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Défendre la société comme être-ensemble

Un texte de Jacques Beauchemin
Dossier : Autour d'un livre: La société des identités. Éthique et politique dans le monde contemporain, de Jacques Beauchemin
Thèmes : Identité, Revue d'idées, Société
Numéro : vol. 8 no. 1 Automne 2005 - Hiver 2006

Je veux d’abord remercier Argument de me fournir l’occasion d’un précieux dialogue avec des auteurs qui m’ont fait l’honneur de prendre au sérieux les préoccupations de mon essai. On a, en effet, tant célébré l’irruption des paroles minoritaires dans le grand récit universaliste de la modernité et la montée en puissance de catégories d’acteurs sociaux qui auraient été marginalisés dans le projet démocratique de la modernité, qu’un livre comme le mien, s’inquiétant des effets dissolvants sur le lien social d’une certaine « concurrence identitaire », risquait de soulever l’indifférence sinon l’incompréhension. Tel n’a pas été le cas si j’en juge d’après les réactions suscitées auprès des auteurs sollicités par Argument, auteurs qui se sont si bien acquittés de la tâche de mettre au jour les failles et les lacunes dont n’est pas exempt, sans doute, La société des identités. Ils me laissent maintenant avec la tâche ardue de répondre à leurs critiques, toutes intéressantes à mon sens. Je me chagrine à l’idée de ne pouvoir toutes les relever.

Mon travail est rendu particulièrement difficile du fait que ces critiques s’étendent sur un large spectre, allant du rejet en bloc de la thèse soutenue jusqu’aux considérations pointues portant sur l’appareil conceptuel. Entre ces deux pôles, dont on pourrait dire qu’ils ont affaire à la théorie, le lecteur aura remarqué que certains me reprochent aussi l’interprétation plus subjective de ce que je pose comme une transformation majeure des sociétés contemporaines. En d’autres termes, on conteste aussi bien l’analyse que je propose des mutations du sujet politique et de la communauté politique, qu’un certain pessimisme face à ce que j’ai appelé la fragmentation de la communauté politique sous la poussée des revendications à portée identitaires. Plus grave encore, on me soupçonne de jouer le jeu de l’« homme blanc et bourgeois », pour le dire comme Francis Dupuis-Déri, en faisant porter aux groupes minoritaires ou discriminés de la société la lourde responsabilité d’une détérioration de l’intégrité du lien social.

Avant d’essayer de répondre à ces critiques, je voudrais d’abord rappeler en quelques mots l’essentiel du problème auquel s’attache La société des identités. J’espère ainsi dissiper, comme par avance, les malentendus sur lesquels reposent certaines des critiques qui m’ont été adressées. Cela ne me dispensera cependant pas de devoir répondre directement à des objections qui me sont faites et qui renvoient tantôt à de véritables lacunes de mon travail et qui, d’autres fois, appellent approfondissements ou éclaircissements.

 

LA TRANSFORMATION DU POLITIQUE DANS LA MODERNITÉ TARDIVE

 

Le politique dans les sociétés démocratiques articule trois dimensions essentielles. Il s’agit d’abord de circonscrire une communauté politique (le rassemblement des citoyens dans un espace politique délibératif fermé et régulant sur la base de règles acceptées les rapports de forces). Il faut ensuite déterminer l’identité du sujet politique qui va être investi du pouvoir de parler au nom de tous (la nation en a été la figure la plus forte, si l’on excepte celle du « prolétariat ») et, enfin, de déterminer les fondements de la légitimité de la décision politique. 

Un lien étroit a uni jusqu’à tout récemment ces trois dimensions du politique. Pour être considérée légitimes, les normes, règles et décisions devaient être énoncées de la bouche du représentant de tous, c’est-à-dire du sujet politique dans lequel la société accepte de se projeter et de se reconnaître comme « une ». Ces normes, règles et décisions pouvaient alors soumettre à l’ordre les acteurs sociaux en les rassemblant autour d’un projet commun (faire la guerre, travailler au progrès social, augmenter la richesse collective, défendre la liberté, etc.). Il importait que ces « choix de sociétés » puissent d’une manière ou d’une autre être rattachés aux intérêts supérieurs de la collectivité. Ensuite, il fallait pouvoir montrer que les décisions étaient issues d’une délibération conforme aux règles du débat démocratique au sein duquel les citoyens se rencontrent dans l’assurance de l’égalité formelle.

