste témoignait de convictions intimes ou découlait d’un quelconque cynisme rhétorique. N’est-ce pas lui qui écrit, en 1964 : « Un des moyens de contrebalancer l’attrait du séparatisme, c’est d’employer un temps, une énergie et des sommes énormes au service du nationalisme fédéral. Il s’agit de créer de la réalité nationale une image si attrayante qu’elle rende celle du groupe séparatiste peu intéressante par comparaison[41]. » En politique rusé, n’a-t-il pas tenté de retourner l’arme explosive du nationalisme contre ceux-là mêmes qui prétendaient l’incarner ? Les historiens qui auront un jour accès à ses documents personnels nous proposeront peut-être des réponses intéressantes. Chose certaine, que ce nouveau patriotisme ait été ou non sincère, la véritable portée de la refondation trudeauiste du Canada, qu’inaugure le rapatriement constitutionnel de 1982, est avant tout symbolique. Elle fait du Canada un modèle pour le monde, l’incarnation de toutes les espérances de la modernité avancée. À partir de l’ère Trudeau, le Canada en vient à incarner un « idéal moral[42] ». Le Canada en sort plus divisé – le Québec n’ayant pas signé – mais les Canadiens anglais se sentent dès lors investis d’une mission : celle de faire triompher les forces du Bien. Comme l’explique l’éditorialiste du Globe and Mail déjà cité, « You don’t throw away the Good. You work to make It better ». La montée du souverainisme qui suit l’échec de l’accord du lac Meech, après que le gouvernement Bourassa eut invoqué la clause dérogatoire contre un jugement de la Cour suprême sur la langue d’affichage en 1988, au lieu de semer le doute, n’a fait que conforter les convictions des croisés du trudeauisme sur la noblesse de la Cause. En osant se soustraire à la Charte des droits et libertés, symbole d’un nouveau Canada, les Québécois menaient un combat d’arrière-garde. Il fallait d’une certaine façon les protéger contre eux-mêmes. Le danger était grand mais la cause en valait la peine, et la victoire devenait d’autant plus méritoire.

 

L’ÉMERGENCE D’UN NÉOSOUVERAINISME

 

Pendant longtemps, les intellectuels souverainistes n’ont pas ressenti le besoin d’opposer à l’hypermodernisme trudeauiste un autre modernisme radical. D’une part, parce qu’ils faisaient valoir que le Québec disposait d’un droit à l’autodétermination des peuples inscrit dans les grandes chartes internationales adoptées au lendemain de la Seconde Guerre mondiale ; ce droit reconnu par toutes les nations constituait un gage suffisant de modernité politique. D’autre part, et cela me semble davantage important, les porte-parole du mouvement voyaient dans la souveraineté le meilleur moyen d’assurer la pérennité d’une culture minoritaire sur le continent dont la survie était loin d’être assurée. Pour la grande majorité des intellectuels et leaders souverainistes, il semblait tout à fait légitime de défendre un particularisme, de réclamer l’autodétermination d’un peuple jugé fragile. J’oserais même dire que les intellectuels québécois assumaient plutôt sereinement la dimension conservatrice du projet souverainiste, qu’ils ne rougissaient pas de ce désir de durée des Québécois d’ascendance canadienne-française. L’universalisme trudeauiste, jugé trop abstrait, laissait la plupart indifférents. Dans leur esprit, la nation ne pouvait être réduite à un simple contrat entre individus volontaires, elle était aussi un héritage qu’il importait de préserver et de faire fructifier. Il était également admis, de manière implicite cela va sans dire, que ce projet politique fut principalement porté par un groupe particulier, par une communauté de mémoire, dont les ancêtres avaient su résister à l’assimilation. Sans que cela n’exclue quiconque, il était considéré comme normal que ce projet politique, dont la finalité était d’inscrire l’existence d’un peuple particulier dans la durée, soit défendu principalement par les descendants des Canadiens français.

Après le référendum de 1995, ce relatif consensus quant à la nature du projet souverainiste vole en éclats. Pour être légitime, jugent alors plusieurs intellectuels souverainistes, il fallait désormais que le projet subisse une importante cure de modernisme, qu’il soit délesté de son ancrage historique. Ce tournant moderniste s’inscrit évidemment dans un contexte particulier : celui d’attaques répétées contre la nature du nationalisme québécois, jugé trop ethnique par des polémistes comme Mordecaï Richler, Esther Delisle ou René-Daniel Dubois ; celui aussi de la déclaration controversée de Jacques Parizeau le soir du 30 octobre 1995 sur les « votes ethniques » qui ne cesse de hanter les débats québécois depuis, que l’on pense à l’affaire Michaud ou à la campagne électorale québécoise de 2003. Les défenseurs de ce tournant moderniste du souverainisme québécois ont mis de l’avant deux idées qui me semblent fondamentales et qui se situent assez clairement, à mon avis, dans l’horizon idéel du trudeauisme. Pour être à nouveau acceptable, disent ces hypermodernistes, le discours souverainiste doit : 1) rompre définitivement avec la mémoire longue des événements traumatiques qui précèdent la Révolution tranquille et 2) se fonder sur l’idée de « citoyenneté », c’est-à-dire sur une vision purement contractualiste de la société. Au fond, ces idées poursuivent une seule et grande finalité : purger à jamais le projet souverainiste de son caractère ethnique, qu’on lui attribue au Canada anglais.

 

FEU LE CANADA FRANÇAIS !

