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Servir l’empire?

Un texte de Yves Couture
Dossier : Le Canada en guerre
Thèmes : Altermondialisme, Canada, Conflit, Politique
Numéro : vol. 9 no. 2 Printemps-été 2007

Les thèses sur la mondialisation suggèrent un processus d’unification du monde par des facteurs et des acteurs multiples, difficiles à réduire à une cause unique. Mais les débats actuels ont également vu le retour en force du concept d’empire dans l’analyse politique. Son emploi vise surtout à désigner la prépondérance américaine ou encore, sous l’influence notamment du livre Empire de Negri et Hardt[1], mais d’une façon qui reste moins répandue, le statut jugé parasitaire d’une domination politique globale pesant sur une société civile globale. Face aux thèses de la mondialisation, ces deux variantes de l’idée d’empire expriment un recentrement politique de l’analyse. Mais un tel recentrement contribue-t-il vraiment à une meilleure compréhension du monde contemporain? Faut-il d’ailleurs expliquer la fascination que peut exercer l’idée d’empire par la nostalgie d’anciennes réalités impériales ou par l’émergence d’une situation qui en renouvelle véritablement la pertinence? Et si parler d’empire a un sens, faut-il y voir un risque à conjurer, ou plutôt un mal nécessaire ou même une évolution favorable, comme une minorité s’emploie à le suggérer?

C’est bien sûr aux États-Unis que les débats sur l’empire sont les plus soutenus et ont la plus grande importance : ce qui se dit dans les universités et les think tanks américains à cet égard a plus de chances d’influencer le cours du monde que tout ce qui s’écrit en Allemagne ou en Inde — sans parler du Québec. Mais il faut résister ici à trop donner dans le travers québécois et canadien de la déploration ironique ou masochiste de notre insignifiance supposée : nous participons aussi, à notre mesure, à l’évolution de l’ordre mondial. On assiste d’ailleurs depuis plusieurs années à un rééquilibrage de la politique étrangère canadienne, qui s’accélère avec le gouvernement conservateur de Stephen Harper. Les arguments sécuritaires et l’appel à un rôle militaire accru ont déjà modifié l’action et le profil du Canada sur la scène internationale. Bien sûr, rien de tout cela n’a une ampleur qui semble justifier à priori l’idée d’empire. Pourtant, quiconque connaît l’histoire canadienne sait à quel point la référence impériale y a joué un rôle décisif pour justifier l’apport canadien aux entreprises impériales britanniques. Et quoique révolue sous sa forme ancienne, cette époque a laissé des traces profondes.

Nous voudrions précisément esquisser ici l’analyse du rôle persistant d’un imaginaire impérial dans la définition des options actuelles de la politique étrangère canadienne, et en particulier dans la détermination d’une volonté d’unir systématiquement notre action internationale à celle des États-Unis. Mais pour mieux cerner les couches constitutives d’un tel imaginaire, il faut d’abord rappeler le sens complexe de la notion d’empire dans l’histoire occidentale, ainsi que l’ambivalence des attitudes à son égard. Cette base initiale nous permettra ensuite de mieux saisir les particularités de l’évolution de l’imaginaire impérial canadien.

 

QU’EST-CE QU’UN EMPIRE?

 

            Un empire n’est pas une tribu, une peuplade ou une cité. Généralement, il s’agit plutôt d’un vaste ensemble doté d’une organisation complexe où s’enchevêtrent plusieurs échelons politiques, plusieurs religions, plusieurs langues, plusieurs identités. L’idée d’empire renvoie donc d’abord à une certaine morphologie politique. Mais le concept d’empire n’est par ailleurs pas sans lien avec l’axe classique de la distinction des régimes. Qui gouverne, dans un empire : un seul? quelques-uns? la pluralité? Dès lors qu’un empire a un empereur, il semble bien s’agir, au sens large, d’une monarchie. Mais tous les empires n’ont pas d’empereurs, et un empereur est-il toujours un monarque? L’empire romain, par exemple, était-il une monarchie ou l’évolution centralisatrice du régime mixte mis au point sous la république? Comme on pourrait multiplier ce genre d’exemples, il devient tentant de conclure que le concept d’empire désigne plutôt une certaine morphologie politique qu’un régime. Pourtant, l’idée d’empire comporte celle de domination, et même les idées de conquête et de gloire militaires. L’ampleur du territoire ainsi que la diversité des populations qui y vivent apportent également des freins ou des complications à une vie politique active et unifiée. L’empire suggère ainsi une souveraineté distante, placée au-dessus de la société ou des sociétés qu’elle gouverne. Il suggère aussi une symbolique de l’unité du pouvoir, superposée à une diversité concrète qui est plutôt complétée ou concurrencée qu’abolie. Et tout cela n’est pas sans incidence sur la nature d’un régime.