Je voudrais souligner tout de suite qu’il importe peu de savoir si cet ordre des choses était aussi neutre que la description que j’en présente ici. Il n’est pas nécessaire en effet de signaler que des rapports de forces (de classes et de genre en particulier) se jouaient dans ce dispositif apparemment objectif. Superflu aussi serait le rappel de l’hypocrisie que dissimulait l’égalité de tous avec tous, de même que des illusions que véhiculait le soi-disant universalisme de la citoyenneté moderne. Nous savons depuis Marx à quoi nous en tenir à ce propos. Ce qu’il importe de dire cependant — j’y reviens dans un instant, car il s’agit d’une question essentielle —, c’est que cette configuration du champ politique, articulant communauté, sujet et légitimité, permettait à la fois de rendre visible le lieu du pouvoir et donc de le critiquer, en même temps qu’elle rendait possible l’adhésion à un projet politique commun, cela parce que les acteurs savaient que la société possédait une réalité propre, qu’elle se situait au-dessus d’eux. Tant et aussi longtemps qu’il a été possible d’invoquer de façon crédible le bien commun ou les intérêts supérieurs de la nation, les sociétés démocratiques ont pu dessiner pour elles-mêmes un projet éthico-politique auquel tous étaient appelés à contribuer.

C’est cette configuration du champ politique que la société des identités est en train de rompre. En allant un peu vite, on peut dire de la représentation de l’être-ensemble dans la société des identités qu’elle ne « totalise » plus la société en tant que communauté et qu’elle ne porte plus de projet collectif. L’éthique sociale contemporaine traduit cet éclatement, en faisant ses piliers de l’ouverture au pluralisme et de l’idéal de la reconnaissance de tous par tous. La citoyenneté est alors redéfinie comme rencontre, au sein de l’arène politique, d’une multitude de regroupements d’acteurs qui s’y avancent en réclamant pour eux la reconnaissance de leur identité propre, reconnaissance à leurs yeux nécessaires à la pleine réalisation d’un idéal de citoyenneté digne de ce nom. Les revendications à caractère identitaire, parce qu’elles ne se donnent pas toujours le bien commun comme horizon, ne laissent pas facilement deviner ce qu’il adviendra de la société comme « monde commun ».          

Je voudrais tenter de répondre à trois critiques, adressées par plus d’un lecteur, qui touchent, il me semble, des aspects importants des questions soulevées par mon livre. La première consiste dans le reproche récurrent que l’on m’a fait de prendre pour cible des groupes minoritaires et de faire d’eux les responsables de la fragmentation de la communauté politique dont j’ai dit qu’elle menaçait peut-être la possibilité d’un projet politique commun. Je voudrai ensuite répondre à ceux qui ont vu dans La société des identités un projet nationaliste sinon souverainiste inavoué. Je n’ai pas l’intention de me déprendre de ce soupçon, mais plutôt de montrer l’importance d’une communauté politique cohérente et souveraine du point de vue d’un projet collectif commun. On pourra alors y voir, si l’on veut et sans que je m’y objecte, la défense implicite de l’idée de souveraineté du Québec. J’aimerais enfin revenir sur l’idée qui me semble importante de la domination, du pouvoir et du rapport à l’Autre dans les sociétés contemporaines.  

 

LES REVENDICATIONS À CARACTÈRE IDENTITAIRE MENACENT-ELLES L’ÊTRE-ENSEMBLE DE LA SOCIÉTÉ?