 

Sans contredit, Gérard Bouchard fut l’un des intellectuels-phares de ce tournant moderniste. On lui doit de nombreuses interventions sur le sujet. À partir du début des années 1990, Bouchard délaisse la micro-histoire sociale qu’il pratiquait jusque-là pour se consacrer à l’étude des « imaginaires collectifs ». Cet intérêt débouche sur des réflexions plus engagées sur le devenir de la nation québécoise mais, surtout, sur des travaux qui tentent de cerner les carences de la pensée canadienne-française qui précède la Révolution tranquille, qu’il qualifie d’ailleurs d’« équivoque », d’« impuissante ». Ses réflexions sur la nation québécoise et ses travaux sur l’impuissance de la pensée canadienne-française sont indissociables, ils ne peuvent être distingués comme s’il s’agissait de champs d’intérêt distincts.

Au cœur des réflexions de Bouchard sur la nation, il y a le projet de « jeter les souches au feu de la Saint-Jean-Baptiste[43] », c’est-à-dire de ne plus fonder le projet souverainiste sur la « mémoire exacerbée des vexations anciennes[44] ». L’éclipse de la « vieille identité nationale canadienne-française » et l’arrivée récente de nombreux immigrés qui souhaitent conserver leur identité nécessitent, selon lui, une « reconstruction de la mémoire collective et des mythes fondateurs »[45]. Tel qu’il s’en explique dans son petit ouvrage sur la nation, publié en 1999, cette « reconstruction » devait passer par une remise en question importante de la perspective dumontienne, jugée trop proche de l’ethnicisme canadien-français[46], et par la promotion d’une nation québécoise comme « francophonie nord-américaine ». Une telle perspective, espérait-il, permettrait de respecter la diversité culturelle québécoise, donc d’élargir le « nous collectif » et d’ainsi présenter aux nouveaux arrivants un visage plus accueillant. Pour y arriver, il fallait cependant réécrire l’histoire nationale du Québec de façon à « fonder la cohésion collective le plus loin possible de l’ethnicité, hors de l’unanimité idéologique et de l’homogénéité culturelle[47] ». Comment y arriver ? Quel serait le fil conducteur de cette nouvelle histoire nationale ? C’est ici qu’entrent en scène ses travaux sur l’« impuissance » de la pensée canadienne-française. Car ce nouveau récit doit être l’exact opposé de celui proposé par les élites d’avant la Révolution tranquille. Pour être accessible aux nouveaux arrivants, cette nouvelle histoire devait rompre avec la mémoire canadienne-française, trop centrée sur l’ethnie, la culture, la survivance. Il fallait proposer un récit plus en phase avec le destin américain du Québec, celui d’un peuple du Nouveau Monde qui avait combattu le colonialisme européen.

Lorsqu’on lit la préface de La grève de l’amiante de Pierre Elliott Trudeau et La pensée impuissante de Gérard Bouchard, on est tout de suite frappé par la similitude des arguments invoqués contre la pensée canadienne-française[48]. Tout comme l’essai de Trudeau publié il y a 50 ans, La pensée impuissante est un réquisitoire sans merci contre la pensée canadienne-française qui aurait été incapable de penser les défis de l’industrialisation et de l’urbanisation. Selon Bouchard, l’« impuissance » de cette pensée – concept, convenons-en, qui a beaucoup plus une portée polémique qu’heuristique – tiendrait précisément à son « continuisme », c’est-à-dire à cette volonté des élites canadiennes-françaises d’inscrire les combats de la nation dans la fidélité à une mémoire française. Incapable de rompre avec l’ancienne métropole, comme l’ont fait les voisins du Sud, cette élite se serait nourrie de chimères. À partir de 1840, « l’inquiétude de la survivance mobilise toute l’attention sur l’ethnie[49] », sur le sort qui est fait à la culture, constate Bouchard. Pour tout projet politique, déplore Bouchard après Trudeau, cette élite canadienne-française ne propose qu’une reconquête de la périphérie par la colonisation au lieu de se concentrer sur le territoire laurentien et de concevoir de meilleures conditions de vie pour les masses ouvrières qui s’agglutinent à Montréal ou qui émigrent aux États-Unis. Comme Trudeau, Bouchard critique l’arrogance des élites canadiennes-françaises qui « célèbrent leur attachement envers le peuple, mais [qui] ne cessent de le calomnier, de le rabaisser dans des diatribes où perce du mépris[50] ». À 50 ans de distance, cette charge commune contre des élites paternalistes, des idéologies déconnectées, une pensée « continuiste » a quelque chose d’étonnant. Chacun à leur manière, Trudeau et Bouchard ont assimilé la volonté de s’inscrire dans le temps à un repli ethnique, et ce réflexe aurait été source d’idéalisme débridé ou d’inhibition. Les deux interprètes croient que les Québécois d’ascendance canadienne-française ne pouvaient avancer qu’en renonçant à une présence au monde qui se fondait, en bonne partie, sur un désir de durée. À 50 ans de distance, Bouchard donne raison à Trudeau : malgré les louables efforts de Fernand Dumont, de l’école néonationaliste ou des idéologues de la décolonisation, la pensée indépendantiste/souverainiste conserve un caractère ethnique. Pour épurer l’identité nationale, il fallait rompre avec la mémoire canadienne-française. Si les pensées de Pierre Elliott Trudeau et de Gérard Bouchard divergent sur de nombreuses questions, notamment celle de la dialectique individu/communauté, les deux hommes refusent de se poser en héritiers.

