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La force du don

Un texte de Jacques T. Godbout
Dossier : Autour d'un livre: Le don, la dette, l'identité de Jacques T. Godbout
Thèmes : Philosophie, Revue d'idées, Société
Numéro : vol. 4 no. 2 Printemps-été 2002

Objets inanimés, avez-vous donc une âme ? 

Lamartine


Le don n’est pas tout, il n’est pas toujours souhaitable, il n’est pas toujours moral. Avant de plonger dans ce qui me semble être au cœur de la discussion, il convient de faire un certain nombre de mises au point à ce sujet. Car on me reproche beaucoup de choses qui me semblent illégitimes, sinon impertinentes.

 

LE DON N’EST PAS TOUT


Aucune société ne vit que de don. Ni dans ses institutions ni dans ce qui constitue les moteurs, les forces qui font agir ses membres, ni même dans sa morale.

D’abord, toute société comprend un ensemble de règles automatiques que ses membres se sont données et qui font partie de la tradition et de ses lois[1]. Parmi ces institutions, le marché et l’État comptent parmi les plus importantes de la société moderne et ne relèvent pas du don, même si le don peut y jouer un rôle non négligeable.

Cela étant admis, la société sans l’État n’est-elle qu’un ensemble d’atomes ? Cette idée, issue de la pensée libérale et jacobine, ne correspond pas à la réalité. Il m’apparaît  nécessaire de faire ici une distinction entre le politique et l’appareil d’État. D’Aristote à Mauss, l’art de s’associer a constitué l’essence du politique, me semble-t-il. Le politique permet de dépasser les réseaux personnels. Les idéologies rassembleuses de la gauche sont mal en point. Ce n’est pas une raison pour considérer toute vision dynamique de la société indépendamment de l’État comme une vision individualiste et atomiste. Je prétends au contraire qu’une des raisons importantes de cette crise, c’est le tout-à-l’État qui a caractérisé la gauche pendant trop longtemps et la non-reconnaissance de l’autonomie et du dynamisme des réseaux sociaux, incluant les réseaux politiques. Pichette défend une sorte de holisme étatique en dehors duquel il ne voit que des individus isolés. Pour notre part, nous essayons de montrer que le don ne se satisfait ni de l’individualisme ni du holisme[2]. Partir du don, c’est accepter le risque du lien social, c’est reconnaître l’indétermination qui fait que la société humaine n’est pas une société de fourmis, au lieu de chercher un mécanisme, un appareil, une structure qui garantisse en permanence le bon ou juste fonctionnement de la société. Pichette souhaite « une conscience du monde qui soit aussi dans le monde ». J’adhère totalement à cette approche phénoménologique. Mais justement les réseaux sociaux sont de part en part dans le monde. Le don est une relation, nous sommes notre lien au monde social par nos réseaux. Je comprends mal comment le don pourrait être sans dimension sociale et relever de l’individualisme, puisque le don est défini comme un lien, réel ou symbolique. Si une transcendance quelconque peut relever du don, elle exprime la force du lien social qui caractérise cette forme de circulation des choses.

Le postulat de l’homo donator ne vise pas à se substituer à l’homo œconomicus comme moteur de l’action. Il veut seulement (mais c’est beaucoup…) remettre en question son impérialisme. La recherche de l’intérêt constitue un moteur essentiel de l’action humaine. Il faut être réaliste. Mais il y a un seuil où l’on sort du réalisme et l’on verse dans le pessimisme que l’observation ne justifie pas. « The average human being is about 95 percent selfish in the narrow sense of the term », affirme Tullock[3]. Le postulat de l’homo donator s’oppose à ceux qui cherchent à nous imposer un seul moteur de l’action humaine.

Par ailleurs, ce postulat de l’homo donator étant posé, nous cherchons à voir comment fonctionne la circulation par le don. Comme les économistes qui, ayant le postulat de l’homo œconomicus, cherchent à comprendre comment le marché fonctionne. Nous ne cherchons pas à approfondir le fondement naturel, physiologique ou social de cette « pulsion ». De même, si nous pensons que le don est une des composantes essentielles de toute société, nous sommes sensibles au fait qu’il y a un danger à faire appel à ce moteur de l’action à la légère, sans tenir compte du contexte. Il n’est pas toujours possible, ni souhaitable de passer par le don.