 

Le sujet politique « unitaire », « cohérent » ou encore « synthétique » qui tient une place importante dans mon livre constitue une figure abstraite au sens ou il m’importe peu dans le cadre de la thèse que j’ai soutenue de savoir quels intérêts concrets ce sujet pouvait servir derrière ses prétentions universalistes. Cette discussion a dominé le débat politique depuis que la classe ouvrière au xixe siècle a débusqué derrière le sujet unitaire la figure cachée du capitaliste. Plus tard, le mouvement des femmes a révélé que ce même sujet était plus précisément un homme dont le discours universaliste servait à masquer l’oppression des femmes. Les mouvements antiracistes l’on ensuite fustigé parce que cet homme et ce bourgeois était aussi de « race blanche ». Plus récemment, on l’a aussi démasqué en tant qu’hétérosexuel. J’arrête ici la liste des caractéristiques dont on veut maintenant l’affubler, caractéristiques ayant pour objectif de circonscrire le sujet politique de la modernité dans la concrétude de ce que seraient ses véritables intérêts. Pour ma part, si j’ai voulu m’en tenir aux catégorise relativement abstraites de sujet politique et de communauté politique, c’est que ces notions constituent l’arrière-plan sur lequel se détache la nouveauté dans les sociétés modernes contemporaines de multiples sujets politiques se définissant non plus sur la base de l’appartenance de classe mais sur celle de l’identité, de l’affinité et de la différence, la nouveauté aussi d’une communauté politique traversée par une dynamique au centre de laquelle se trouve l’idée de reconnaissance de la différence.

À de nombreuses reprises, j’ai insisté sur le fait que le sujet politique moderne n’était guère désintéressé, ni sur le plan économique, ni sur le plan politique. J’ai aussi écrit que sa fondation a représenté un acte de pouvoir : l’unité dont il se réclame et le droit de parler au nom de tous dont il se prévaut passent, comme je l’ai écrit, par la mise au silence des voix discordantes ou minoritaires. Le projet éthico-politique dont il se dit le gardien est aussi un discours disciplinaire de soumission à l’ordre, à « son » ordre. Personne, je crois, ne doute plus de cela aujourd’hui. En tous cas, pas moi. Seulement, il m’a paru important de dégager le fait que l’émergence de ce sujet politique unitaire se réclamant de l’universel et posant en même temps l’égalité formelle de tous avec tous portait une promesse extraordinaire, promesse dont je dirais qu’elle a dessiné la figure du monde dans lequel nous vivons. Cette promesse, c’était celle qui annonçait à chacun que son heure allait venir, que tous pourraient un jour se réclamer de l’égalité dont le sujet se targuait d’être le fondateur, que tous allaient en quelque sorte pouvoir interpeller ce sujet fondateur au nom de cette même liberté et de cette même égalité qu’au début, il se réservait. Bref, le sujet politique moderne fonde la citoyenneté dans ce dispositif révolutionnaire grâce auquel société pourra un jour s’ériger contre l’État, les ouvriers contre les patrons et les femmes contre les hommes. J’ai voulu simplement montrer que la « fin » du sujet politique unitaire, fin qu’il avait pour ainsi lui-même préparée, libère les forces de l’identitaire et que ces dernières, parce qu’elles refusent de se soumettre à un « intérêt général » et qu’elles ne se reconnaissent plus dans l’« un » de la société, lancent le défi d’un vivre-ensemble de solidarité.

Mes critiques ont pour la plupart choisi de na pas lire mon essai dans cette perspective et ont eu tôt fait de reconnaître derrière la catégorie abstraite de sujet politique la réalité que j’aurais apparemment gommée (c’est-à-dire les acteurs sociaux concrets : les femmes, les jeunes, etc.). La posture adoptée dans mon ouvrage semblerait ignorer le fait que le sujet politique unitaire dont je me fais le défenseur s’est construit historiquement sur l’oppression et la mise au silence des autres. C’est en tous cas l’avis de Francis Dupuis-Déri et de Geneviève Nootens. Le premier me reproche de « jeter la pierre » aux minorités et d’ignorer que le sujet universaliste (en réalité l’homme blanc et bourgeois, affirme-t-il) a constitué en fait la première « tribu » de l’histoire de la modernité. Ce qui distinguerait cette « tribu » des autres, c’est qu’elle serait parvenue à se dissimuler sous les oripeaux de l’universel. De son côté, Geneviève Nootens remarque que le projet civilisateur de la modernité que j’ai tenté de circonscrire dans le couple émancipation-responsabilité était en fait celui de la « bourgeoisie qui investit le politique ». Dans la même perspective, Anne Trépanier observe qu’il serait préférable de « redonner à la délibération une place de choix dans l’arène politique » plutôt que « d’imposer un consensus », me soupçonnant ainsi de vouloir réduire au silence les regroupements identitaires.