Si Bouchard est l’intellectuel-phare de ce « tournant hypermoderniste », c’est dire que sa perspective fut partagée par un certain nombre de militants souverainistes. Un regard rapide sur l’actualité politique qui suit le référendum de 1995 montre que cette volonté de rompre avec le passé canadien-français est omniprésente. Lors d’une entrevue qu’il accorde au Devoir en avril 1999, quelques jours avant le conseil général de son parti, Gilles Duceppe propose que l’on ne présente plus les Québécois comme l’un des deux « peuples fondateurs » du Canada. En soi, cette proposition n’étonne guère venant d’un chef souverainiste. Ce qui surprend, c’est l’argument principal invoqué par le chef bloquiste. Selon lui, il faut abandonner la notion de « peuple » fondateur parce que celle-ci est trop exclusive ; elle restreint le « peuple » aux seuls Canadiens français ; elle ne permet donc pas aux Québécois d’autres origines de se reconnaître dans la « nation québécoise »[51]. Cette volonté de réécrire l’histoire provoque des remous parmi les militants qui craignent qu’une vision strictement territoriale de la nation ne dépouille le projet souverainiste de sa véritable substance. Dans son discours de clôture, le chef bloquiste balaie cependant ces craintes du revers de la main. L’objectif est d’abord stratégique : « Il est temps qu’on se rende compte que le mouvement souverainiste a plus qu’une base ethnique[52]. » La cause est donc entendue et tous les moyens semblent bons pour affirmer le caractère « civique » du projet souverainiste, même le révisionnisme historique. Le débat refait surface en janvier 2000 lors du congrès du Parti. Dans le document remis aux militants, il est écrit : « La nation canadienne-française n’existe plus sur le territoire du Québec ; elle a fait place graduellement à la nation québécoise qui inclut toutes les citoyennes et tous les citoyens[53]. » De nombreux militants s’opposent à ce libellé parce qu’il nie toutes références au groupe majoritaire duquel émane l’ambition souverainiste. Après d’âpres débats, on convient de la formule suivante : « Il ne saurait y avoir de nation québécoise s’il n’existait pas, sur le territoire du Québec, une majorité de Québécoises et de Québécois francophones ayant une langue, une culture et une histoire spécifiques, qui fondent leur identité commune[54]. » Cet écart important entre le libellé proposé par l’exécutif du Parti et celui qui fut adopté montre bien que la base militante est davantage soucieuse d’inscrire le combat souverainiste dans la durée, qu’elle résiste à sa façon à l’hypermodernisme de certains de ses chefs.

Prônée par Gilles Duceppe et par l’establishment de son parti, cette volonté de rompre avec la mémoire canadienne-française au nom du caractère « civique » de la nation québécoise sera réaffirmée par de jeunes militants souverainistes lors de l’affaire Michaud. Parmi ceux-ci, on compte plusieurs des fondateurs d’une revue lancée en 2003 : Les Cahiers du 27 juin. Quatorze d’entre eux signent une lettre très dure qui assimile les déclarations d’Yves Michaud sur le génocide juif à un nationalisme « dépassé et ethnocentrique », « défensif et revanchard » qui « a trop souvent tendance à imputer à l’autre […] les difficultés auxquelles la majorité canadienne-française – soit les Québécois « de souche » – est confrontée[55] ». La source du mal, expliquent les signataires, serait donc cette « réalité canadienne-française » qui, précisent-ils, « ne peut plus et ne doit plus être le moteur des débats politiques au Québec » car elle « présuppose une appartenance à des traditions culturelles et l’adoption d’une vision de l’histoire qui précède la Révolution tranquille ». Cette vision, ajoute-t-on, fut « alimenté[e] par les élites politique, cléricale et médiatique des années 1930, 1940, 1950 ». Ceux-là mêmes qu’accuse Gérard Bouchard dans La pensée impuissante et que stigmatisait Pierre Elliott Trudeau dans la préface à La grève de l’amiante. Pour être pleinement moderne, pensent les signataires, le souverainisme québécois doit absolument abandonner les rivages de la tradition, tourner le dos à la référence canadienne-française, d’essence ethnique, rompre avec un « continuisme » inhibiteur.

 

UN QUÉBEC D’AYANTS DROIT

 

Si les références communes du passé des Québécois d’ascendance canadienne-française doivent s’éclipser, dès lors, quelle optique privilégier ? Comment, concrètement, démontrer le caractère civique du projet souverainiste ? La grande proposition des souverainistes hypermodernistes, âprement débattue au tournant du millénaire, fut de créer, de toutes pièces, une « citoyenneté québécoise », avant même que ne survienne la souveraineté du Québec. La portée d’un tel geste, insiste-t-on alors, ne serait pas tant juridique que symbolique. On signifierait ainsi, aux nouveaux arrivants, qu’ils sont d’authentiques citoyens de la société québécoise, qu’à ce titre, ils peuvent se sentir pleinement concernés par les débats sur son avenir. Cette solution est notamment proposée par Nikolas Ducharme, l’un des 14 signataires de la lettre qui condamnait les déclarations d’Yves Michaud, dans un texte qui a le mérite de la clarté. Cette citoyenneté québécoise, explique Ducharme, s’appuierait sur « trois piliers ». D’abord la Charte québécoise des droits et libertés adoptée, on le sait, en 1975 par le gouvernement Bourassa. Bien plus qu’un simple « document juridique », cette charte constitue un patrimoine commun, elle est le « symbole » qui doit « incarner le contrat social qui nous unit tous au Québec ». Le deuxième pilier, poursuit Ducharme, serait l’idéal républicain qui, bien plus qu’un nouveau mode d’organisation politique, constitue rien de moins qu’un véritable « idéal de vie ». Les Québécois pourraient ainsi « mettre le Québec à l’heure politique des Amériques » en rejetant pour de bon les symboles monarchiques, en revoyant le mode de scrutin et en élisant le chef de l’État. Enfin, le dernier pilier de la citoyenneté québécoise serait la langue française. Mais attention, précise tout de suite Ducharme, non pas la langue française comme témoignage d’une culture inscrite dans l’histoire, mais bien comme « instrument d’intégration à la vie démocratique », « outil de communication » au service de citoyens de toutes les origines qui souhaitent prendre part aux débats de la Cité[56].