            La distinction classique des régimes s’accompagnait d’une analyse du cycle de leur succession nécessaire ou probable. Quoi qu’il en soit de sa nature exacte, l’empire apparaît comme un régime tardif. L’empire d’Alexandre succède à une monarchie, l’empire romain à une république. Les empires coloniaux européens n’ont pu se former qu’une fois consolidées les monarchies absolues, puis les États nations. Comme régime, l’empire est souvent la réponse à une poussée expansionniste. Par son lien aux entreprises militaires, il a souvent offert une compensation pour les vertus héroïques, après l’affaiblissement du patriotisme civique.

            Unité disparate, tonalité militaire, pouvoir superposé, régime tardif. À ces divers traits s’ajoute encore une autre dimension. Les empires unifient le multiple. Poussée à terme, l’opération achèverait l’unification du monde. Les grands empires se sont voulus des creusets de l’humanité entière, ou du moins de l’humanité civilisée. Et cette unité a été souvent vue comme un bien, dès lors qu’on y attachait une promesse de paix. Rome s’enorgueillissait d’avoir donné au monde la pax romana. Le monde médiéval ne cessera de sublimer l’idée d’une paix impériale. L’unité de la chrétienté, ou même de l’humanité, rendue visible dans l’unité politique. Sans doute la rivalité des empires coloniaux européens a-t-elle rejeté dans l’ombre cet horizon unificateur. Mais en vérité, les empires coloniaux n’étaient pas que l’extension de nations particulières : ils participaient aussi du désir de surmonter les limites nationales dans un nouvel universalisme. Comme si chaque morceau détaché du tout de la chrétienté médiévale avait voulu retrouver l’universel par l’expansion qui présentait le moins d’obstacles, hors de l’Europe.  

L’empire désigne donc généralement une morphologie politique complexe tendue par l’horizon d’un dépassement du multiple dans une incarnation unitaire, effective ou symbolique, d’un pouvoir qui semble transcender la société. Il comporte par ailleurs une forte mise en scène de la puissance, en lien avec un rôle dominant dans les affaires du monde. Or, il est clair que par bien des aspects, une telle réalité s’avère peu attirante pour les esprits contemporains. L’idée d’empire heurte la sensibilité démocratique par son lien à l’idée de domination et par l’extériorisation du pouvoir qui lui semble associée. L’horizon d’unification du monde par un seul pouvoir heurte à la fois le souci de justice entre les peuples et le souci de respect de la pluralité qui anime une large partie de la pensée actuelle. Rien d’étonnant, donc, à ce que le terme d’empire soit devenu un outil polémique pour dénoncer toute puissance jugée excessive.

Aussi valable soit-il, on ne peut cependant s’en tenir à un constat aussi général. Car selon les sociétés, l’idée d’empire éveille aussi des harmoniques particulières de gloire, de grandeur, de nostalgie, d’oppression ou de souffrance. Peut-on être anglais sans conserver une certaine fierté de ce British Empire dont découle le rôle prédominant de la culture de langue anglaise à travers le monde? La même question se pose pour l’Espagne, le Portugal, la France, la Russie : le rayonnement de leur culture est la suite de rêves impériaux. Voilà qui colore d’une certaine ambivalence les motifs de rejet mentionnés plus haut. On pourrait d’ailleurs montrer que le libéralisme et le socialisme ont également eu avec l’impérialisme des rapports plus complexes qu’il n’y paraît d’abord, au nom de philosophies de l’histoire qui justifiaient les moyens permettant d’accélérer le progrès économique des sociétés retardataires ou la maturation des conditions révolutionnaires à l’échelle mondiale. Et sans même tenir compte de sa couleur idéologique, cet horizon d’unification de l’humanité qu’on a rattaché à l’idée d’empire n’entre-t-il pas encore en résonance avec un aspect de la pensée moderne? Bien sûr, il est plus séduisant de concevoir l’unité par l’entente entre les peuples, par la construction du droit international, voire par l’accroissement du rôle des Nations Unies. Mais les visages ou les ruses de l’Un sont multiples, pourrait-on dire, et il n’est pas absolument ridicule de penser que nous devons aussi à la superpuissance américaine bien des avantages d’un monde déjà largement unifié et ouvert.