Geneviève Nootens me reproche par ailleurs et à raison de ne pas distinguer « les divers types de revendications identitaires ». Du point de vue théorique, j’aurais dû, en effet, apporter ces distinctions. Mais, encore une fois, ma préoccupation était ailleurs : je cherchais à montrer les effets globaux, disons sociétaux, de la dynamique politico-identitaire sur la possibilité même d’un monde commun capable de se donner à lui même comme histoire partagée, valeurs communes et destin. Nootens insiste, en accord avec Solange Lefebvre, sur le fait que les regroupements à fondement identitaire ne poursuivent pas tous et surtout pas nécessairement leurs intérêts particularistes. Ils seraient engagés à leur façon dans la poursuite du projet universaliste de la modernité. Je me montrerais donc trop clément avec ce sujet unitaire moderne dont je refuserais de voir les intérêts propres. Geneviève Nootens me reproche, par exemple, de ne pas suffisamment thématiser le fait que le sujet synthétique est aussi et peut-être surtout le capitaliste et que la liberté individuelle dont il se prétend le défenseur est celle du marché. Ma conception serait entachée d’un certain angélisme quant au caractère synthétique et unitaire du sujet politique en même temps que je pêcherais par naïveté en ce qui concerne ma conception du « caractère intrinsèquement solidaire et responsable du projet politique de la modernité ».

Cette posture autorise ensuite à me considérer injuste ou trop sévère à l’endroit de ces regroupements d’acteurs. Plusieurs de mes critiques se réjouissent au contraire des avancées démocratiques obtenues grâce aux mouvements de revendications de ces groupes d’acteurs. Solange Lefebvre fait l’apologie du mouvement étudiant qui constitue, selon elle, « la force de frappe des changements sociaux ». Elle aperçoit, à juste titre je crois, dans le souci partout manifeste pour le sort des générations futures le signe que les revendications identitaires ne sont pas toujours arc-boutées à des intérêts particularistes. Francis Dupuis-Déri voit, pour sa part, dans le mouvement altermondialiste « un espace politique obsédé par le bien commun ». Bref, j’aurais fait des groupes minoritaires les responsables de la mise à sac du grand projet politique moderne qui visait à civiliser les appétits émancipatoires en vue d’un monde de responsabilité et de solidarité.

Mais mon propos est tout autre. On peut certainement instruire le procès de certaines revendications identitaires dont la légitimité paraît mal fondée.  De mon côté, je me suis limité à essayer de mettre en lumière de qu’il advient d’une société incapable de se référer à elle-même comme « une » à force d’ouverture au pluralisme. J’ai voulu montrer les effets paradoxaux d’une ouverture à la reconnaissance de la différence sur la capacité de placer l’agir collectif sous la gouverne d’un projet. 

Le sujet politique unitaire, que la nation a représenté dans l’histoire de la modernité, se construit dans le cadre d’un rapport de forces et il institue une domination. Est-ce là le dernier mot de cette affaire? Sommes-nous ici en présence de ce qui serait la limite de la démocratie? Je crois au contraire que cette disposition première préparait de loin les développements émancipatoires futurs. Pas seulement, comme je l’ai expliqué, en raison d’un retour du refoulé qui ferait des marginalisés d’hier les ténors de l’égalité d’aujourd’hui, mais, plus exactement, parce que l’universalisme abstrait, sur lequel s’appuyait le pouvoir de « l’homme-blanc-bourgeois », portait effectivement et réellement la possibilité du projet indéfini d’émancipation pour tous. 