LE DON N’EST PAS TOUJOURS SOUHAITABLE


J’ai consacré un chapitre à ce thème : les bonnes raisons de ne pas donner. Piron ne cite que le début du chapitre et il m’attribue ainsi la thèse que précisément je souhaite réfuter ! Même s’il est fait de bon cœur, le don n’est pas toujours désirable. En prenant le cas du don d’organe, non pas « comme exemple par excellence du don » (A. Fortin), mais comme cas extrême, exceptionnel, certes, mais pouvant mettre en évidence de manière grossissante certains traits du don qui n’apparaissent pas dans des dons plus courants, j’ai défendu l’idée que le don affecte positivement ou négativement l’identité, notamment celle du receveur. Il est souvent préférable de ne pas donner, et surtout de ne pas recevoir, de passer par d’autres formes de circulation des choses.


LE DON N’EST PAS TOUJOURS MORAL


Enfin, le don n’est pas toujours moral. Il y a homo œconomicus, homo donator et aussi, homo moralis, qui accomplit une action non pas par intérêt, ni par « aimance » (Caillé), mais parce que c’est son devoir, par sens de l’obligation morale. C’est un autre moteur de l’action humaine, celui qu’on oppose le plus souvent à l’intérêt, et qui est aussi différent de l’homo donator. D’ailleurs, les agents sociaux eux-mêmes considèrent que le devoir est différent du don, que ce n’est pas un « vrai » don s’il est fait seulement par obligation morale, du moins en ce qui concerne les dons dans les liens primaires.

Même si le don est d’ordre moral, toute la morale n’est pas de l’ordre du don. Par exemple, la justice n’est pas le don. Ce sont des règles qui souvent se contredisent. Pour rendre la justice, on ne doit pas faire ni recevoir de cadeaux. C’est tout le problème de la corruption. Au-delà de la corruption, le don peut même être en soi considéré immoral. Par exemple, Hérode coupe la tête de Jean-Baptiste pour l’offrir en cadeau à Salomé. Selon les normes du don, Hérode a fait un très beau cadeau, répondant au désir du receveur, sans humilier l’autre, respectant les règles d’un don réussi (y compris la présentation — la tête servie sur un plateau d’argent...). Mais au plan moral, c’est autre chose. On ne doit pas couper la tête de quelqu’un pour faire un cadeau même si du seul point de vue du don, c’est un magnifique cadeau. Car il n’y a pas que le don.


LE CŒUR DU DÉBAT : DON ARCHAÏQUE ET DON MODERNE


Ces considérations préliminaires étant faites, comment penser le don ?

Deux modèles, semble-t-il, s’opposent radicalement : don archaïque et don moderne. On me reproche de confondre ces deux visions du don. « Mauss veut étendre ces observations à nos propres sociétés, comme s’il s’agissait de deux manifestations d’un phénomène unique, ou du moins du même ordre. Mauss est aveuglé par sa découverte », écrit Piron à la suite de nombreux auteurs célèbres. « Nous touchons le roc », écrit Mauss dans sa conclusion de morale, que la plupart des auteurs ont rejetée comme une erreur. C’est la principale critique, celle qui est au cœur de la problématique du don.

Le don archaïque est obligé et réciproque, le don moderne, libre et unilatéral. Les archaïques se fondent sur la contrainte pour faire fonctionner leur société ; ils obligent leurs membres à donner. Comment oser appliquer un tel don-contrainte à notre société ? Voilà ce qui est en question dans ce passage du don archaïque au don moderne. Devant une telle unanimité, il est pour le moins présomptueux de faire l’hypothèse inverse, et il faut avancer avec prudence, ce que  je suis loin d’avoir toujours fait, mais ce que j’essaie de faire dans un texte en préparation dont je vais soumettre quelques idées ici, en commençant par revenir sur cette double conception du don : la conception courante et celle qui caractérise les sciences sociales.

Quand on pense au don dans la société aujourd’hui, ce qui vient à l’esprit spontanément est un type particulier de don : philanthropie, don humanitaire. Le don est défini comme gratuit au sens de « sans retour ».  « Ce qu’on abandonne à quelqu’un sans rien recevoir de lui en retour», dit le Petit Robert. Cette façon de voir le don s’oppose à celle qui domine dans les sciences sociales, où le don est traditionnellement réduit à un échange intéressé, tendant vers l’équivalence. Don unilatéral[4] d’un côté ; échange tendant vers l’équivalence de l’autre. Ces deux positions opposées ont cependant un point commun : le don y est défini par une comparaison de ce qui circule.