Ce texte résume assez bien les intentions des hypermodernistes quant à ce que seraient les fondements d’une citoyenneté québécoise. Cette proposition, faut-il le rappeler, a trouvé plusieurs preneurs. On la retrouve dans le programme du Bloc québécois adopté en janvier 2000 par les militants et dans le rapport final de la Commission des États généraux sur la situation et l’avenir de la langue française au Québec rendu public en août 2001 (rapport Larose). Ce qui transpire d’ailleurs de ces deux documents, c’est l’idée que le Québec est confronté à une nouvelle étape de son histoire, la modernisation engendrée par la Révolution tranquille n’ayant pas encore donné tous ses fruits. Tout se passe comme si le temps était venu de se définir une nouvelle identité, de se penser autrement comme collectivité. « Après la survie et l’affirmation, peut-on lire dans la déclaration de principes du Bloc québécois, le temps est venu de s’épanouir et pour le Québec de prendre pleinement sa place. […] Le Québec est maintenant prêt pour une nouvelle conception de son identité[57]. » C’est donc dire que l’ancienne conception de l’identité québécoise faisait problème. Dans le rapport Larose, on salue la modernisation de l’appareil étatique et la maîtrise du développement économique, social et culturel du Québec qui se sont opérées depuis les années 1960. Selon les auteurs du rapport, il reste cependant à « approfondir » la « voie identitaire »[58]. Dans le document du Bloc comme dans le rapport Larose, cette redéfinition de l’identité, nécessaire pour donner un nouveau souffle à la modernisation, passe par la proclamation d’une citoyenneté québécoise. Les bloquistes croient qu’elle permettrait de « préciser les composantes du cadre civique » et offrirait un statut « par lequel, au-delà des distinctions sociales, ethniques et religieuses, tous les citoyens adhèrent à une communauté politique »[59]. Selon le document du Bloc, la Charte québécoise des droits et libertés deviendrait le « cadre de référence que doit partager l’ensemble des citoyens ». Les auteurs du rapport Larose vont exactement dans le même sens, mais se font plus précis quant à la portée d’une future citoyenneté québécoise. « La citoyenneté, résument les commissaires, peut se voir comme la reconnaissance expresse de l’appartenance à une nation, à une communauté de personnes qui font le choix de vivre ensemble[60]. » L’appartenance à la nation est donc volontaire, elle est le produit d’un consentement individuel. Dans un tel contexte, la langue française « appartient à tous » car elle devient le « moyen de communication » de tous les citoyens[61], le « facteur d’intégration et de participation à la société[62] ». L’ensemble du rapport se montre d’ailleurs très optimiste quant à l’avenir du français au Québec. Tout se passe comme si la langue française n’était plus en danger, qu’elle faisait consensus auprès des nouveaux arrivants, voire même de la minorité anglophone. Cette dernière, lit-on dans le rapport, « se conçoit désormais partie prenante de l’affirmation du français comme langue de participation à la société québécoise[63] ». Dans l’introduction du rapport, on rejette du revers de la main toutes les études démolinguistiques alarmistes qui laissent voir un recul du français sur l’île de Montréal. Prendre au sérieux de telles études, estiment les commissaires, « ce serait s’enfermer dans une approche qui comporte des dérives sociales majeures, tel le cloisonnement de la société québécoise en trois catégories : les francophones, les anglophones et les allophones[64] ». Pour les membres de la commission, le Québec est avant tout une société d’individus aux cultures multiples et « toutes ces influences individuelles[65] » font sa richesse. L’une des voies privilégiées par les commissaires est d’ailleurs celle du constitutionnalisme chartiste[66]. Conforme à l’air du temps, les commissaires souhaitent que la langue française soit reconnue comme « droit fondamental », non plus comme un patrimoine fragile qui serait le fruit d’une contingence historique. La langue française n’est plus l’essence d’un être collectif, la preuve d’une filiation qui nous relie aux ancêtres, elle est un droit octroyé à des individus d’un certain type.

