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La tentation adéquiste

Un texte de Éric Bédard
Dossier : L'ADQ dans l'horizon québécois et au-delà, L'ADQ: la nouvelle donne politique
Thèmes : Mouvements sociaux, Politique, Québec
Numéro : vol. 5 no. 2 Printemps-été 2003

Les victoires étonnantes de l’adq lors des dernières élections partielles et la montée fulgurante de ce tiers parti dans les sondages attestent, à n’en pas douter, d’une “ volonté de changement ”. Les professionnels du sondage et du commentaire politique cherchent des explications. Certains sondeurs parlent du mystérieux déplacement des “ électeurs discrets ”. D’autres croient que les Québécois en ont assez de la classe politique actuelle, qu’ils veulent tout simplement de nouveaux visages, plus jeunes. Plusieurs insistent sur “ l’usure ” du pouvoir péquiste et sur les maladresses d’un Jean Charest, apparemment incapable de fixer son jugement sur des dossiers importants. Sans être dénuées d’intérêt, ces analyses n’en ont que pour une “ opinion ” volatile et changeante. Elles sont insatisfaisantes pour quiconque croit que les changements politiques sont le révélateur d’indices souvent plus profonds, difficilement perceptibles au premier coup d’œil.

Pour comprendre ce qui se passe, peut-être faut-il aller au-delà des humeurs du moment d’un électorat un peu blasé? Peut-être faut-il chercher à ressaisir par la pensée l’époque que traverse le Québec? Or, un exercice honnête de la pensée ne peut se satisfaire des liquidations tranchées, des ostracismes aveugles, des étiquettes simplistes. Il serait en effet trop facile de disqualifier en bloc l’adq, simplement parce que son programme semble critiquer certains acquis de la Révolution tranquille. Si, comme les appelait Péguy en son temps, certains “ conservateurs de la Révolution[1] ” continuent d’applaudir toutes les réussites de la Révolution tranquille, s’épargnant par le fait même les incertitudes de la pensée, la majorité a la tête ailleurs. Beau “ moment ” de notre histoire, cette Révolution tranquille a cessé d’être la référence enchantée et consolatrice. Le mythe fondateur de notre modernité semble, hélas, avoir épuisé toutes ses virtualités. Un nouveau travail d’interprétation s’impose. Pour s’inscrire dans la durée de cette société offerte en héritage, les nouvelles générations ne doivent pas avoir peur d’interpréter autrement ce monde commun qui leur échoit, quitte à bousculer certains acquis, à remettre en cause certaines évidences.

Car ce serait jouer à l’autruche que de laisser penser, comme le font certains leaders péquistes et nationalistes, que le Québec gagne sur toute la ligne; qu’il ne nous manque que la souveraineté pour vivre dans la plénitude d’un bonheur éternel. Traversé par le ressentiment d’une génération inquiète, hanté par la finitude d’une autre génération qui se sent vieillir alors qu’elle se croyait éternellement jeune, essoufflé par le débat sur la “ question nationale ” après deux référendums perdus, le Québec d’aujourd’hui voit son avenir se brouiller. Dans un tel contexte, l’adq fait pour l’instant figure de tentation plutôt que d’apparaître comme l’aboutissement d’une méditation sur la condition québécoise. Politicien intuitif, Mario Dumont ressent plusieurs de ces malaises. Il les articule de façon à attirer vers lui les déçus du “ modèle québécois ”, les angoissés de la retraite oisive, les fatigués de la question nationale.