Telles sont, trop brièvement énoncées, les deux approches qui caractérisaient le don jusqu’à récemment. Mais ces approches nous semblent en train de changer depuis plus d’une dizaine d’années. Ainsi, pour la première fois, on trouve le mot « don » comme entrée dans la dernière édition du Dictionnaire de sociologie de Boudon et al. On peut y lire : « C’est le juridique qui permet de distinguer les deux phénomènes [don et échange] : le droit d’exiger une contrepartie caractérise l’échange et manque dans le don. Donner, c’est donc se priver du droit de réclamer quelque chose en retour » (1999, p. 68).

Dans cette définition, on constate une différence qui m’apparaît essentielle par rapport  aux conceptions présentées plus haut, autant la conception courante que celle des sciences sociales. Cette définition n’affirme pas qu’il n’y a pas de retour (conception courante), ni que le retour est équivalent (conception des sciences sociales). En fait, cette définition ne se prononce tout simplement pas sur le retour effectif. Ce n’est pas son point de départ. En conséquence, le don n’est plus défini par ce qui circule seulement, caractéristique des définitions antérieures. Car à partir du moment où on dit qu’on se prive volontairement de ce droit au retour, on cesse de définir le don par le fait qu’il y a ou non retour.

Notons que se priver du droit au retour ne signifie pas qu’il n’y a pas retour. Il peut y en avoir ou ne pas en y en avoir. L’essentiel, c’est que le don n’est plus défini à partir de ce critère. C’est certes négatif : se priver, renoncer volontairement. Mais on peut facilement rendre cette définition positive, car s’il n’y a pas exigence de retour et s’il n’y a pas droit au retour, on peut déduire que s’il y a retour, il sera libre, au sens où le retour éventuel ne sera pas en vertu d’une obligation contractée par le receveur.

On pourrait donc dire, en partant de cette définition, mais en en énonçant la proposition complémentaire : le don, c’est rendre le receveur libre de donner. Ou encore : donner, c’est une forme de circulation des choses, une forme de transfert qui libère les partenaires de l’obligation contractuelle de céder quelque chose contre autre chose. Et, inversement, on définirait le contrat comme le fait de priver l’autre de la liberté de donner. Ce faisant, l’on renverse la façon habituelle de poser la question : au lieu de se demander pourquoi on donne, on se demande pourquoi il peut être préférable de priver l’autre de sa liberté de donner. Avec une telle définition, on sort le geste d’un certain sens et d’un certain cadre : le sens et le cadre marchand ou légal, le sens que lui procure le contrat. On s’éloigne des conceptions extrêmes du don, mais ayant une base commune : la comparaison de ce qui circule.

Pourquoi est-ce fondamental ? Parce que cette définition oblige à tenir compte du sens du don ; elle ouvre la voie à de multiples sens. Le sens de ce qui circule n’est plus donné. Il est à découvrir et ce, même s’il y a retour. Avec cette définition, on décroche du modèle dominant d’explication de ce qui circule  — le marché —, et on peut pénétrer  au cœur du phénomène du don. C’est un point de départ indispensable pour entrer dans l’univers du don. Et c’est ce qui permet de penser le don moderne et le don archaïque ensemble. C’est ce que Mauss a fait. Au lieu de se contenter d’observer ce qui circule dans une direction et dans l’autre,  il s’est posé la question du sens de la relation.


LE MÉLANGE DE MAUSS


Cette dernière proposition est loin d’être évidente. Car si l’on retourne maintenant à Mauss, l’on commence par avoir un véritable choc. Une telle conception semble en effet contredire radicalement le début de l’Essai sur le don. Dans les sociétés archaïques, le don, dit Mauss d’entrée de jeu, est en apparence libre et désintéressé, mais en réalité, il est contraint et intéressé. Il oppose ce qu’on observe, le retour obligé, et la conception de référence, le vrai don. Et comment va-t-il démontrer que les faits contredisent les apparences ? En constatant qu’il y a en fait retour. En un mot, il fait tout ce que je viens d’essayer de montrer qu’il ne faut pas faire ! Ainsi commence l’Essai.

