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Quelques réflexions sur un printemps lointain…

Un texte de Louis-Georges Harvey
Dossier : Autour d'un livre: Le printemps de l'Amérique française. Américanité, anticolonialisme, et républicanisme dans le discours politique québécois, 1805-1837, de Louis-Georges Harvey
Thèmes : Canada, États-Unis, Histoire, Politique
Numéro : vol. 8 no. 2 Printemps-été 2006

Pour toutes les raisons qu’il cite, mais aussi parce que la critique républicaine du pouvoir monarchique des patriotes demeure fort pertinente, j’abonde dans le sens de Gilles Laporte qui trouve opportun cette rencontre entre spécialistes pour discuter des Rebelles de 1837. Au moment d’écrire ces lignes, le Québec se remet d’une longue campagne électorale dominée par le thème de la corruption. Il ne s’agissait pas d’un petit scandale impliquant quelques pots de vin, mais bien d’une machine qui a détourné des fonds publics pendant de longues années au profit du parti gouvernemental, d’un système de copinage qui a enrichi les amis du gouvernement, d’un système de corruption qui a transgressé toutes les règles de notre vie politique. Hantés par le spectre de la corruption, les Patriotes auraient été en terrain de connaissance lors de cette campagne.

 

LE RASOIR D’OCCAM ET L’AMÉRICANITÉ

 

Il y a ici tous les éléments d’un grand peuple. Les Français d’Amérique sont aux Français de France ce que les Américains sont aux Anglais. 

Alexis de Tocqueville[1]

 

Gilles Laporte, qui connaît très bien les années 1830, propose une interprétation « plus simple » du « dérapage » républicain que Louis-Joseph Papineau et le mouvement patriote entreprennent en 1831. En redéfinissant le discours politique du mouvement, le chef patriote et son entourage cherchaient surtout à consolider leur emprise sur le parti aux dépens d’une aile modérée favorable aux gestes conciliants du gouvernement métropolitain. Le virage républicain des Patriotes et leur enthousiasme pour les modèles étasuniens auraient également permis de mobiliser les populations rurales et ils auraient favorisé l’émergence de certains chefs locaux gagnés à une stratégie plus radicale. Enfin, l’adoption d’un discours républicain aurait aussi été commandée par l’alliance nouée avec les radicaux anglais, et le républicanisme aurait permis à ces derniers de mieux épouser la cause du Bas-Canada en dissimulant la dimension ethnique du mouvement patriote. L’essor du républicanisme au début des années 1830 ne serait donc pas l’aboutissement d’une longue évolution, mais plutôt le résultat d’un calcul stratégique de la direction du Parti patriote.

Aucun des éléments de l’explication de Gilles Laporte n’infirme la thèse présentée dans mon livre. En effet, rien n’empêche qu’un discours politique ne soit mis au service d’intérêts particuliers, qu’il serve à mieux asseoir le pouvoir d’une faction au sein d’un mouvement politique, ou encore qu’il soit l’élément catalyseur d’une vaste campagne de mobilisation populaire. Quant à l’hypothèse d’un républicanisme téléguidé depuis Londres et commandé par l’alliance avec les Radicaux, on est loin d’une explication « simple ». Il y a aussi, il me semble, une incompatibilité entre le Papineau qui utilise le discours politique a des fins purement « instrumentales » et celui qui noue une alliance inefficace au nom de la synergie idéologique entre les Patriotes et les Radicals anglais. Or l’explication « instrumentale » de Gilles Laporte éclaire très peu les objectifs du chef patriote et de ses lieutenants. À quelles fins cherchaient-ils à tirer profit « du climat de crise perpétuel »? Par ambition personnelle? Le parti servait-il à autre chose que confondre les gouverneurs et dégoûter les habitants de leur « simple bonheur »? Puisque le « concept d’américanité […] ne paraît peut-être pas nécessaire pour expliquer la radicalisation du discours patriote », comment ce Papineau ambitieux et stratégique a-t-il réussi à imposer un discours républicain et anticolonial à des hommes qui ne croyaient pas à l’américanité de la société bas-canadienne et ne connaissaient rien des États-Unis?