***

Commençons par les jeunes adultes, chez qui l’adq a fait ses premiers gains significatifs lors des élections générales de 1994 et de 1998. Certains jours, plusieurs d’entre eux, frustrés de ne pas avoir de place dans les garderies à 5 $, incapables de se trouver une situation stable, doivent rêver de voir l’adq remporter la prochaine élection. Mario Dumont fait alors figure de justicier d’une génération qui doit, plus souvent qu’autrement, se contenter de piges ou de contrats à durée déterminée. Avec Mario Dumont au pouvoir, finis les fonctionnaires paresseux, terminées les permanences qui protègent les incompétents… Ces jeunes adultes applaudissent Mario Dumont lorsque celui-ci menace d’abolir la “ sécurité d’emploi ”, un privilège qu’eux n’ont jamais connu. Contrairement à ces boomers gâtés, ils se sont faits tout seuls, sans l’aide des syndicats corporatistes. Pour ces jeunes adultes qui n’ont pas connu les “ trente glorieuses ”, voter adq, ce serait exprimer dans toute sa force un ressentiment sourd, trop souvent ravalé, mais néanmoins très présent. Réaction plutôt que réflexion, ce vote serait la manifestation d’un coup de gueule, à tout le moins d’une absence de sérénité par rapport à leur condition actuelle.

Ces jeunes adultes ne sont pas les seuls à être tentés par l’adq. Certains jours, beaucoup de vieux quinquagénaires et de jeunes sexagénaires doivent également rêver de voir Mario Dumont remporter la prochaine élection. Dans leur cas, ce désir de “ changement ” qu’incarne l’adq n’a rien d’un ressentiment, il témoigne plutôt d’une angoisse qui n’en finit pas de grandir. Ces gens viennent de voir leurs parents mourir; depuis peu, ils sont confrontés à leur propre finitude. Contrairement à leurs parents qui avaient vécu les privations de la Crise, ils n’ont connu que l’abondance, la prospérité et l’ascension sociale. Ils ont de bons fonds de pension, appartiennent à une classe moyenne aisée, auraient de quoi se payer une petite assurance, au cas oùCar ils ne peuvent se résoudre à l’idée que leur fin sera vécue dans une chambre partagée, dans l’inconfort d’hôpitaux débordés où le personnel, vaillant mais surmené, traite les patients en série. Voter adq, fut-ce au prix du renoncement de leurs plus intimes convictions d’antan quant au rôle de l’État, ce serait acheter en secret une police d’assurance pour les vieux jours.

Pour plusieurs, enfin, l’adq est une façon de mettre sous le tapis cette sempiternelle “ question nationale ”, de “ tirer un trait sur les échecs constitutionnels des trente dernières années[2] ”. Sur le plan constitutionnel, le programme adéquiste propose une grande réconciliation familiale, la fin des divisions fratricides. Au Canadian Club de Toronto, Mario Dumont a promis de mettre fin aux chicanes constitutionnelles. Étonnante prise de position de la part d’un homme qui avait quitté le Parti libéral du Québec pour rester fidèle aux recommandations du rapport Allaire. Plus populaire que jamais dans son histoire, l’adq joue avec habileté sur le registre de notre “ fatigue culturelle ”, si bien décrite par Hubert Aquin il y a 40 ans. Mario Dumont prêche, comme le dirait Aquin, “ dans un même sermon le renoncement et l’ambition[3] ”. Renoncement à nos vieux griefs collectifs face à un Canada anglais tout aussi fatigué; ambition de se réaliser en tant qu’individu libre, délivré des lourdes entraves d’une culture héritée qu’incarne aujourd’hui un État omniprésent. Las des affrontements, las des rebuffades, las des échecs, plusieurs rêvent à un nouveau départ. Ici encore, l’adq est davantage une tentation qu’une promesse d’avenir.

***

Pour l’heure, le “ changement ” adéquiste n’est porteur d’aucune espérance, encore moins l’expression d’une nouvelle pensée. Les idées de l’adq, puisées çà et là, n’ont pas encore la cohérence d’un programme; elles expriment seulement une volonté de “ remettre l’État à sa place pour qu’il cesse d’être un frein[4] ”, c’est-à-dire au fond de rompre avec une époque, un état d’esprit, hérités de la Révolution tranquille. Cette volonté de changement révèle le désir d’ordre d’un certain nombre de jeunes adultes en même temps que les angoisses de plusieurs jeunes retraités ou en voie de le devenir. Mario Dumont parle souvent d’unir les Québécoises et les Québécois. Si cette unité devait advenir, elle serait moins le résultat d’une anticipation confiante et sereine de l’avenir que de l’accumulation, dans un passif d’amertume et d’inquiétudes, de toutes les petites peurs qui nous habitent.