Cet attrait pour l’idée de citoyenneté gagne également le gouvernement du Parti québécois. En juin 2000, le ministre des Relations avec les citoyens et de l’Immigration profite du vingt-cinquième anniversaire de l’adoption de la Charte québécoise des droits et libertés[67] pour annoncer la tenue d’un grand forum sur la citoyenneté. Le contenu du document produit par le ministère en vue de ce forum tranche cependant avec l’hypermodernisme des positions du Bloc et du rapport Larose. Le document insiste surtout sur les responsabilités que confère le statut de citoyen québécois. Telle que présentée par le document, la citoyenneté n’est pas une « abstraction pure », elle « s’inscrit dans un milieu, dans une histoire, dans une culture qui donnent son sens et ses impulsions premières »[68]. Être citoyen, c’est être enraciné dans un milieu, c’est hériter d’institutions et de valeurs acquises de chaudes luttes. Le débat sur la citoyenneté n’est pas présenté comme l’amorce d’une quelconque modernisation de l’identité québécoise. Il s’agit plutôt de voir ce qui menace la cohésion de cette « communauté de destin ». Or, le plus sérieux danger qui se profile à l’horizon, selon le document de consultation, est celui de la mondialisation. Parce qu’elle provoque une reconfiguration de la « souveraineté des États nationaux », la mondialisation force « la révision de la nature des responsabilités du citoyen à l’égard de la permanence du milieu de vie ». La mobilité des biens et des personnes fragilise les liens sociaux et politiques ; elle explique la « tendance au décrochage civique » et l’émergence des « formes extrêmes d’individualisme »[69]. Ce chacun-pour-soi représente une menace pour le patrimoine institutionnel québécois qui est le « produit des contributions des générations successives, nées sur le territoire ou s’y installant[70] ». À ce péril s’en ajoute un autre, beaucoup plus grave : celui de la « concurrence des modèles d’intégration » qui provoque un « dualisme des symboles », un « dédoublement des chartes », un affrontement perpétuel entre « logiques identitaires antagoniques »[71]. Cette situation provoque chez les nouveaux arrivants une grande confusion. Pour clarifier les choses, favoriser l’intégration des nouveaux arrivants au Québec, le document ne propose pas, à la manière du Bloc ou du rapport Larose, l’instauration d’une « citoyenneté québécoise ». Les autorités du Ministère optent plutôt pour un « contrat civique » qui serait, de la part des nouveaux arrivants, un « engagement à participer à la construction du bien commun sur la base des acquis du patrimoine civique existant »[72]. Par l’importance qu’il accorde à l’histoire, au patrimoine, à la responsabilité des contemporains à l’égard des générations passées, le document du Ministère a peu à voir avec l’ingénierie identitaire que proposent les hypermodernistes. Le ton, l’approche, les idées proposées tranchent avec l’air du temps. Rien d’étonnant à ce qu’il ait été fort mal accueilli par la plupart des commentateurs. Condamnant l’« ultranationalisme » du document de consultation, la presse anglophone voit dans le « contrat civique » une tentative « d’endoctrinement des nouveaux arrivants »[73] et perçoit le Forum sur la citoyenneté comme un exercice de propagande d’un parti qui cherche désespérément à faire oublier les déclarations controversées de son ancien chef[74]. Même Le Devoir condamne le document. L’éditorialiste Michel Venne, reconnu pour sa sympathie à l’égard des perspectives hypermodernistes[75], se méfie d’une citoyenneté conçue comme un « instrument de cohésion sociale (voire de contrôle) plutôt qu’un outil de liberté ». Ce type de citoyenneté, déplore Venne, « appelle à une "loyauté" exclusive du citoyen envers l’État national québécois. Il appelle également une forme d’unanimisme[76] ». Une position partagée par plusieurs participants au Forum qui croient que le « contrat civique » serait trop « contraignant », voire même contraire à la Charte québécoise des droits et libertés[77].

En faisant élire André Boisclair comme chef du Parti québécois le 15 novembre 2005, les hypermodernistes remportaient une victoire importante. Au cours de la campagne au leadership, le jeune chef branché s’était fait l’ardent promoteur d’un nationalisme civique en stigmatisant les mauvais militants qui défendaient le « droit du sang » plutôt que le « droit du sol », comme si une telle opposition existait vraiment au sein du mouvement souverainiste. Cette orthodoxie civique du chef péquiste s’est cependant heurtée au débat sur les accommodements raisonnables. En mars 2006, la Cour suprême du Canada donnait sa bénédiction au port du kirpan dans les écoles, alors que la commission scolaire concernée s’y était fermement opposée. À en juger par les journaux qui rapportent de multiples incidents, cette logique chartiste d’une société multiculturelle qui sacralise le droit à la différence semble devenir la norme. Le seul chef politique qui ose critiquer cette logique chartiste est Mario Dumont qui déclare, en novembre 2006, sur les ondes de Radio-Canada : « L’égalité des droits, on l’a, et il faut s’en féliciter […] Mais il y a une nuance entre ça, et s’effacer soi-même et dire que la majorité n’a plus le droit d’exister, d’avoir ses traditions, d’avoir ses façons de faire. Ça, pour moi, c’est un à-plat-ventrisme qui ne mène nulle part ». Le chef de l’Action démocratique du Québec en a surtout contre les « accommodements déraisonnables » qui remettent en cause l’égalité entre les hommes et les femmes. Cette position ferme mais somme toute modérée est évidemment condamnée par les hypermodernistes. Michel Venne accuse le chef adéquiste de « tomber dans l’intolérance à l’endroit des minorités ou dans le populisme moral comme celui pratiqué par l’extrême droite européenne ou au sein de la droite républicaine aux États-Unis », en mot de déraper[78]. Le chef péquiste n’est pas en reste. Dans une lettre ouverte[79], il accuse le chef adéquiste d’utiliser un « nous exclusif » et d’ainsi diviser les Québécois. Il refuse de faire un lien entre les accommodements raisonnables et l’identité québécoise, pourtant prise à partie par toutes ces demandes venant de franges militantes minoritaires. Comme certains leaders politiques qui hésitent à souhaiter « Joyeux Noël » ou qui craignent que les sapins de Noël devant les édifices publics ne heurtent certains, il va même jusqu’à envisager que l’on enlève le crucifix à l’Assemblée nationale afin de ne pas heurter les groupes minoritaires non catholiques. Incapable de défendre les valeurs de la majorité, encore moins d’inscrire ces valeurs dans une histoire longue dont le dénouement serait la souveraineté, André Boisclair a vu une partie importante de l’électorat nationaliste lui filer entre les doigts lors de l’élection du 26 mars 2007.

