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Mère et femme. Père et homme.

Un texte de Marie-Blanche Tahon
Dossier : Autour d'un livre: La Fin de la famille moderne de Daniel Dagenais
Thèmes : Famille, Modernité, Mouvements sociaux, Société
Numéro : vol. 5 no. 1 Automne 2002 - Hiver 2003

J’ai dit ailleurs, à de multiples reprises, tout le bien que je pensais du livre de Daniel Dagenais. Je serais d’ailleurs mal venue de faire autrement, puisque Dagenais lui-même, non seulement exprime des remerciements de circonstance à mon endroit dans l’Introduction mais encore — ce qui prête plus à conséquence — discute de mes thèses dans son dernier chapitre. Sans flagornerie et — ce qui est plus rare dans la division du travail intellectuel — sans violence symbolique à la Bourdieu (dans les deux sens du terme, le deuxième étant que Bourdieu, notamment dans La domination masculine [1998] n’offre guère d’ouverture pour être interpellé par celles auxquelles il fait référence). Je saisis l’occasion offerte par Argument pour poursuivre, publiquement, le débat avec Dagenais.

Un agacement d’abord. Je suis agacée par l’utilisation du terme “ genre ”, le plus souvent au pluriel et très souvent inscrit dans la formule “ construction de genre/s ”. Si elle est très courante dans la littérature, cette formule est quelque peu redondante, puisque “ genre ” a été adopté pour dire la “ construction sociale ” (autre formule redondante) du sexe. Pour ma part, je préfère l’emploi de “ sexe ” à celui de “ genre ”, car cette dernière notion constructiviste tend à éliminer toute référence au biologique qui est lui-même aussi une construction, ce que tend à évacuer “ genre ”. De plus, l’usage de “ genre ” tend (ce que ne fait pas Dagenais) à substantiver les adjectifs qualificatifs “ masculin ” et “ féminin ”. Il est devenu banal dans la littérature sur le genre de lire “ le masculin ” et “ le féminin ”. Ce qui pose conceptuellement et politiquement problème : en dépit des velléités de ses utilisatrices, s’estompe la limite entre déconstruction et construction. Mon travail sur la parité politique m’a amenée à me référer avant tout à “ hommes ” et “ femmes ”, à ces deux catégories instituées par l’État civil. Ce qui les différencie est largement le résultat de l’inégalité des rapports entre eux, inégalité qui n’est pas unilinéaire car, jusqu’à présent, ce sont les femmes qui donnent naissance aux filles et aux garçons. Très longtemps, ce “ privilège ” des femmes a été encadré par sa soumission aux hommes. Ce n’est plus le cas depuis 30 ans.

Rares sont ceux et celles qui accordent l’importance qu’elle mérite à cette transformation : voilà mon point de divergence important avec Dagenais. Avant d’y venir, je voudrais pourtant conclure sur l’usage de “ genre ”. Cette notion fait l’impasse sur le fait que seules les femmes donnent naissance aux enfants de l’un et l’autre sexe. Elle est utilisée depuis que les femmes ont le droit de contrôler elles-mêmes leur fécondité, ce qu’elle occulte. Or, la prolifération de la procréation médicalement assistée pour les hétérosexuels et pour les lesbiennes et la revendication de la gayparentalité obligent à faire du corps — et il n’est pas de corps humain qui ne soit sexué — un objet de réflexion à nouveaux frais. Si les femmes ont cru pouvoir affirmer “ mon corps m’appartient ” grâce à l’accès à la contraception féminine et à la dépénalisation de l’avortement, elles devraient être à la veille de se re-mobiliser sur le même slogan mais autrement. “ Mon corps m’appartient ” signifiera bientôt “ touche pas à mes ovocytes ” ou encore “ mon utérus n’est pas à louer ”. Le don anonyme de sperme n’a pas lieu non plus d’être exclu de cette réflexion sur les usages des produits du corps sexué. Sa délivrance est pourtant moins longue et surtout moins douloureuse. Ce n’est pas la notion de “ genre ”, mais celle de “ sexe ” qui permettra, me semble-t-il, d’avancer dans ce questionnement.