Évidemment, diront certains, les grands programmes politiques ne sont pas que le produit de bons sentiments. L’histoire québécoise du dernier siècle en offre au moins deux exemples. L’Action libérale nationale des années 1930, puis l’Union nationale, furent, notamment, une réaction à la corruption généralisée du régime libéral au pouvoir depuis 1897. On accusait alors ce parti d’être à la merci des “ trusts ”. Cette attitude a fait naître un vif ressentiment qui a mobilisé de nombreux jeunes vers l’action politique. Au cours des années 1950, l’opposition à Duplessis et à son régime a été la source d’un ressentiment tout aussi puissant. Nous connaissons bien la longue liste des doléances de cette génération politique. Nous avons été socialisés dans le ressentiment de cette “ Grande noirceur ”.

            À presque 30 ans d’intervalle, ces ressentiments étaient réels et traduisaient un vif malaise politique, social, voire spirituel. Les générations politiques des années 1930 et 1950 cherchaient elles aussi à rompre avec quelque chose. Elles avaient développé une certaine allergie par rapport aux façons de faire de leur classe politique; leurs discours furent, dans un premier temps, durs et sans nuances.

Cette colère du temps de l’éveil a cependant été transcendée par la pensée. De ces angoisses sourdes, de ces malaises sentis, de ces rejets féroces ont émergé des programmes alternatifs d’une certaine cohérence. On peut regretter l’esprit corporatiste du programme de la coalition Gouin-Duplessis de 1935, mais il y avait tout de même là un effort de renouveau, une façon originale de poser la “ question sociale ” qui résultait d’une réelle réflexion. Cette dernière avait pris forme lors des rencontres de l’École sociale populaire, dirigée par le père Archambault, qui avaient mené à la rédaction du Programme de restauration sociale. De la même façon, on pourrait dire que la haine de Duplessis a vite fait place à un travail de la pensée qui a mené aux rencontres de l’Institut canadien des affaires publiques (icap) et à la création de revues comme Cité libre et Liberté. C’est dans ces lieux que seront pensées les grandes réformes de la Révolution tranquille ou celles du régime fédéral, version Trudeau.

Les ressentiments et les angoisses du départ n’ont pas nécessairement tous été oubliés au fil des années; ils se sont cependant mués en quelque chose de différent, de plus mature et de souverain. Ce passage de la colère au projet, du ressentiment au programme est le plus difficile à accomplir. Toutefois, c’est à l’aune de ce passage que l’on est jugé par ses contemporains, car il témoigne d’une “ éthique de la responsabilité ” tout à fait saine. Ceux qui se figent dans le ressentiment sont voués à la marginalité; on les écoute parfois avec sympathie — puisqu’ils nous rappellent notre jeunesse — mais leurs propositions restent généralement lettres mortes. Pour rien au monde, on ne leur confierait les rênes du pouvoir. En revanche, ceux qui réussissent à transformer nos malaises diffus en propositions constructives d’avenir emportent notre adhésion. Ils ont su, par la pensée, aller au-delà des coups de gueule de nos 20 ans.

L’adq, en dépit d’efforts louables, de propositions parfois intéressantes — notamment sur la réforme démocratique — n’a toujours pas réussi à aller au-delà du rejet pur et simple de l’héritage de la Révolution tranquille. Son antiétatisme souvent primaire reste pour l’instant captif d’un mode de pensée importé d’ailleurs; on ne sent pas de réflexion enracinée, située. Ses propositions révèlent un malaise par rapport au fameux “ modèle québécois ” — un malaise qu’on aurait tort de ne pas voir — mais elles ne réussissent pas à modeler de façon nouvelle notre vision du Québec de demain. Ses propositions sur le financement du réseau de l’éducation sont d’une incroyable légèreté. Les belles intentions humanistes de Guy Laforest ne se retrouvent pas dans le programme adéquiste. Faute d’avoir favorisé l’émergence d’une nouvelle pensée, la direction de l’adq n’a donc d’autre choix que de se rabattre sur des “ experts ”, sortis d’on ne sait où, qui, du haut de leur expertise, improvisent des plans en x points. Sans ligne de conduite claire, Mario Dumont est obligé de compter sur des spécialistes comme le fameux docteur Morgan. C’est bien là le paradoxe de l’adq. Ses dirigeants veulent rompre avec la rigidité d’une technocratie, avec le “ mur à mur ” des bureaucrates, mais n’ont d’autre chose à nous proposer que des “ plans ” qui fourmillent de solutions techniques.