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Déni d’une mémoire qui renvoie aux événements traumatiques qui précèdent la Révolution tranquille, absolutisation de droits et libertés garantis par une charte, langue comme outil de communication, société d’abord conçue comme un contrat d’individus/citoyens, attachement à des valeurs communes plutôt qu’à une culture fragilisée par l’histoire, on croirait lire le programme de Pierre Elliott Trudeau. Avec toute la bonne foi du monde, les hypermodernistes proposent aux Québécois un idéal de société qui existe déjà. Ils opposent au patriotisme constitutionnel trudeauiste un chartisme à la québécoise qui renvoie, dans ses grandes lignes, au même paradigme d’une société d’individus déliés des pesanteurs de l’histoire. À ce jeu de la comparaison, je suis convaincu que les souverainistes vont perdre au change. De même, d’ailleurs, je crois que le Canada va se perdre dans l’universalisme abstrait de Trudeau, que, sous peu, comme l’avait prédit George Grant, l’aventure canadienne n’aura plus de sens. En attendant, le Québec rêvé par les hypermodernistes fera bien pâle figure à côté du patriotisme constitutionnel de Trudeau qui invite au dépassement des cultures, qui présente le Canada comme l’avant-poste de la concorde universelle. Face à cette utopie, je prédis que le Québec de la charte du 27 juin ne fera pas le poids. Les Québécois assoiffés d’universalisme, qu’ils soient « de souche » ou fils et filles d’immigrants, risquent d’être bien plus attirés par les fantasmes du fondateur de Cité libre, bien plus séduits par « l’ouverture à l’autre » que propose le Canada de Trudeau. Il m’arrive souvent de me demander comment des militants souverainistes intelligents et de bonne foi en sont-ils venus à proposer un idéal de société aussi proche de celui de l’ancien premier ministre Trudeau. Est-ce la recherche désespérée des « conditions gagnantes » ? S’agit-il de faire oublier les fâcheuses déclarations de Jacques Parizeau sur les « votes ethniques » ? Ou encore de telles propositions renvoient-elles, encore une fois, à cette aliénation du colonisé, à la mauvaise conscience du minoritaire qui, pour être accepté par l’autre, préfère renoncer à lui-même[80] ? Ou encore, correspondent-elles, ces propositions des hypermodernistes, à l’individualisme exacerbé de nos sociétés modernes, au repli identitaire souvent commenté par les temps qui courent[81] ? Ont-elles à voir avec une fuite en avant, une sorte de « cul-de-sac progressiste[82] » ? Toutes ces hypothèses sont intéressantes mais, n’étant ni fin stratège, ni psychanalyste, ni sociologue, j’aurais bien du mal à trancher.

Ce dont je suis certain, en revanche, c’est que cette approche purement civique des hypermodernistes, d’autres l’ont dit, dépouille le projet souverainiste de sa substance, de son « pathos », en somme, de sa dimension éminemment « conservatrice ». J’irais même plus loin. Pour paraphraser le philosophe George Grant, je dirais que, à bien des égards, l’impossibilité d’un certain conservatisme aujourd’hui, c’est l’impossibilité de la souveraineté du Québec. Si nous refusons, comme souverainistes, de nous poser en héritiers d’une histoire, nous risquons de dépouiller ce projet de son principal fondement. Ce qui donne vraiment sens à l’indépendance, cela reste le désir de reconnaissance, comme communauté historique, comme culture bien vivante mais menacée. La souveraineté n’est pas un « projet de société », au sens où l’entendent les promoteurs d’une telle formule. Le projet social en vigueur au Québec, du moins pour l’instant, n’est pas si différent de celui de la majorité canadienne-anglaise. Il suffisait d’entendre les critiques similaires du Bloc et des libéraux contre le modèle économique et social des conservateurs de Stephen Harper pour s’en convaincre. Si certains d’entre nous souhaitent une social-démocratie revigorée, ils n’ont qu’à s’associer aux Nouveau Parti démocratique, c’est ce qu’a d’ailleurs fait Léo-Paul Lauzon pour qui, on le sait, les prolétaires n’ont pas de patrie ! La souveraineté ne saurait, non plus, être seulement confondue à la fondation d’un nouveau régime politique. Là encore, l’idéal républicain est loin d’être partagé par les seuls souverainistes québécois ; d’autres Canadiens rêvent aussi d’abolir la monarchie. Par ailleurs, il faudrait justifier pourquoi le « peuple » de la nouvelle république serait celui du Québec. La refondation républicaine, dans le contexte actuel, serait très difficile puisque la minorité canadienne-anglaise et les peuples autochtones réclameraient tout de go une reconnaissance en tant que communautés nationales. Refuser cette reconnaissance au nom d’un certain jacobinisme républicain, ce serait leur faire subir la même humiliation que nous avons ressentie lors de l’échec du lac Meech.