À la page 243, Dagenais émet “ une réserve par rapport à la thèse de Tahon[1] ” qu’il formule ainsi : “ je ne vois pas la raison d’insister sur le fait que les femmes deviendraient des individus abstraits seulement lorsqu’elles acquièrent le “contrôle de leur corps”. Car cela revient à dire que les femmes ne sont pas mères, mais génitrices. ” Je ne tiens pas particulièrement à ce que les femmes deviennent des individus abstraits. Il se fait pourtant que le devenir-individu abstrait est une des conditions, sinon la condition principale, pour exercer la citoyenneté dans la modernité : un citoyen est un individu capable de s’abstraire de ses déterminations particulières pour penser le bien commun. Très longtemps, les femmes ont été tenues pour incapables de s’abstraire de leurs déterminations de sexe; aussi étaient-elles privées de droits politiques et de droits civils lorsqu’elles étaient mariées. Elles étaient tenues à distance de l’exercice de la citoyenneté.

La justification de ce traitement particulier des femmes tandis que “ tous les hommes naissent libres et égaux en droits ” ne repose pas sur leur être-femme mais sur leur devenir-mère. En quoi les déterminations de sexe seraient-elles plus non-qualifiantes pour les femmes que pour les hommes? Elles peuvent être décrétées l’être pour les femmes si celles-ci sont assimilées à des mères, ce qu’exprime bien la privation de droits civils pour l’épouse. Pour que les déterminations de sexe ne puissent plus être utilisées au préjudice des femmes, il fallait que soit reconnu leur droit de contrôler elles-mêmes leur fécondité. Je ne vois pas en quoi le passage, des hommes aux femmes, du contrôle de la fécondité des femmes entraîne la réduction des mères aux génitrices. Si réduction il y aurait, n’était-elle pas à l’œuvre lorsque le contrôle de la fécondité des femmes était exercé par les hommes? Mais l’important dans “ la thèse de Tahon ”, ce n’est pas l’accès à la pilule en soi, encore moins à l’avortement en soi. L’important se situe dans la reconnaissance par la loi qu’il revient aux femmes elles-mêmes de contrôler leur fécondité parce qu’elles sont douées de conscience, parce qu’elles sont capables de prendre une responsabilité qui engage un tiers, l’enfant à naître ou à ne pas naître, qui n’a pas voix au chapitre. Cette reconnaissance par la loi entérine qu’une femme aussi est une “ personne ”, comme on aime à dire au Canada, ce qui n’est pas peu, vu l’histoire des deux derniers siècles. Cela devait être dit pour les femmes (parce qu’on avait dit le contraire), alors que ça allait de soi pour les hommes (des hommes ont été privés de droits, mais jamais parce qu’ils étaient des hommes).

Poursuivons avec Dagenais : “ Si effectivement, le contrôle de la fécondité peut devenir emblématique de la désidentification à l’égard de la femme-mère, il ne s’ensuit pas que ce moment soit décisif. Refuser d’être mère, d’être femme-mère, nécessite simplement de refuser de réaliser sa vie, essentiellement, auprès d’un homme. Si on doit admettre que les femmes ont porté un large pan de la socialité moderne globale, il faut admettre également que les époux contemporains sont tombés d’accord, en même temps, pour ne plus s’engager l’un en l’autre. Ou pour être l’un pour l’autre de purs individus. La chose est bien connue : des individus, ça ne fait pas d’enfant. ” C’est dense, comme dirait l’autre. Sérions quelque peu. Je ne suis pas certaine que “ des individus, ça ne fait pas d’enfant ”; les femmes n’ont pas arrêté de procréer depuis 30 ans. Ce qui change avec les individus, c’est que désormais “ faire ” un enfant se justifie par le “ désir ”, désir qui lui-même a ouvert la voie au “ droit à l’enfant ” en passe de devenir un droit de l’homme ou de la personne. On est passé du “ un enfant, si je veux, quand je veux ”, qui signifiait surtout, dans les années 1970, “ pas d’enfant, si je ne veux pas, quand je ne veux pas ”, à “ un enfant si je veux, quand je ne peux pas ”. La première formulation était exprimée par des hétérosexuelles, la seconde par des hétérosexuels et des homosexuels des deux sexes — pour ces derniers, le non-pouvoir s’autorisant de la volonté, ce qui n’est généralement pas le cas des premiers.