On peut dire, pour faire vite, que la modernité devait instituer cette forme particulière de domination, dont l’égalité est curieusement l’emblème, pour qu’ensuite puissent retrouver la parole ceux ayant au départ été invités à se ranger en silence sous l’autorité du sujet politique unitaire. Autrement dit, le sujet politique « homme-blanc-bourgeois » n’avait pas le choix d’instituer sa domination sur un projet universaliste d’émancipation dans l’égalité en même temps qu’il se livrait ce faisant à la possibilité de voir son monopole contesté. C’est une formidable ruse de l’histoire dans la modernité que ce retournement des contre-sujets contre le sujet unitaire. Doit-on alors célébrer la hauteur de vue, la mansuétude de ce sujet politique qui annonçait aux exclus de la communauté politique la possibilité d’un rachat, d’un triomphe à venir? Bien sûr que non. C’est l’histoire dans laquelle surgit la société moderne (la critique de l’ancien régime) et les nécessités onto-institutionnelles (substituer à la transcendance religieuse celle de l’État) qui l’ont obligé à se fonder dans un universel de l’émancipation et de l’égalité. Il n’y a absolument rien de contradictoire dans cette thèse. Le sujet politique unitaire s’institue dans un rapport de pouvoir. Il fonde une domination dans laquelle on peut bien voir, si l’on y tient, celle de « l’homme-blanc-bourgeois ». Mais, il pose en même temps les conditions de la critique qui s’abattra sur lui et préparera l’avènement des paroles minoritaires.

Je ne cherche pas à me défiler en disant que mon travail ne visait pas à identifier des responsables de la fragmentation de la communauté politique. Quand, par exemple, j’aborde la question du mariage entre personnes de même sexe dans mon livre, c’est pour illustrer le fait que la revendication d’un droit, fondée au départ sur un enjeu identitaire, devait nécessairement, dans la société des identités, se solder de la manière que nous savons. Ajouterais-je, de manière plus polémique et pour donner raison cette fois à ceux qui me devinent critique de la montée de l’identitaire, qu’il est quand même permis d’exprimer un certain étonnement face au silence résigné avec lequel notre société accepte de voir l’une de ses plus vieilles institutions transformée aussi profondément par la seule force d’une « identité » cherchant à s’y inscrire? Ce qui est en cause ici, ce n’est pas que les personnes homosexuelles puissent se marier, mais le fait que la reconnaissance que la société accorde désormais à ces dernières et l’inquestionnable respect que nous devons à la « différence » fassent en sorte qu’il ne soit plus légitime de discuter collectivement d’une transformation aussi importante. Laisserons-nous désormais la rectitude politique et l’imperium des chartes de droits décider d’avance de l’issue de ce genre de questions? 

 

UNE THÈSE NATIONALISTE?

 

Selon une logique argumentative assez semblable à celle que je viens d’évoquer, certains m’ont soupçonné de poursuivre un projet nationaliste et souverainiste dont mon livre serait l’alibi. Solange Lefebvre estime qu’il aurait été utile que je discute en introduction et en conclusion du « projet qui [m]’anime : sauvegarder le projet souverainiste québécois en faveur de la nation ». Geneviève Nootens se demande, elle, si ce n’est pas de la « légitimité du sujet politique national unitaire » dont il s’agit. De même, Anne Trépanier voit dans mon travail « se profiler l’horizon national ». J’ai en effet relevé que, dans la modernité, c’est la nation qui, seule jusqu’ici, a pu former la communauté politique et incarner le projet universaliste de l’émancipation dans l’égalité formelle. On aurait tort cependant de chercher dans mon travail quelque prétexte à la défense de la souveraineté nationale du Québec. Je ne visais pas d’objectifs « stratégiques » en écrivant ce livre. Je ne cache pas, toutefois, que la thèse que j’y soutiens montre à sa manière la pertinence pour toute société de se constituer en sujet politique au sein d’une communauté politique circonscrite et souveraine.

Toutes les sociétés démocratiques avancées me semblent traversées par la dynamique politico-identitaire. En ce sens, mon essai peut (et devrait) être lu comme une analyse globale de la transformation de la communauté politique. Le cas du Québec est particulièrement intéressant sous cet aspect. Caractérisé lui aussi par la montée de l’identitaire et adhérant donc à l’éthique sociale de l’ouverture au pluralisme, il cultive en même temps un projet national qui, à moins que les mots aient changé de sens dans le cours tumultueux des mutations actuelles, vise à refonder la société québécoise comme « une ». Plus qu’ailleurs, l’enjeu est clairement ici de réconcilier l’un et le pluriel, l’ouverture au pluralisme et la volonté d’ériger un sujet politique unitaire. Cette réconciliation est loin d’être impossible. Elle impose cependant aux souverainistes le devoir de ne pas renoncer à l’« un », à l’histoire et à la mémoire dans l’effort qu’ils consentent en même temps (et souvent avec plus d’intensité qu’ailleurs) à s’ouvrir à la différence. Peut-on dès lors estimer que mon livre sert indirectement le nationalisme québécois à travers la promotion qu’il fait sienne d’un projet éthico-politique rassembleur? Il serait en tous cas dommage qu’il ne soit lu que dans cette perspective.