Certes, il y a des témoignages de l’époque qui appuient l’explication de Gilles Laporte. Aux yeux de ses adversaires politiques, le chef du mouvement patriote était un agitateur dangereux et un être obsédé par son rêve de devenir le président d’une république canadienne. Plusieurs historiens ont approuvé ce jugement, contrastant l’ambition et le radicalisme de Papineau à la modération désintéressée d’Étienne Parent. La figure du démagogue assoiffé de pouvoir n’est pas étrangère au discours républicain, mais au Québec elle a surtout été mise au service des régimes monarchiques dominants. Faut-il aussi rappeler toutes les instances ou les chefs des mouvements contestant le pouvoir dominant et la corruption ont été accusés de ne chercher qu’à « perpétuer la crise »? 

Je ne veux certes pas faire un procès d’intention à Gilles Laporte. Seulement, son explication s’appuie sur la négation d’un véritable courant anticolonial au Bas-Canada et elle me semble plus complexe qu’une analyse qui prend acte d’une composante du discours politique et cherche à en comprendre le sens. En 1823, Papineau affichait déjà son admiration pour les États-Unis dans sa correspondance. Il l’exprimait encore en 1827 dans une brochure politique marquée par les dialectiques républicaines de la corruption et de la vertu. Le journal du mouvement, La Minerve, dont le nom même évoque une icône républicaine, est fondé en 1826 et il se démarque dès ses premières années par son intérêt pour les États-Unis. Quant à la réforme du Conseil législatif, l’idée ne tombe pas du ciel en 1831. François Blanchet en fait le sujet d’une longue brochure publiée en 1824, et cette question revient constamment dans les journaux et les brochures des années 1820[2]. Sur la question constitutionnelle, comme tant d’autres, le thème du caractère « américain » de la société coloniale a nourri la réflexion des auteurs canadiens. Le virage républicain de 1831 était-il donc un « dérapage » ou l’aboutissement logique d’une évolution semblable à celle des autres colonies des Amériques confrontées à des situations semblables? À mon avis, la complexité est plutôt du côté des interprétations qui tentent de contourner ce qui me semble une évidence.

 

VERTU ET RÉPUBLIQUE

 

La trame anticoloniale et très américaine du discours politique bas-canadien a compté pour beaucoup dans l’élaboration du républicanisme des Patriotes. Ainsi, la composante étasunienne m’a paru bien plus importante que la française, et pour les distinguer je me suis tenu à la différence notée dans le discours de l’époque. Comme référence politique, la tradition française souffre de son association à l’instabilité des régimes, à l’anarchie et la violence. À mesure que s’édifie une identité bas-canadienne axée sur l’américanité, le référent français, tout comme le britannique, se voit associé aux éléments aristocratiques du vieux continent. Ainsi, même si le regard des Patriotes sur l’héritage politique français s’adoucit quelque peu après 1830, les journaux du mouvement déplorent l’incapacité du peuple français de se doter d’un gouvernement « libre ». 

            Quant à la « tradition monarchique » canadienne-française, évoquée par Yvan Lamonde, il faut l’apprécier dans le contexte d’un régime monarchique adapté à la situation coloniale. Au Bas-Canada, cette tradition monarchique se construit autour de la nécessité de protéger les intérêts métropolitains en préservant la prérogative royale afin de limiter le champ d’action de la députation élue par la population locale. Forts des pouvoirs et des privilèges que la Constitution lui confère, le gouverneur et ses conseils, qui forment la « cour » bas-canadienne, parlent aussi au nom du capital britannique et celui des marchands bas-canadiens. Dans la colonie, personne n’ignore le rapport de force instauré et défendu par le régime, car sur cette question, l’administration Dalhousie a été fort éloquente. Pas surprenant, donc, que le monarchisme des années 1830 diffère essentiellement de celui d’avant 1815. Quand Étienne Parent se rallie au gouvernement en 1836, il n’explique pas son choix par une proclamation de loyauté au souverain britannique. Devant la réalité géopolitique d’une Amérique en voie de décolonisation et soucieux de préserver la langue et la foi des Canadiens, Parent choisit le statu quo colonial parce qu’il préfère le règne de la cour bas-canadienne à une éventuelle annexion aux États-Unis.