De nombreux auteurs arrêtent là leur lecture de Mauss. Mais il faut poursuivre, car Mauss se laisse imprégner par ce qu’il constate et modifie peu à peu sa position. Il cherche à comprendre le sens. Il se centre sur l’esprit, sur l’atmosphère du don. Mauss dit du potlatch qu’il est « noble, plein d’étiquette et de générosité ; et, en tout cas, quand il est fait dans un autre esprit, il est l’objet d’un mépris bien accentué » (p. 202). Et alors on constate que Mauss, parce qu’il cherche le sens du geste qu’il observe, oppose de moins en moins la contrainte des archaïques à la liberté des modernes. Il modifie sa conception théorique. Son interrogation demeure la même, mais sa quête se déplace. L’accent, au lieu d’être mis sur le don pur opposé à la réalité de l’obligation de rendre, se centre sur ce mélange obligation-liberté : « sous forme désintéressée et obligatoire en même temps » (p. 194) ; « obligation et liberté mêlées » (p. 258) ; « sortir de soi, donner, librement et obligatoirement » (p. 265). Ce déplacement est fondamental parce qu’il constitue le don comme fait social.


LE DON COMME FAIT SOCIAL


En commençant par se centrer sur l’obligation, Mauss rompt avec le don pur et fait du don un phénomène sociologique. Comme le note Mary Douglas, sans cette  dimension, le don est un transfert sans lien. Sans cette dimension, Pichette a raison : le don est un acte non social, individuel. Le don pur est une idée en suspension hors de la réalité sociale. Tout retour, et même toute idée de retour, signe sa condamnation, sa négation, comme le croit Mauss au début de l’Essai. « Un tel don […] ne peut pas exister : ni comme relation affective ni comme expérience morale. Il représente tout au plus un gadget publicitaire, ou la mystique d’une auto-confirmation narcissique (et ultimement despotique) de sa propre auto-suffisance[5]. »

Mais ce n’est pas seulement en introduisant l’obligation par opposition au don pur qu’il fait du don un fait social. C’est aussi en réintroduisant la liberté. Car s’il est pure contrainte, le don n’est pas non plus un fait social « complet ». La société humaine n’est pas une société de fourmis. Dans son essai, Mauss est passé progressivement de l’idée classique de système obligatoire déterminé pour le don archaïque et a introduit l’idée de liberté (tout en demeurant ambigu, je le reconnais) ; ou plus précisément, l’obligation mêlée de liberté. Le don devient l’expression de la nature symbolique de la communication humaine. Et pas de symbolisme sans liberté. Ce faisant, Mauss décloisonnait le don archaïque et rendait possible une réflexion générale sur le don.

Mauss ne tombe pas dans le piège de la réciprocité-équivalence d’un côté, du don pur de l’autre. Il se dégage de l’obsession de l’équivalence. Mauss affirme que le retour peut ne pas exister, que ce risque est une condition nécessaire pour que le don existe : qu’il soit incertain. C’est pourquoi il me semble que faire de l’obligation de rendre une nécessité, c’est nier l’esprit de l’Essai sur le don, ce à quoi il aboutit, pour ne s’en tenir qu’à son point de départ.

 

MAUSS RECONNAÎT LES DIFFÉRENCES


Mais si Mauss laisse progressivement derrière lui cette opposition de départ, cela ne l’empêche pas de reconnaître par ailleurs des différences essentielles. La plus importante, pour Mauss, c’est l’apparition de la séparation entre les personnes et les choses. « Nous vivons maintenant dans des sociétés qui distinguent fortement […] les personnes et les choses. Cette séparation est fondamentale : elle constitue la condition même d’une partie de notre système de propriété, d’aliénation et d’échange. Or, [cette distinction] est étrangère au droit que nous venons d’étudier » (p. 229). Cette idée court tout au long de l’Essai et ce « va-et-vient des âmes et des choses confondues entre elles » (p. 230), constitue l’explication fondamentale du don archaïque, et du même coup de la principale différence entre eux et nous. La dynamique qui s’établit entre le don et le droit va devenir un élément essentiel pour comprendre la société et ce qui y circule. 

Cette différence explique les caractéristiques du don moderne et notamment le fait qu’il se centre sur les liens primaires, même s’il n’est pas inexistant dans les sphères du marché et de l’État. Mais ces sphères ont un principe régulateur différent. Voilà comment Mauss nous invite à penser le don dans son unité et dans ses différences. Des systèmes de circulation des choses, antérieurement confondues, se sont autonomisées. Cela signifie–t-il que ce mélange n’existe plus ? Non, mais il prend des formes différentes, plus obligatoires ici, plus libres ailleurs. Cela entraîne globalement un degré de liberté potentiel plus élevé, le don n’étant pas impliqué de façon aussi étroite dans tout ce qui circule dans la société.