 

LA SOCIÉTÉ DES IDENTITÉS : UNE ALTÉRITÉ QUI NE SE SYMBOLISE PLUS ?

 

J’aimerais enfin revenir sur l’un des aspects les plus importants de mon travail, et qui n’a pas échappé à l’analyse des auteurs avec lesquels j’ai entrepris ce dialogue; il s’agit de la triple question de la domination, du pouvoir et de l’altérité.

L’importante question de la domination a été soulevée notamment par Gilles Labelle. Il souligne avec beaucoup de perspicacité le fait que, si j’ai le mérite de déterrer ce thème, mon analyse des formes actuelles de la domination n’est pas assez radicale. Plus exactement, je laisserais entendre, selon lui, que la domination ne porte plus son nom dans nos sociétés du fait de ne plus être remise en cause. Gilles Labelle estime plutôt que si la domination est rendue invisible dans nos sociétés, c’est bien davantage parce ces dernières sont en train d’évacuer le principe d’Institution lui-même. Autrement dit, en appelant chacun à se représenter dans le cadre d’une identité qui lui serait propre sans autre médiation que la communication, la société des identités (qu’il préfère nommer « société des individus déliés »), abolit l’Institution, dans la mesure où celle-ci était jusque-là « ancrée dans la transcendance » et régulait l’agir social à partir de normes surplombantes. Ce point de vue n’est pas si éloigné du mien, mais il témoigne d’une lecture plus pessimiste du monde actuel. Surtout, cette critique débouche sur la question essentielle de la nature du rapport social et du rapport à l’altérité dans les sociétés contemporaines.

Le règne de l’immédiateté et l’abolition de la distance qui séparait jusque-là l’individu et les institutions sociales, cela signifie aussi que la rencontre de l’« Autre » dans la société des identités s’effectue en l’absence de médiations institutionnelles et même symboliques — puisque c’est dans sa « réalité » identitaire que je suis en rapport avec cet autre. Voila qui soulève l’un des enjeux les plus fondamentaux du monde actuel. Il renvoie à que j’appellerais le « régime de l’altérité ». La société moderne naissante avait institué cette rencontre de l’Autre dans des institutions, des rôles, des places et des rapports de pouvoir qui avaient pour effet de poser les rapports sociaux dans un jeu de médiations à travers lequel les membres de la société ne se présentaient pas les uns aux autres dans l’immédiateté de leur identité empirique (homme, jeune, hétérosexuel, de race blanche, catholique, etc.), mais dans ce que l’Autre « représentait » du point de vue de la place qu’il occupe dans la société ou du « rôle » qu’il y joue (en d’autres termes, il n’est pas lui-même). Ce dispositif, il faut le répéter, est fondé sur l’imposition d’un pouvoir, sinon d’une domination. Il a cependant l’avantage de poser devant moi des individus que je peux et que je dois considérer pour autre chose que leur réalité empirique propre. Dans la conclusion de mon essai, j’ai essayé de montrer qu’il y a péril dans le fait de ne plus se représenter l’individu autrement que dans l’« identité » sous laquelle il choisit de se donner (ou qu’on lui impose). Celui qui ne représente rien d’autre que lui-même n’incarne plus rien de transcendant au nom de quoi je pourrais l’associer à un projet de vivre-ensemble qui nous rassemblerait au-delà de nos identités propres et de nos intérêts à lui et à moi. Il est alors cet « homme superflu » dont parle Hannah Arendt.