Comme Étienne Parent, l’historien Fernand Ouellet demeure incontournable pour l’histoire du Bas-Canada. Son interprétation du discours politique des Patriotes reprend essentiellement le jugement de Durham sur leur conservatisme social. Formulée à la fin des années 1950, elle appartient à cette historiographie « cité-libriste » érigée en contrepoids à des interprétations favorables au nationalisme et à l’émergence du mouvement souverainiste. Vivement contestées, les thèses de Fernand Ouellet sont demeurées influentes, surtout en histoire politique puisque ce champ d’études a été délaissé par les historiens. En ce qui a trait à la dimension sociale et économique de l’œuvre de Fernand Ouellet, de nombreux travaux ont déjà nuancé sinon infirmé une bonne partie de cette interprétation qui insistait sur le particularisme du cas bas-canadien. En effet, on se demande comment les « mentalités traditionnelles » ont pu tenir devant la commercialisation de l’agriculture bas-canadienne et la pénétration du capitalisme marchand dans les campagnes. Comme ce fut le cas dans les colonies anglo-américaines au xviiie siècle, l’intégration du paysan bas-canadien à l’économie du marché a transformé les « mentalités », même si certaines techniques agricoles liées à l’exploitation intensive du terroir sont demeurées courantes. Pourtant, l’exploitation intensive était une technique utilisée dans la plupart des sociétés neuves des Amériques. Alors pourquoi serait-elle au Bas-Canada la preuve d’un traditionalisme autarcique que l’on n’aurait pas notée ailleurs?

            En 1808 et 1809, répondant à une campagne de dénigrement menée par le Parti anglais, Pierre Bédard et Denis-Benjamin Viger soutiennent que l’état social et moral des « habitants » canadiens des campagnes était garant de leur vertu politique. Bédard confond même les vertus catholiques et les vertus civiques, car en condamnant l’irréligion et le matérialisme des Américains venus s’établir dans les Townships, il vante les mœurs religieuses des Canadiens[3]. Par contre, la dialectique de la vertu et de la corruption ne s’est pas prêtée sur la longue durée à l’élaboration d’un discours qui célébrait le « traditionalisme » de la société bas-canadienne. Au contraire, le recours fréquent aux exemples étasuniens présuppose que l’arrimage des institutions adaptées aux particularités sociales du Nouveau Monde permettrait de renforcer la vertu et de cultiver l’amour de la liberté politique. Dès 1817, dans des textes qui justement insistaient pour la première fois sur la vertu politique des américains, les auteurs canadiens notaient le lien entre l’instruction publique et la liberté politique aux États-Unis. Or la création d’un réseau d’écoles rurales devient un des grands chantiers du projet de société élaboré par le Parti canadien et le Parti patriote. En plus d’avoir à subir la désapprobation du clergé, les promoteurs d’un système scolaire public se heurtent à l’opposition des « bureaucrates » anglo-saxons qui pourtant ne rataient jamais l’occasion de souligner l’ignorance de la population canadienne. L’incarnation finale du projet dans la loi des écoles dites de l’Assemblée, adoptée en 1829, témoigne du lien entre la vertu civique et le projet scolaire. Cette loi prévoyait la création d’écoles rurales afin de scolariser la population bas-canadienne, une tâche qui selon les auteurs patriotes était essentielle à la préservation de leur vertu politique. Elle plaçait ces écoles sous le contrôle de syndics élus par la population locale. De ce fait, les écoles de l’Assemblée, fondées sur le modèle des écoles publiques étasuniennes, devenaient à la fois un lieu d’instruction pour les enfants et une école de vertu autant pour les syndics que pour leurs commettants. Dans son souci pour l’instruction publique, le projet patriote s’inscrit on ne peut plus concrètement dans le but d’améliorer le sort de la population rurale. Les objectifs de la réforme scolaire entreprise par le mouvement se confirment dans les nombreux portraits flatteurs de l’agriculteur étasunien prospère, instruit et éclairé, publiés dans la presse bas-canadienne.