En somme, on a beau retourner toutes les pierres, on revient toujours au même point. On revient toujours à cette volonté légitime d’être pleinement reconnu comme peuple, à cette aspiration tout aussi légitime à durer qui trouve son explication dans l’histoire. Se moquer gentiment de cet acharnement à résister, en dépit du rude climat, de la Conquête, de l’union forcée, de l’infériorité économique d’une autre époque, c’est faire fi du sens profond de cette noble cause qu’est l’indépendance du Québec.



Éric Bédard*

 

NOTES

* Éric Bédard est historien et professeur à la Télé-Université de l’Université du Québec à Montréal.

[1] Sébastien Charles, « De la postmodernité à l’hypermodernité », Argument, vol. 8, no 1, automne 2005, p. 81.

[2] Stéphane Dion, Le pari de la franchise. Discours et écrits sur l’unité canadienne, Montréal/Kingston, McGill-Queen’s University Press, 1999, p. 143 et 154.

[3] Guy Laforest, Trudeau et la fin d’un rêve canadien, Québec, Septentrion, 1992, 265 p.

[4] Jusqu’en 1944, l’ancien premier ministre semble avoir adhéré au nationalisme traditionnaliste de son époque. Voir Max et Monique Nemni, Trudeau. Fils du Québec, père du Canada. Tome 1 – Les années de jeunesse : 1919-1944, Montréal, Les Éditions de l’Homme, 2006, 444 p.

[5] Pierre Elliott Trudeau, « La province de Québec au moment de la grève », La grève de l’amiante, Montréal, Éditions du Jour, 1970 [1956], p. 88.

[6] Ibid., p. 12.

[7] Pierre Elliott Trudeau, « Politique fonctionnelle », Cité libre, no 1, juin 1950, p. 24.

[8] Pierre Elliott Trudeau, « Épilogue », La grève de l’amiante, op. cit., p. 400.

[9] André Laurendeau, « Sur cent pages de Pierre Elliott Trudeau », Le Devoir, 6 octobre 1956, p. 4.

[10] Pierre Elliott Trudeau, « Politique fonctionnelle », Cité libre, vol. 1, no 1, p. 24.

[11] Pierre Elliott Trudeau, « Le Québec est-il assiégé ? », Cité libre, no 86, avril-mai 1966, p. 7-10.

[12] Pierre Elliott Trudeau, « De quelques obstacles à la démocratie au Québec », Le fédéralisme et la société canadienne-française, Montréal, Hurtubise HMH, 1967, p. 118-127 ; « Fédéralisme, nationalisme et raison », À contre-courant. Textes choisis 1939-1996, Montréal, Stanké, 1996, p. 205. Ce dernier texte est tiré d’une conférence prononcée en 1964.

[13] Ernest Renan, Qu’est-ce qu’une nation, Paris, Presses Pocket, 1992, p. 41.

[14] Pierre Elliott Trudeau, « Fédéralisme, nationalisme et raison », op. cit., p. 197.

[15] Pierre Elliott Trudeau, « Les séparatistes : des contre-révolutionnaires », Cité libre, mai 1964, no 67, p. 5.

[16] Ibid., p. 4.

[17] Ibid., p. 2-6.

[18] Pierre Elliott Trudeau, « Il nous faut une charte des droits », À contre-courant, op. cit., p. 218. Ce texte est d’abord paru dans la revue McLean’s en 1964.

[19] Albert Breton, Raymond Breton, Claude Bruneau, Yvon Gauthier, Marc Lalonde, Maurice Pinard, Pierre Elliott Trudeau, « Pour une politique fonctionnelle », Cité libre, no 67, mai 1964, p. 11.

[20] Ibid.

[21] Pierre Elliott Trudeau, « Allocution lors de la cérémonie de proclamation, le 17 avril 1982 », Le très honorable Pierre Elliott Trudeau, site web de la Bibliothèque nationale du Canada. Les italiques sont de nous.

[22] E.-Martin Meunier, Le pari personnaliste. Modernité et catholicisme au XXe siècle, Montréal, Fides, 2007, 369 p.

[23] En 1942, Trudeau lit, de Jacques Maritain, Humanisme intégral. Selon lui, lorsque Maritain aborde « les questions politiques, il n’y est plus. Son action politique serait singulièrement irréaliste ». Voir Max et Monique Nemni, op. cit., p. 311.

[24] André Burelle, Pierre Elliott Trudeau. L’intellectuel et le politique, Montréal, Fides, 2005, p. 68.

[25] Ibid.

[26] André Laurendeau, « Sur cent pages de Pierre Elliott Trudeau », Le Devoir, 11 octobre 1956.

[27] Stephen Clarkson et Christina McCall, Trudeau. L’homme, l’utopie, l’histoire, Montréal, Boréal, 1990, 478 p.

[28] André Burelle, op. cit., p. 70.

[29] Ibid., p. 73.

[30] Pierre Elliott Trudeau, « Politique fonctionnelle », loc. cit., p. 24.

[31] Albert Breton et al., « Pour une politique fonctionnelle », loc. cit., p. 17.

[32] Ibid.

[33] Georges Grant, Lament for a Nation. The Defeat of Canadian nationalism, Ottawa, Carleton Library Press, 1986 [1965], p. 84.

[34] Lise Bissonnette, « Trudeau – Carter : un premier tour d’horizon », Le Devoir, 22 février 1977.

[35] Pierre Elliott Trudeau, « Des révisions se feront, mais l’unité du Canada ne sera pas rompue, déclare M. Trudeau au Congrès », Le Devoir, 23 février 1977. Toutes les autres citations du discours sont tirées de cette édition.