Ne soyons cependant pas trop sévère. Tout comme le croit le politologue Vincent Lemieux, l’adq incarne peut-être une nouvelle “ génération politique ”. Si cela s’avérait vrai, il serait bien dommage de brûler cette carte à ce stade-ci. Car nous nous retrouverions avec une équipe improvisée, un programme à peine réfléchi. Ce renouvellement n’aurait rien de comparable avec celui du pq de 1976, avec ses professeurs d’université formés dans les meilleures écoles, avec ses technocrates expérimentés, avec ses hommes et ses femmes de parole pour qui le péquisme était encore une mystique. Si l’adq devait s’avérer l’expression d’un renouvellement quelconque, dès lors attendons encore, ne serait-ce que dans l’espoir de voir surgir en son sein quelques idées directrices qui puissent aller au-delà du banal slogan.

Nous sommes cependant en droit de nous demander si ce parti sera capable de transcender le ressentiment et la lassitude qui accablent plusieurs d’entre nous. Mario Dumont a été élu pour la première fois en 1994. Après son départ du Parti libéral, un groupe de réflexion s’était réuni autour de lui et de Jean Allaire. Ce groupe, qui réunissait beaucoup de valeureux esprits, désireux de penser autrement le Québec contemporain, s’est trop tôt dissous. Au lieu de laisser mûrir une réflexion en germe, au lieu de prendre un certain recul, Mario Dumont et ses principaux acolytes ont préféré se plonger dans la lutte partisane avec tout ce que cela suppose de dialogues de sourds et d’énergie perdue. Voilà déjà huit ans que le chef de l’adq s’active dans l’arène politique. Jusqu’à maintenant, il s’est avéré un critique redoutable des ratés du “ modèle québécois ” ainsi qu’un fin politique, doué pour les formules lapidaires. Mais là s’arrête ses réalisations. Nous sommes loin du mouvement social, loin d’une nouvelle aspiration pour le bien commun.

Fort de ses récentes victoires, de sa montée dans les sondages, Mario Dumont ne cesse de surenchérir sur l’idée du “ changement ”. Cela a certes quelque chose de racoleur, de tentant. Toutefois, Mario Dumont, en fin politique, devrait savoir que dans le cirque médiatique, les hommes et les idées s’usent vite. Nous touchons peut-être là le vrai défi de l’adq. Celui auquel il devra s’atteler s’il perd la prochaine élection. À l’heure de l’éphémère et du virtuel, à une époque où les modes se succèdent à une vitesse folle, le défi de l’adq ne serait-il pas de nous proposer la “ durée ” plutôt que le “ changement ”? Au lieu de nous proposer une autre rupture, une nouvelle table rase, n’y aurait-il pas lieu de formuler une nouvelle synthèse qui intégrerait le meilleur de l’héritage que reçoit notre génération?



Éric Bédard*



NOTES


* Éric Bédard complète présentement la rédaction de sa thèse de doctorat en histoire à l’Université McGill. Il est membre du groupe “ Citoyenneté et mémoire ” affilié au circem de l’Université d’Ottawa et du collectif “ Le pont entre les générations ”.

1. Charles Péguy, “ Les conservateurs de la révolution ”, dans Jean Bastiaire, Péguy tel qu’on l’ignore, Paris, Gallimard, coll. “ Folio essais ”, 1996, p. 46-51.

2. Résumé du programme de l’adq (www.adq.qc.ca/programme/index.html).

3. Hubert Aquin, “ La fatigue culturelle des Canadiens français ”, dans Blocs erratiques, Montréal, Quinze, coll. “ Textes 10/10 ”, p. 97.

4. Résumé du programme de l’adq, op. cit.



 


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