            Les quelques pages que j’ai consacrées à l’influence des Anciens dans l’élaboration du discours républicain au Bas-Canada sont forcément exploratoires et elles se veulent une ouverture sur un sujet jusqu’ici peu exploité dans notre historiographie. Sur ce point, Yvan Lamonde a raison de signaler la richesse de cette veine qui reste largement inexplorée. Quand on sait à quel point cette question a passionné les historiens anglo-américains et plus récemment ceux de la France, le silence sur le sujet dans notre tradition historiographique a de quoi surprendre. D’autant plus que le cursus classique, comme le démontre le parcours d’Yvan Lamonde, a été une constante dans la formation de l’élite québécoise francophone. Encore là, il ne faudrait pas y voir une anomalie strictement canadienne-française; nos recherches récentes sur le discours anglophone dans la colonie démontrent que la référence romaine est aussi présente dans les textes rédigés dans la langue de Shakespeare par des auteurs d’origines diverses.

Pour ce qui est du passage de Cicéron à Jefferson, je renverrais d’abord au tableau de Plamondon qu’évoquait Yvan Lamonde. La composition du tableau fait une place de choix à Cicéron et Démosthène, mais Montesquieu et Jefferson, auteurs fétiches de la grande tradition républicaine de l’humanisme civique, sont aussi à la portée de la main de l’Orateur bas-canadien. Le passage de la classe de rhétorique au monde politique se vérifie dans un projet concret comme celui de scolariser les Bas-Canadiens pour assurer leur vertu. Les journaux patriotes publient de nombreux articles qui reprennent les références classiques dans leur analyse des phénomènes sociaux et politiques. Spontanément, je pense à un texte publié dans La Minerve, où il était question de l’avenir politique des États-Unis et où l’auteur disait craindre la transformation de cette grande république en empire sous l’emprise d’un militarisme qui étoufferait la vertu et donc la liberté politique. Citant l’exemple de Rome comme un axiome historique à l’appui de ce qu’il avançait, l’auteur prétendait que cette transformation politique et le danger qu’elle représentait pour la liberté planaient sur toutes les républiques qui se livraient à l’expansionnisme[4]. Denis-Bejamin Viger, l’auteur patriote le plus porté sur la théorie politique, étoffait ses exposés d’exemples tirés de l’histoire ancienne à preuve des observations qu’il faisait sur la nature des régimes politiques ou sur les causes qui provoquaient leur corruption et leur déclin[5]. J’ai cité plusieurs textes de ce genre dans Le printemps de l’Amérique française, et je collabore actuellement à la confection d’une anthologie de textes républicains québécois dans laquelle ils auront une place importante.

 

ANTICOLONIALISME ET LIBÉRALISME

 

Sans insister sur les « peccadilles », la remarque de Jean-Paul Bernard sur le mot « dégénération » m’inspire une première réflexion sur l’importance de la contextualisation dans l’analyse du discours politique. Évidemment, j’ai emprunté ce mot aux Patriotes, car s’il est aujourd'hui considéré vieilli, « dégénération » paraît au dictionnaire de l’Académie française publié entre 1832 et 1835, et le sens qu’on lui attribue est d’ordre biologique, dénotant la perte des qualités d’une race ou d’une espèce[6]. Quand on sait que la métaphore organique revient constamment dans les textes politiques de l’époque, on ne doit pas se surprendre que le mot « dégénération » soit utilisé pour désigner la déchéance du corps politique. Pour les Patriotes, la « dégénération politique » d’un peuple se confirmait par une perte de la vertu politique qui rendait caduque « l’aristocratie des talents ».