Cette réflexion sur le mélange obligation-liberté va conduire Mauss à une idée-force de l’Essai, celle du don comme expression de l’identité sociale. Il s’agit du texte le plus controversé de Mauss. Cette idée « du pouvoir que donne à l’autre partie toute chose qui a été en contact avec le contractant » appartient certes au monde archaïque puisqu’elle est « une conséquence directe du caractère spirituel de la chose donnée » (p. 230). Mais loin d’être uniquement archaïque, on la retrouve avec étonnement au centre de la conception courante du don chez nous. Lorsque les objets passent par le don, tout se passe comme s’ils avaient encore une âme. « Le vase c’est ma tante », dit l’héritière d’un vase (Gotman). Plus généralement, c’est l’idée de don de soi qu’on retrouve ici et qui explique que le don peut être dangereux, qu’il n’est pas toujours souhaitable. Ce danger explique qu’il puisse être préférable de passer par le marché, comme l’écrivait déjà Montaigne lorsqu’il s’exclamait qu’il préférait acheter un office royal plutôt que de se le faire offrir, « car en l’achetant », ajoutait-il, « je ne donne que de l’argent ; autrement, c’est moi-même que je donne. » 

C’est pourquoi le don est très influencé par la nature et l’intensité du lien entre les personnes. Dans la mesure où nous nous définissons par nos liens, plus le lien est intense, plus ce qui circule passera par le don, et plus ce qui circule s’éloignera d’un rapport d’équivalence propre au rapport marchand. 

 

ET TITMUSS ?


Mais cette règle se bute à une objection de taille. Car il existe, dans la société moderne, un don bien réel, impersonnel et unilatéral : c’est le don aux inconnus, qui s’oppose à cette règle, puisque le lien le moins intense est à la fois le plus déséquilibré. C’est ce qu’a voulu mettre en évidence Titmuss dans son étude du don du sang. Titmuss oppose au modèle de Mauss ce qu’il appelle « the community of strangers ». À première vue, Titmuss déconstruit entièrement Mauss en appliquant son schéma au don moderne du sang. Voilà le problème à nouveau posé. Notons d’abord qu’il est déplacé. La grande rupture ne passe plus strictement entre don archaïque et don moderne, mais entre deux types de don, le don hors des liens sociaux concrets, se nourrissant de liens symboliques seulement, et le don dans les liens primaires, exprimant la valeur de lien. Le don comme expérience affective et comme expérience morale. Voilà où passerait la différence fondamentale dont il faut rendre compte, plus qu’entre don archaïque et don moderne comme tel. En quoi consiste-t-elle ? D’abord il nous semble que, contrairement à ce qu’affirme Titmuss, le don aux inconnus exprime aussi l’identité sociale : celle du donneur et celle du receveur. Concernant le donneur, Silber a montré, en analysant la philanthropie, comment il y existe une tendance à la personnalisation du don et comment les donneurs y jouent leur identité sociale. C’est encore plus vrai lorsqu’on se place du point de vue du receveur. J’ai essayé de le montrer avec le cas extrême du don d’organes. Mais l’aide au tiers monde pourrait le mettre en évidence tout autant. Le don, même entre inconnus, peut renforcer ou menacer l’identité du receveur.

Le don aux inconnus constitue le défi majeur pour penser le don dans sa plus grande généralité. Mais la question de Mauss conserve tout son sens. Car cette force qui pousse à donner, elle est malgré tout compréhensible lorsque le lien est personnel et encore plus lorsqu’il est intense. Mais cette force qui pousse à donner à un inconnu, accrue si on nous offre quelque chose, demeure en partie une énigme. Ce phénomène, à l’origine de l’Essai sur le don, est encore très présent. Les organismes de philanthropie l’utilisent aujourd’hui couramment, pour ne pas dire systématiquement. Ils accompagnent leur demande de don d’un petit présent symbolique. Et on a constaté son efficacité.

 

LE POSTULAT DU DON


La discussion sur le don ne s’arrête pas au modèle du rituel obligatoire et réciproque (au sens d’équivalent) des archaïques d’une part, et du don pur et unilatéral des modernes d’autre part. Au contraire, tout commence là. N’y aurait-t-il pas un ressort commun à toutes ces formes de don, que nous arriverons un jour peut-être à mieux saisir, sans pour autant gommer les différences ? C’est ainsi que nous entendons la démarche de Mauss, qui a fini par se demander si le don, loin d’être archaïque, n’était pas le roc de la société, de toute société.