L’ambivalence à l’égard de l’idée d’empire est donc largement répandue en Occident. Mais nulle part sans doute n’a-t-elle des formes aussi spécifiques qu’aux États-Unis. Née d’un combat contre la domination coloniale, la grande république américaine s’est longtemps faite la championne du combat contre le principe impérial. Hollywood ne continue-t-il pas de faire de l’idée d’empire une des formes du mal politique? L’intérêt du cas américain vient du croisement de ce rejet historique avec une évolution qui a peu à peu doté les États-Unis d’une prépondérance économique, militaire, culturelle et politique incontestable, que confirmera et accroîtra la chute du rival soviétique. À cette prépondérance s’ajoutent d’ailleurs d’autres aspects du fait impérial, comme l’éloignement d’un pouvoir central de plus en plus accaparé par son rôle mondial, ou l’importance d’une diversité interne toujours plus complexe.

On a néanmoins longtemps hésité à parler ouvertement d’empire, préférant désigner la prépondérance américaine par des termes plus ambigus, comme « puissance hégémonique » ou « hyperpuissance ». On assiste pourtant depuis plusieurs années à une évolution sur ce plan, le terme d’« empire américain » étant de plus en plus employé non seulement par les critiques du rôle militaire et politique mondial des États-Unis, mais aussi, chose nouvelle, par ses partisans les plus décidés. Cela ne suffira sans doute pas à vaincre les résistances à l’égard d’un terme qui garde contre lui tant d’aspects de la culture américaine. Et ces résistances ne sont pas sans effet, car les mots ont leur importance : refuser le terme d’empire signale souvent le rejet d’une transformation de l’organisation et des valeurs politiques américaines. La façon de qualifier la puissance américaine contribue ainsi à baliser les conditions et les justifications possibles de son utilisation. Mais la capacité des mots à ouvrir ou à restreindre le champ des possibles a ses limites, et les États-Unis pourraient bien tendre vers l’empire sans jamais accepter le terme. Rappelons par exemple que le Royaume-Uni a eu la chose bien avant d’admettre le mot.

Peut-on conclure, hors de toute intention polémique, que cette évolution est en cours, ou même qu’elle a atteint un point où il est devenu légitime de décrire la puissance américaine comme un nouvel empire? Les événements des dernières années signalent du moins clairement que la question de la tentation impériale est plus que jamais posée dans l’élite politique américaine.

 

LAMENT FOR AN EMPIRE

 

Le statut de l’idée d’empire dans la culture politique canadienne demeure tout aussi ambivalent qu’aux États-Unis ou que dans les autres pays occidentaux. Plusieurs débats et faits récents attestent cette complexité. Mais avant de considérer ce qui paraît le plus révélateur à cet égard, il faut rappeler le rôle de l’idéal impérial dans la formation de l’imaginaire canadien. 

De la fin du xixe siècle jusqu’au début des années 1960 — Lament for a Nation, de George Grant[2], est sans doute sa dernière grande expression directe —, l’impérialisme fut peut-être le plus influent courant intellectuel du Canada anglais. Il s’agit d’une réalité aujourd’hui mal connue au Québec, malgré qu’elle ait été le pendant, à certains égards, du nationalisme ultramontain et messianique du Canada français. Les penseurs impérialistes canadiens défendaient deux idées principales. D’une part, que l’empire britannique était non seulement la première puissance mondiale, mais surtout une force progressiste et civilisatrice qui contribuait à répandre l’économie libérale et le parlementarisme. Et d’autre part, que les colonies de peuplement britannique, comme le Canada et l’Australie, étaient désormais prêtes à participer directement à la gestion de l’empire. Cela aurait exigé bien sûr une transformation des rapports entre la métropole et ses colonies, par exemple par la création d’un parlement impérial. Un tel discours se développe au moment où s’élabore au Royaume-Uni une rhétorique et des pratiques par lesquelles la culture politique britannique semble s’ajuster à la réalité effective d’une nation qui contrôle désormais une part importante du monde. Cet impérialisme explicite constitue d’ailleurs l’une des principales expressions du sursaut hiérarchique qui marque la pensée occidentale du dernier tiers du xixe siècle jusqu’à la Seconde Guerre mondiale. Quoi qu’il en soit, au Canada, les moments forts de l’impérialisme furent la guerre des Boers, la Première Guerre mondiale, puis le traité de Westminster en 1931 et la Seconde Guerre mondiale. Avec le déclin subséquent de la Grande-Bretagne, le lien impérial perdrait son sens tout en étant en partie remplacé par un lien renforcé avec la nouvelle superpuissance américaine. C’est là précisément l’évolution où Grant, en 1965, voyait la fin possible du Canada.