L’exemple de ce mot dont le sens s’est perdu avec le temps permet de souligner  la nécessité de bien remettre ce discours dans le contexte de son époque. Jean-Paul Bernard est parmi ces historiens dont l’œuvre nous a permis de renouer avec ce passé oublié. Je pense bien sûr à son ouvrage phare sur le républicanisme des Rouges, mais aussi à ce renouveau historiographique inauguré par son recueil de textes publié en 1983 et dont Gilles Laporte a bien raison de souligner l’importance. Jean-Paul Bernard a été parmi les premiers à soulever de nouvelles questions sur le sens du discours politique du mouvement et sur la signification même du mot patriote[7]. Ainsi, en reconnaissant que les ouvrages de Gérard Bouchard et d’Yvan Lamonde ont permis de situer mon analyse dans une nouvelle perspective sur l’histoire du Québec, je saisis l’occasion qui m’est présentée ici pour noter que dans Le printemps de l’Amérique française, j’ai suivi des pistes que Jean-Paul Bernard avait indiquées il y a une vingtaine d’années.

Parmi celles-ci, l’importance de la composante anticoloniale du discours patriote m’a paru primordiale. Effectivement, on ne doit pas se surprendre de trouver un discours anticolonial dans un contexte comme celui du Bas-Canada. Par contre, le silence des historiens sur cette dimension du discours patriote me semble étonnant. Dans l’historiographie canadienne-anglaise, ce mutisme peut s’expliquer par le besoin de créer une tradition historique et un ensemble de mythes au service d’une identité Canadian associée à la Confédération et à une vision centralisatrice du fédéralisme[8]. D’autres impératifs ont provoqué un oubli semblable chez les historiens canadiens-français associés au nationalisme traditionnel, alors que le conflit ethnique a surtout retenu l’attention des nationalistes des années 1950 et 1960. 

À l’encontre de plusieurs historiens qui ont préféré une approche plus spéculative, mon regard sur le nationalisme dans le discours patriote s’inspire d’une analyse fine des sources de l’époque. Dans tout ce corpus d’ouvrages et de textes politiques, la référence à l’appartenance ethnique comme fondement de l’action politique est tellement rare qu’on en vient à croire les Papineau et Viger qui se sont défendus bec et ongles contre des adversaires qui cherchaient justement à préserver des privilèges basés sur l’intérêt supérieur des Anglo-Saxons. Sur les grandes questions politiques telles la réforme de la constitution, les écoles ou le statut de la colonie, les Patriotes ont livré leur combat en réclamant le respect de l’égalité politique de tous les habitants du Bas-Canada. Évidemment, on peut interpréter le mouvement dans une optique nationalitaire, comme l’a fait Marcel Bellavance, mais à mon avis cette interprétation ne colle tout simplement pas au discours politique de l’époque. Cette question de l’antagonisme entre libéralisme et nationalisme dans notre tradition politique me semble plutôt une manifestation historiographique des tensions idéologiques entourant la Révolution tranquille.

Jean-Paul Bernard a sans doute raison de dire que « dans le monde même des historiens et des historiennes, la définition du libéralisme n’est pas assez historique. » La distinction entre libéralismes politique et économique qu’il relève me paraît utile, mais je ne crois pas que les Patriotes s’y seraient reconnus. Certes, si l’on accepte comme principe de base que tous ceux qui défendent les libertés politiques du peuple soient des libéraux, alors va pour ranger les Patriotes sous l’étendard de ce libéralisme très large. L’historiographie canadienne et québécoise, s’étant jusqu’à tout récemment peu préoccupée de définir le « libéralisme », n’offre aucun point de secours. Or depuis quelques années, les historiens se sont penchés sur l’origine de « l’ordre libéral » au Canada. Selon Ian MacKay, les Rébellions auraient marqué un moment de transition vers ce nouvel ordre social et politique. Sur cette question, un autre ouvrage paru récemment, La liberté du pauvre de Jean-Marie Fecteau, trace l’évolution d’une culture politique au Québec qui aurait servi de « socle » au nouveau régime libéral[9].