[36] Ce discours fut évidemment prononcé en anglais et traduit en français pour la presse. Dans la première traduction, reproduite dans Le Devoir, l’extrait « crime against the history of mankind » fut traduit par « un crime contre l’humanité » au lieu de « crime contre l’histoire de l’humanité » ce qui fit bondir les porte-parole souverainistes qui y voyaient un amalgame mesquin entre leur mouvement et celui des Nazis.

[37] Cité dans Burelle, op. cit., p. 51.

[38] Pierre Elliott Trudeau, « Allocution lors de la cérémonie de proclamation, le 17 avril 1982 », loc. cit.

[39] « Message from a U.S. Podium », The Globe and Mail, 23 février 1977.

[40] Pierre Elliott Trudeau, « Fédéralisme, nationalisme et raison », op. cit., p. 203.

[41] Ibid., p. 198.

[42] François Charbonneau, « Le meilleur pays au monde : le Canada comme idéal moral », Argument, vol 7, no 1, automne 2004, p. 39-58.

[43] Gérard Bouchard, « Jeter les souches au feu de la Saint-Jean-Baptiste », Le Devoir, 24 mars 1999.

[44] Ibid.

[45] Gérard Bouchard, La nation québécoise au futur et au passé, Montréal, VLB, 1999, p. 17.

[46] Ibid., p. 47-52.

[47] Ibid., p. 98.

[48] Comme le remarque avec justesse Jean-Philippe Warren dans son compte rendu du livre de Bouchard. Voir Mens. Revue d’histoire intellectuelle de l’Amérique française, vol. VI, no 1, automne 2005, p. 102.

[49] Gérard Bouchard, La pensée impuissante. Échecs et mythes nationaux canadiens-français (1850-1960), Montréal, Boréal, 2004, p. 49.

[50] Ibid., p. 245.

[51] Pierre O’Neil, « Pour le Bloc, la notion des deux peuples fondateurs est dépassée », Le Devoir, 18 avril 1999.

[52] Manon Cornelier, « Parizeau encourage le débat sur l’identité québécoise », Le Devoir, 19 avril 1999.

[53] Pierre O’Neil et Hélène Buzzetti, « Être ou ne pas être Canadien français », Le Devoir, 20 janvier 2000.

[54] Déclaration de principe et orientations du Bloc québécois, Bloc québécois, Congrès du 28 au 30 janvier 2000, p. 7.

[55] Nikolas Ducharme, Daniel Baril, Frédéric Fonseca et al., « Pour en finir avec l’affaire Michaud. Le temps est venu de remettre en question le nationalisme canadien-français », Le Devoir, 9 janvier 2001.

[56] Nikolas Ducharme, « Les trois piliers de la citoyenneté québécoise », Le Devoir, 24 août 2001. Les italiques sont de nous.

[57] Déclaration de principe et orientations du Bloc québécois, op. cit., p. 9.

[58] Le français, une langue pour tout le monde. Une nouvelle approche stratégique et citoyenne, Commission des États généraux sur la situation et l’avenir de la langue française au Québec, 2001, p. 11.

[59] Déclaration de principe et orientations du Bloc québécois, op. cit., p. 11.

[60] Le français, une langue pour tout le monde, op. cit., p. 14. Les italiques sont de nous.

[61] Ibid. Les italiques sont de nous.

[62] Ibid., p. 13.

[63] Ibid., p. 17.

[64] Ibid., p. 4.

[65] Ibid., p. 15.

[66] André Burelle, « Le chartisme mal avisé de Gérald Larose », Le Devoir, 12 juin 2001; « Les excès du chartisme », Le Devoir, 6 juillet 2001.

[67] Un logo du vingt-cinquième anniversaire est d’ailleurs imprimé sur tout ce qui émane du Ministère.

[68] Document de consultation du Forum national sur la citoyenneté et l’intégration, Ministère des Relations avec les citoyens et de l’Immigration du Québec, septembre 2000, p. 9.

[69] Ibid., p. 10.

[70] Ibid., p. 14.

[71] Ibid., p. 18.

[72] Ibid., p. 19.

[73] Ed Arzoulan, « Do you have your Quebec passport ? Citizenship forum’s motives suspect », The Suburban, 9 août 2000.

[74] David Gamble, Kevin Dougherty, « Dion slams PQ on integration », The Gazette, 22 septembre 2000.

[75] Voir Michel Venne, Les porteurs de liberté, Montréal, VLB, 2001, 282 p.

[76] Michel Venne, « Citoyen ou loyal sujet ? », Le Devoir, 22 septembre 2000.

[77] François Cardinal, « Le contrat civique ne fait pas l’unanimité », Le Devoir, 24 septembre 2000.

[78] Michel Venne, « Dumont dérape », Le Devoir, 20 novembre 2006.

[79] André Boisclair, « Des balises », La Presse, 22 novembre 2006.

[80] Voir Serge Cantin, « De quelques obstacles à notre affirmation politique », Ce pays comme un enfant, Montréal, L’Hexagone, 1997, p. 125-138.

[81] Voir Jacques Beauchemin, La société des identités. Éthique et politique dans le monde contemporain, Montréal, Athéna, 2004, 184 p.

[82] Voir Mathieu Bock-Côté, « Le cul-de-sac progressiste du Parti québécois », L’Action nationale, mars-avril 2005, p. 152-172 ; La dénationalisation tranquille, Montréal, Boréal, 2007.





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