Mais Francis Dupuis-Déri et Geneviève Nootens font remarquer que le sujet politique (celui qui fonde son pouvoir sur les institutions sociales dont nous venons de parler) est celui qui confine l’Autre dans sa différence et l’y enferme afin de mieux le dominer. Selon eux, la différence n’est pas niée dans la modernité. Le discours dominant l’utilise au contraire pour parquer les minoritaires, les exclus ou les marginalisés dans une identité que l’on pourra ensuite considérer inférieure. Je veux bien admettre que « l’homme-blanc-bourgeois » ait engendré lui-même le différentialisme. Mais on voit bien que ce faisant il préparait de loin la critique que Dupuis-Déri et Nootens sont aujourd’hui en mesure de lui adresser. Parce que son pouvoir n’est pas fondé depuis un extérieur de la société (Dieu, les ancêtres, la tradition), il se révèle dès l’origine comme création sociale. C’est dire que le sujet politique moderne ne peut faire autrement qu’exhiber le caractère « arbitraire » du pouvoir qui est le sien et qu’alors il rend ce pouvoir visible et repérable. Il le livre donc en même temps à la délibération publique et à la critique (c’est en cela qu’on peut dire que se constitue une communauté politique comme discussion sur le pouvoir). 

C’est dire que le sujet politique moderne fondait un nouveau régime de l’altérité : la position de surplomb à partir de laquelle il s’était arrogé le pouvoir de fixer la norme et d’assigner à chacun sa place dans la société lui permettait également de proposer un projet éthico-politique de vivre-ensemble. Or, c’est justement parce que le sujet politique moderne rassemble les membres de la société sous son égide, parce qu’il les regroupe sous le « parapluie » de l’égalité formelle, bref, c’est parce qu’il les arrache à leur identité empirique en les érigeant en citoyen qu’il fonde en même temps ce régime d’altérité particulier dans lequel l’Autre m’apparaît pour autre chose que l’identité sous laquelle il se présente à moi. Ce que je respecte alors en lui n’est pas le fait qu’il soit « homme », « femme », « pauvre » ou « riche », « noir » ou « blanc », c’est le fait que nous soyons associés lui et moi au même projet « universaliste ». Et nous le sommes par l’exercice de notre liberté et par la responsabilité mutuelle dans laquelle nous engage ce projet qui nous dépasse parce qu’il appartient à la société elle-même.

Mais cette reconnaissance de l’autre à travers ce qui nous unit (le projet politique) plutôt que dans ce qui nous distingue (nos identités empiriques), pourquoi n’est-elle possible que dans le politique? Solange Lefebvre propose de ne pas chercher à recomposer l’agir politique à partir d’un sujet politique unitaire, mais de poursuivre l’objectif d’une recomposition du lien social en remontant aux « sources de l’agir responsable », lesquelles « se trouvent en soi alors que l’appel du Bien tenaille la subjectivité ». Anne Trépanier en appelle à la formation d’« espaces de délibération » et à une « politique du dialogue ». C’est justement cette vue des choses à laquelle je résiste. Non pas que je m’oppose à l’éthique du dialogue, ce qui serait absurde. Ce que j’ai essayé de montrer, c’est simplement que cet agir individuel ou ces espaces de délibération n’ont pas de sens du point de vue du projet éthico-politique de la société pour elle-même. 

Solange Lefebvre remarque que mon livre se termine sur un espoir : celui de voir les revendications à portée identitaire s’inscrire dans la poursuite d’un véritable projet politique.  Gilles Labelle s’étonne du soudain optimisme sur lequel se referme mon travail. La réconciliation possible des intérêts particularistes et d’un projet de vivre-ensemble lui semble à ce point improbable qu’il estime, achevant la lecture, « que c’est là beaucoup espérer ». Il me reproche sans doute de ne pas reconnaître le caractère « irréversible » de ce que je constate. Peut-être n’a-t-il pas tort. Gilles Labelle dévoile ici mon plus inébranlable « espoir ». Celui d’une société capable d’abriter dans une certaine idée de la solidarité les générations qui s’y succèdent.

 

Jacques Beauchemin*

 

NOTES

* Jacques Beauchemin est professeur au Département de sociologie de l’Université du Québec à Montréal. Ses plus récents travaux ont porté sur les transformations de la question nationale québécoise à la lumière de la recomposition de la communauté politique désormais caractérisée par son pluralisme. Il interroge ainsi la question de la mémoire et de l’appartenance dans les sociétés ouvertes et plurinationales. Il a fait paraître un ouvrage intitulé L’histoire en trop. La mauvaise conscience des souverainistes québécois (Montréal, vlb, 2002) portant sur cette question. Ce livre s’est mérité le prix Richard-Arès en 2002.



 


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