L’implantation dans les années 1840 et 1850 d’un nouvel ordre social associé au libéralisme me parait évidente. Par contre, ma lecture du discours patriote révèle que ce libéralisme est encore vivement contesté au cours des années 1830. Au Bas-Canada, comme en France et aux États-Unis, il y a eu des républicains qui ont imaginé une autre façon de penser la modernité. Dans le discours politique des Patriotes, la liberté politique était indissociable de la participation active des citoyens. Dans leur république, la vertu politique n’était pas une notion creuse et vide de sens, car la véritable liberté politique dépendait de l’attachement des citoyens à l’intérêt général. Leur discours inspiré de l’humanisme civique s’est heurté de front à un humanisme libéral qui célébrait le matérialisme et l’individualisme qui serait à la base du nouvel ordre libéral. En fait, la critique des Patriotes ne vise pas seulement les grands marchands, elle s’élève contre l’instauration d’un régime qui aurait évacué le civisme comme fondement de la vie politique des citoyens. Leur discours, comme celui de leurs contemporains, rejetait un ordre politique où le citoyen se laisserait gouverner par des lois et abandonnerait le combat politique de tous les jours pour se recentrer sur ses propres intérêts matériels. Élaboré dans un contexte bien particulier, le républicanisme des Patriotes tirait tout son sens de cette opposition fondamentale au libéralisme.

 

UNE DERNIÈRE PENSÉE SUR LES PATRIOTES ET LE CIVISME…

 

Pour revenir à la pertinence des Patriotes, il n’est pas surprenant que la critique contemporaine de l’ordre néolibéral reprenne plusieurs éléments de leur discours. En voulant assurer la participation des citoyens à la politique soit par l’éducation civique, soit par la réforme du mode de scrutin, les critiques postmodernes de l’ordre politique dominant mènent essentiellement le même combat. Libéral ou pas, Louis-Joseph Papineau aurait reconnu l’importance des enjeux de la dernière élection fédérale pour la liberté politique des Canadiens et des Québécois. En revanche, le chef patriote se serait désolé en constatant que seulement six électeurs sur dix se sont donné la peine d’exercer leur droit de vote. Papineau y aurait vu les effets dévastateurs de la corruption politique sur les mœurs politiques du peuple. Qui dit qu’il n’aurait pas eu raison…



Louis-Georges Harvey*

 

NOTES

* Louis-Georges Harvey est professeur à l’Université Bishop.

1. Alexis de Tocqueville, Regards sur le Bas-Canada, choix de textes et présentation de Claude Corbo, Montréal, Typo, 2003, p. 182; cité par Marc Chevrier, « Le Républicanisme au Québec et au Canada français », à paraître.

2. François Xavier Blanchet, Appel au Parlement impérial et aux habitants des colonies angloises..., Québec, Vallerand, 1824.

3. Cf. Pierre Bédard dans Le Canadien, 17 déc. 1808, cité in L.-G. Harvey, Le printemps de l’Amérique française, p. 74.

4. Cf. La Minerve, 29 août 1831, cité in L.-G. Harvey, op. cit., p. 175.

5. À titre d’exemple, cf. Viger, Considérations sur les effets qu’ont produit en Canada la conservation..., Montréal, James Brown, 1809; et Observations de l’honorable D. B. Viger, contre la proposition faite dans le Conseil..., Montréal, Duvernay, 1835.

6. Cf. Dictionnaire de l’Académie française, 6e édition (1832-1835), vol. i, p. 496, reproduit par le projet artfl, University of Chicago, <www.lib.uchicago.edu/efts/ARTFL/projects/dicos/>.

7. Cf. Jean-Paul Bernard (dir.), Les Rébellions de 1837-1838,  Montréal, Boréal, 1983, p. 342.

8. Sur cette question, cf. Paul Romney, Getting it Wrong. How Canadians Forgot Their Past and Imperiled Confederation, Toronto, University of Toronto Press, 1999.

9. Cf. Ian McKay, « The Liberal Order Framework: A Prospectus for a Reconnaissance of Canadian History », Canadian Historical Review, vol. 81, n° 4, 2000, p. 617-645; et Jean-Marie Fecteau, La liberté du pauvre. Crime et pauvreté au xixe siècle québécois, Montréal, v.l.b., 2004.



 


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