Comment comprendre l’écho qu’a longtemps eu l’idéal impérial au Canada anglais? On peut d’abord y voir un aspect de la difficulté des nations occidentales, modelées par le christianisme et l’universalisme des Lumières, à se penser comme des entités réduites à leur propre réalité. En magnifiant son lien à l’empire britannique, le Canada cessait d’être une nation marginale, de la même manière que le Québec se hissait au-dessus de lui-même en se voyant comme la nation porteuse de la foi catholique en Amérique du Nord. Loin, par ailleurs, de confirmer l’infériorité coloniale, le cadre impérial, lorsqu’on lui ajoutait l’idée de sa gestion collective, semblait permettre au Canada d’accéder à un rôle international non seulement comme puissance moyenne, mais bien comme coparticipant à la première puissance mondiale.

Poussons plus loin l’analyse en prenant en compte les divers axes de définition identitaire du Canada anglais. L’objectif d’un empire réorganisé portait d’abord la promesse d’une égalité symbolique avec le Royaume-Uni. Pour les nombreux immigrants anglais au Canada, il permettait d’entrevoir la possibilité d’un rôle politique de même niveau que celui de l’élite britannique. La même idée vaut pour les immigrants venus d’Écosse, car ici comme en Grande-Bretagne, les Écossais semblent avoir sublimé leur perte de souveraineté dans une volonté de jouer un rôle de premier plan dans l’empire. Autre avantage, la dimension impériale permettait au Canada de s’affirmer comme l’égal des États-Unis. La grande république du sud avait beau croître en richesse et en puissance, elle n’égalait pas le prestige du plus grand empire qui fut jamais. L’empire magnifiait d’ailleurs la tradition parlementaire, voire l’idéal d’un régime mixte moins soumis que les États-Unis aux aberrations du populisme. Troisième axe de définition identitaire : le rapport au Canada français. L’insistance impériale contribuait ici à provincialiser cette petite tribu catholique qui ne pesait pas bien lourd dans un tout s’étendant de Calcutta à Vancouver. On retrouve à peu près le même schéma dans l’axe identitaire défini par les rapports avec les vagues successives d’immigrants. Bien des penseurs proches de l’impérialisme auraient certes souhaité que les politiques canadiennes favorisent plus nettement les immigrants britanniques. C’était le cas notamment d’un Stephan Leacock, encore aujourd’hui célébré comme une figure exemplaire. Mais l’affiliation à l’empire maintenait du moins la supériorité symbolique du Canada anglais en renforçant la définition culturelle et hiérarchique de l’État canadien.

Il faut revenir enfin sur l’importance de la dimension militaire dans l’imaginaire impérial canadien. Les colonies sont par nature des objets périphériques sur lesquels s’applique la volonté de la métropole. Au mieux, les colonies de peuplement sont des enfants qui grandissent sous la garde protectrice de la mère patrie. Or, dans le grand récit national du Canada anglais, les guerres furent les principaux jalons du passage à l’âge adulte. Il y a là une fascinante actualisation de l’archétype de la violence initiatrice. Et le patriotisme canadien demeure aujourd’hui, plus qu’ailleurs, étroitement lié aux célébrations de l’héroïsme des anciens combattants des deux guerres mondiales. Mais ce qui frappe de nouveau, c’est le rôle de l’empire dans cette entrée canadienne sur la scène internationale. Il ne fut pas perçu comme un frein à la maturation nationale, mais bien comme sa condition : c’est parce que nous devions défendre l’Angleterre que nous aurions alors émergé sous les projecteurs de l’histoire, avec un profil de plus en plus autonome. Comme si les dizaines de milliers de morts sacrifiés pour la solidarité impériale avaient été pour le Canada le prix de son accès à l’existence sur la scène des grands. Dernier sceau de légitimation de l’empire : lors de la guerre contre l’Allemagne nazie, ces morts furent aussi des morts pour la justice. On ne dit pas assez à quel point la guerre contre Hitler fut vécue comme the finest hour non pas seulement par l’Angleterre, mais aussi par l’ensemble du monde anglo-saxon soudé dans la victoire. Puissance du mythe : comment une alliance forgée sous de tels auspices pourrait-elle servir autre chose que le bien et le progrès? 