Le contrôle de la fécondité des femmes par elles-mêmes n’est pas synonyme de refus de la maternité : la part des femmes québécoises qui sont mères est plus importante aujourd’hui qu’elle ne l’était avant la Seconde Guerre mondiale, mais elles ont désormais un enfant, rarement deux. Il n’est pas non plus synonyme du refus de “ réaliser sa vie, essentiellement, auprès d’un homme ”. Il est vrai que la réalisation n’est plus envisagée dans le seul cadre du foyer et il est aussi vrai que les demanderesses de divorce sont plus nombreuses que les demandeurs. Cela tient, en partie, à l’émergence de la femme-individu : elle est scolarisée, elle est salariée, selon le modèle universel — sans doute masculin, mais a-t-elle eu voix au chapitre de son élaboration? — et elle rechigne à assumer seule le train-train des tâches domestiques et parentales. Prétendre que “ les époux contemporains sont tombés d’accord, en même temps […] pour être l’un pour l’autre de purs individus ” me paraît outrancier au regard de la concomitance. L’individualité de l’homme est bien antérieure à celle de la femme — ce que je n’associe pas spontanément à sa domination : le travailleur libre était libre en ce qu’il devait vendre sa force de travail tous les jours et il le faisait pour subvenir aux besoins de son épouse et de ses enfants, ce qui lui assignait une portion congrue dans la vie familiale, ce qui lui accordait un statut de semi-étranger en son sein. Reste qu’il était un individu au travail, dans des associations communautaires, syndicales ou politiques. En tant qu’homme, son statut de membre de la société n’était pas contesté, même s’il pouvait l’être en tant que prolétaire ou que Canadien français. Cette fragmentation des statuts, éventuellement difficile à vivre par lui, faisait de l’homme-père celui qui, par excellence, indiquait à l’enfant la voie de l’autonomie. Il ne pouvait le faire sans le relais de son épouse, certes. Mais celle-ci avait un rôle subordonné : elle se dédiait à faire de ses enfants des êtres autonomes, selon les critères sociaux en vigueur, alors qu’elle-même, selon ces mêmes critères, ne l’était pas. Dagenais se refuse à voir cette subordination dans sa présentation, par ailleurs très éclairante parce que renouvelée, de Parsons. Le modèle qui consistait à attribuer aux femmes-mères le rôle de promouvoir l’autonomie chez leurs enfants, alors qu’elles étaient placées dans la dépendance du mari-père, ne pouvait durer qu’un temps, très court : ce sont les filles élevées dans cette famille qui sont devenues féministes. Il ne pouvait en aller autrement, dans la logique même du modèle. Dagenais, comme Parsons, n’est pas attentif à ce qu’un enfant, c’est soit un garçon, soit une fille. Aussi, je ne suis pas persuadée que les fils de la famille parsonienne soient “ spontanément tombés d’accord, en même temps ” avec ses filles, devenues leurs compagnes, pour établir un “ contrat individualiste ”. Eux pouvaient se contenter de reproduire la trajectoire de leur père, alors qu’elles devaient rompre avec celle de leur mère. Elles ont donc pris l’initiative, ils ont suivi sans trop d’état d’âme : la paternité était déjà “ secondarisée ”, sinon secondaire, pour leurs propres pères.

En prétendant que “ la dualité de la figure parentale moderne objectivait l’universalité de la personne ” et que “ l’unicité de la figure parentale contemporaine objectivise aux yeux de l’enfant le particularisme de la personne ” (p. 231), Dagenais passe à côté de la construction différentielle, mais aussi contextuellement différenciée, du devenir-mère et du devenir-père. C’est la conclusion à laquelle j’aboutis grâce à la richesse de ce livre, qui n’est pas seulement un grand livre de sociologie qui s’est justement valu le prix Jean-Charles Falardeau, mais qui est aussi le livre d’un homme de notre époque. Et être homme aujourd’hui, c’est incontestablement plus difficile que par le passé, en particulier quand cet homme est aussi père. Ce n’est pas parce qu’il a toujours été, et qu’il le reste, difficile d’être femme et mère, que l’on peut l’ignorer.



Marie-Blanche Tahon*

 

NOTES

* Marie-Blanche Tahon est professeure au Département de sociologie de l’Université d’Ottawa.

44. Il fait référence à La famille désinstituée, Ottawa, p.u.o., 1995; à “ La lente absorption de la femme dans l’individualisme abstrait ”, in J.-F. Côté (dir.), Individualismes et individualité, Sillery, Septentrion, 1995; à “ Pour penser la mère : distinguer privé et domestique ”, in M.-B. Tahon et D. Côté (dir.), Famille et fragmentation, Ottawa, p.u.o., 2000.




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