Sans doute le rêve impérial canadien ne s’est-il jamais entièrement réalisé, pas plus que les rêves messianiques du Canada français. Ce qui ne veut pas dire qu’il fut sans effet et qu’il n’a laissé aucun héritage dans la pratique comme dans l’imaginaire national. Après la guerre, le déclin britannique ainsi que le coup fatal subi par les idées hiérarchiques ont vidé de son sens la référence impériale. Le nationalisme québécois allait d’ailleurs amorcer un bouleversement symbolique — qui n’est pas encore achevé — de l’ancienne vertical mosaic canadienne. Mais loin de disparaître, la volonté de jouer un rôle international allant au-delà des forces réelles du pays prendrait plutôt de nouvelles formes.

L’enfant premier né et légitime de l’idéal impérial fut bien sûr le Commonwealth. Enfant bien terne et bien chétif, dira-t-on. Même s’il est loin de constituer un contrepoids aux nouvelles grandes puissances, comme l’avait un temps espéré Grant, il offre pourtant au Canada une tribune qui a son importance. Autre enfant de l’ethos impérial, plus paradoxal celui-là : le renouveau continentaliste qui s’amorça après 1945. Une large part de l’élite politique et économique canadienne prenait alors conscience du fait que les États-Unis remplaçaient irréversiblement la Grande-Bretagne comme première puissance mondiale, dans un contexte où la Guerre froide imposait de choisir son camp. La tradition impériale avait par ailleurs habitué les esprits à l’idée que le Canada pouvait jouer un rôle de partenaire junior dans un vaste ensemble auquel revenait, grâce à ses valeurs et à son dynamisme, une responsabilité mondiale. Pourquoi ne pas jouer ce rôle auprès des États-Unis? Le Canada ne pourrait-il être un médiateur utile entre la grande république de tradition isolationniste et le reste du monde? Une troisième variante associe les deux précédentes : l’idée de servir de médiateur entre les États-Unis, d’une part, et le Royaume-Uni et le Commonwealth, de l’autre. Cela n’avait-il d’ailleurs pas été le rôle du Canada dans la grande crise de 1939-1945, à tant d’égards refondatrice du monde moderne? Sous des formes à peine renouvelées, cette tendance deviendra plus tard l’idée de l’« anglosphère », qui trouve aujourd’hui d’éloquents défenseurs.

Ces trois variantes d’un dépassement des limites nationales par un rôle assumé auprès de la puissance dominante ont chacune un ancrage profond au Canada anglais. Mais le vieil idéal de responsabilité impériale a aussi influencé une tendance opposée, qui deviendrait centrale dans la modernisation de l’identité canadienne : la volonté de faire du Canada un participant exemplaire des instances internationales qui se mettent en place après la guerre. Pearson a donné une première expression forte de ce rôle possible, tout en étant favorable au rapprochement avec les États-Unis. Mais avec l’arrivée de Trudeau à sa tête, le Parti libéral fédéral deviendrait le laboratoire où s’élaborait un nouveau discours identitaire appelé à remplacer l’insistance sur la dimension britannique du pays. Une symbiose trop étroite avec le monde anglophone brouillait la rupture avec le passé, à laquelle les Québécois tenaient au premier chef. On ne doit d’ailleurs pas oublier que Trudeau et les Québécois qui l’entouraient avaient peu d’affinité avec les Américains. C’est largement parce qu’il était Québécois que Trudeau a préféré la voie de l’internationalisme pour donner au Canada ce rôle international élargi auquel le pays continuait d’aspirer. On peut d’ailleurs se demander si cet aspect du trudeauisme est jamais devenu majoritaire au Canada anglais. On peut aussi souligner ses limites. Reste qu’il avait l’avantage de s’accorder à l’idée d’un pays désormais présenté comme le résumé de la diversité du monde. Et l’avantage, aussi, de s’accorder à la formule longtemps gagnante du Parti libéral, lieu de rencontre du Canada français, d’une large minorité modernisatrice du Canada anglais et du Canada immigré.

La variété des attitudes actuelles à l’égard d’un possible destin impérial des États-Unis reste liée à ces réaménagements de l’idée impériale dans l’imaginaire canadien. On trouve encore parfois une critique de l’empire américain chez certains héritiers conservateurs de Grant, au nom d’une nostalgie du lien britannique. Mais au Canada anglais, la caractérisation critique des États-Unis comme nouvel empire se trouve désormais surtout à gauche, ainsi que chez ceux qui adhèrent à l’image quasi officielle du Canada qu’a su mettre au point le Parti libéral. On trouve un exemple récent de la première tendance dans le livre collectif Living with Uncle : Canada-us Relations in an Age of Empire[3]. La cbc a par ailleurs diffusé en décembre 2006 une série d’émissions intitulée Canada and the New American Empire, qui reflétait bien la sensibilité libérale officielle qui caractérise si souvent notre diffuseur public, du moins dans sa version anglaise. Ces deux courants continuent d’opposer à la tentation de servir l’empire américain l’idée de faire du Canada un participant exemplaire des institutions internationales. Le lecteur intéressé trouvera sur Internet un riche éventail d’exemples du même genre. 

Moins connu des Québécois : le choix inverse de se faire les chantres du destin impérial des États-Unis dans les débats américains. Plusieurs des plus ardents défenseurs américains de l’impérialisme sont en effet des Canadiens immigrés. On trouvera un bon aperçu sur la question dans « Operation Anglosphere : Today’s Most Ardent American Imperialists Weren’t Born in the usa », publié par Jeet Heer dans le Boston Globe[4]. L’auteur souligne que ces nouveaux impérialistes semblent en majorité venir des anciennes marges de l’empire britannique. Le cas le plus connu est sans doute celui de Paul Johnson, le grand historien anglais, qui publie en juin 2003 un article remarqué intitulé « From the Evil Empire to the Empire for Liberty », où il conseille aux Américains de s’inspirer des pratiques impériales de leur mère patrie[5].

Mais la cohorte la plus nombreuse vient du Canada. À tout seigneur tout honneur, rappelons d’abord le cas de sir Conrad Black, magnat de la presse aujourd’hui quelque peu déplumé, mais qui fut longtemps l’un des plus ardents défenseurs de l’anglosphère, prônant une sorte de responsabilité mondiale pour les pays anglo-saxons, sous leadership américain. Citons aussi Michael Ignatieff, bien sûr, qui affirmait en 2001, alors qu’il vivait à Boston, que le terme d’« empire » décrit bien ce que sont en voie de devenir les États-Unis, et qui voyait dans un tel destin une bonne chose pour un pays comme l’Irak, appelant le Canada à se joindre à l’invasion libératrice américaine. Le cas d’Ignatieff est intéressant, puisqu’il montre que l’internationalisme libéral peut lui-même parfois se convertir en célébration impériale. La plupart des chantres canadiens de l’empire américain appartiennent toutefois à la mouvance néoconservatrice. L’un des plus influents est sans doute Charles Krauthammer, brillant chroniqueur au Washington Post, qui se réjouit de voir que  « people are now coming out on the word empire ». Sans que l’on sache s’il y a un lien de cause à effet, Krauthammer, qui a grandi à Montréal, colore ses analyses d’une franche et solide francophobie. La France n’a-t-elle pas le culot de résister à ce monde unipolaire qui mérite au contraire d’être célébré? Mark Steyn, autre Canadien qui écrit notamment pour le Chicago Sun, résume l’ensemble des idées du courant en affirmant que face aux problèmes internationaux actuels, « imperialism is the answer[6] ». D’autres exemples, comme celui de David Frum — ancien script des discours de G. W. Bush —, pourraient être cités, avec à chaque fois leur tonalité particulière.

La plupart de ces Canadiens immigrés ont critiqué l’attitude de leur ancien pays dans l’affaire irakienne. Leur analyse rejoint ici celles qu’on a pu lire dans le National Post, qui reste la grande tribune canadienne de l’anglosphère. En gros, on estime que le Canada a trahi ses alliés américains et britanniques, voyant d’ailleurs là le signe d’une influence québécoise indue. Parfois caricaturale, une telle lecture est également soutenue par des historiens sérieux comme Jack Granatstein, l’un des héritiers les plus influents et incisifs de la tradition impérialiste canadienne[7]. Ses écrits sont autant d’appels à réactualiser ce moment fondateur où le Canada, grâce à son effort de guerre, aurait agi à la table des grands dans la réorganisation du monde. Leur intérêt vient d’ailleurs de cette insistance sur la chose militaire, dont nous avons rappelé l’importance passée. Vue à cette lumière, l’évolution de la mission canadienne en Afghanistan vers un rôle de combat plus marqué devient non pas une dérive ou une nécessité temporaire, mais le signe possible, du moins faudrait-il le souhaiter, d’une évolution durable. Car c’est bien par la participation aux entreprises militaires de la superpuissance américaine que nous pourrions le mieux, pour la majorité des tenants actuels de la tradition impériale canadienne, projeter et affirmer notre propre souveraineté. Que nous pourrions devenir les coparticipants de la forme contemporaine de l’empire, servant de nouveau non seulement nos intérêts mais aussi la cause générale du progrès, de la prospérité et de la justice.

Dans l’ensemble, on aurait tort de réduire ces exemples et ces espoirs à des cas individuels ou à des luttes passéistes. Une large part de l’imaginaire politique du Canada anglais ne se retrouve pas dans les versions douces de l’internationalisme canadien. Dans plusieurs milieux proches du Parti conservateur, notamment, on ressent une certaine honte devant les leçons de morale que le Canada adresse aux États-Unis, alors que ce pays, insiste-t-on, est le vrai champion de la liberté dans le monde, celui qui accepte de se salir les mains plutôt que de jouer les gérants d’estrade. On se méfie des nuances diplomatiques à la canadienne, célébrant plutôt cette clarté morale qu’exprimerait un engagement viril, sans réserve et sans atermoiement. On estime que la vraie place du Canada n’a jamais cessé d’être aux côtés de ses alliés traditionnels. On envie d’ailleurs l’Australie, dont on décrit la volonté de servir sur tous les fronts ouverts par Washington comme un modèle de courage. Du moins est-on fier du rôle musclé que joue désormais l’armée canadienne en Afghanistan. Car c’est là l’essentiel : renouer avec la tradition interventionniste qui, estime-t-on, avait fait la grandeur du Canada. Et si cette grandeur se paye du sang de nos soldats, et bien c’est là le prix du devoir. Et si cela signifie notre participation au destin impérial des États-Unis, so be it : refuserons-nous la chance de compter vraiment dans le combat pour les valeurs occidentales?  

Mais on peut penser, au contraire, que la tentation impériale américaine constitue au xixe siècle la plus grande menace internationale qui soit. Et que le rôle du Canada n’est pas d’encourager cette tentation, mais bien de peser en sens inverse, sans illusion, mais sans regret.  

 

Yves Couture*

 

NOTES

* Yves Couture est professeur au Département de science politique de l’uqàm.

1. Empire, trad. D.-A. Canal, Paris, Exils, 2000.

2. Lament for a Nation. The Defeat of Canadian Nationalism, Toronto, McClelland and Stewart, 1970; trad. fra. : Est-ce la fin du Canada? Lamentation sur l’échec du nationalisme canadien, trad. G. Laurion, LaSalle, Hurtubise/hmh, 1987.

3. Dir. B. Campbell et E. Finn, Toronto, Lorimer, 2006.

4. On trouve l’article de Heer sur Internet : <www.jeetheer.com/politics/anglosphere.htm>.

5. Paul Johnson, « From the Evil Empire to the Empire of Liberty », The New Criterion, juin 2003 (www.newcriterion.com/archive/21/jun03/johnson.htm).

6. Les citations de ce paragraphe sont tirées de l’article de Heer (op. cit.). Pour le détail des idées d’Ignatieff à l’époque, cf. notamment son texte au titre révélateur : « The Burden », publié dans le New York Times Magazine (5 janv. 2003). On trouve les textes de Krauthammer et de Steyn sur les sites Internet de leurs journaux respectifs.  

7. Pour un exemple caricatural, cf. le texte que Mark Steyn publiait dans le National Post sous le titre « Welcome to Anglo-Saxon Reality » (10 avr. 2003, <www.freerepublic.com/focus/f-news/890110/posts>). Granatstein développe notamment ses idées dans deux livres aux titres qui durcissent la nostalgie pessimiste de Grant : Who Killed the Canadian Military? (Toronto, Harper Collins, 2004), et Who Killed Canadian History? (Toronto, Harper Collins, 1998). 

 

 



 


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