La réflexion sur le don est minée par cette idée d’équilibre entre ce qui circule dans un sens et dans l’autre. Or, il n’y a pas d’équilibre dans le don. Le don est un système de dette volontairement maintenue. Si mon nouveau voisin à qui j’ai donné du sucre revient me le rendre le lendemain, il tend à signifier qu’il ne souhaite pas instaurer un rapport avec moi, qu’il préfère « garder ses distances ». La fin de la dette est la fin du rapport de don. Nous sommes ici en face d’un problème beaucoup plus général que celui du don.

Le modèle du don élargit l’éventail des possibilités des liens sociaux. Le lien social se caractérise par différents états : justice, intérêt, vengeance, don. Et il passe d’un état à un autre en utilisant certains mécanismes, pourrait-on dire. Un de ces mécanismes pour passer d’un état à un autre est le pardon, qui fait passer par exemple de la vengeance au don. En physique, lorsqu’un corps passe d’un état à un autre, on parle de « transition de phase ». En physique, on ne comprend toujours pas très bien comment les choses changent d’état. Mais on sait qu’elle n’obéissent plus aux mêmes lois. Lorsqu’un corps devient fluide, il obéit aux lois des fluides, lois que l’on ne peut déduire d’un examen du solide. De même lorsqu’un lien social passe d’un état à un autre, du marché au don, de la vengeance au don, il obéit à des lois différentes, lois qu’on ne peut déduire d’un examen des lois de l’équilibre marchand. Ces transitions de phase du lien social ne devraient-elles pas constituer un objet d’études essentiel des sciences humaines ? Vaste champ de recherche ouvert à tous ceux qui ne se contentent pas de croire que quel que soit son état, le lien social obéit toujours et uniquement à la même loi, celle de l’intérêt…. Ou à la contrainte.

Mes critiques ne m’ont pas découragé de poursuivre[6] cette fascinante entreprise  qui consiste à essayer de penser le don : archaïque et moderne. Cette démarche est  pleine de pièges, dans lesquels je reconnais tomber comme me le font réaliser — et je les en remercie — mes critiques. Où mène-t-elle ? Peut-être à une meilleure compréhension de ce qui tient les membres d’une société ensemble. À une théorie morale, critique de la société ? 

Avec le don, on aborde la société de façon opposée à la perspective marxiste classique. Car  au lieu de se demander ce qui sépare et oppose les membres d’une société, on commence par se demander ce qui les relie, en faisant l’hypothèse que si on comprend mieux ce qui tient les membres d’une société ensemble, on pourra, dans un deuxième temps, comprendre ce qui les sépare, on pourra mieux voir l’émergence et la dynamique des conflits.

Je demeure étonné par cette force qui pousse à donner. La violence, l’intérêt, le pouvoir sont des phénomènes importants, certes, mais que nous admettons sans surprise. Mais une fois qu’on a constaté que le don ne se réduit pas à ces autres phénomènes sociaux, on se demande, comme Mauss : quelle est donc cette force qui pousse à donner dans toutes les sociétés ? C’est aussi ce que se demanderait peut-être un observateur ethnologue venant d’une société archaïque, renversé de constater qu’une proportion importante des membres de cette société se sent obligée de donner, même à des inconnus, de manière anonyme, sans le dire, et que ces gens donnent beaucoup plus s’ils reçoivent par la poste un petit cadeau symbolique. On touche au roc, se dirait-il peut-être.



Jacques  T. Godbout*

 

NOTES

* Jacques T. Godbout est professeur honoraire à l’Institut national de la recherche scientifique (Université du Québec). Il a publié en 1992, en collaboration avec Alain Caillé, L’Esprit du don (Paris/Montréal, La Découverte/Boréal) ainsi que trois autres livres sur ce thème, dont deux en italien. Il poursuit actuellement ses recherches sur le don, notamment en analysant le don d’organes, le don humanitaire et le don dans le monde des affaires. Il est membre du conseil de publication de la Revue du mauss.
[1]. Le code de la route, bien sûr, comme le mentionne Piron, et bien d’autres choses. Une des règles du don étant justement d’enfreindre les règles, on imagine l’hécatombe sur les routes si l’on y appliquait la norme du don….
[2]. Sur ce thème, cf. Caillé, Ni holisme ni individualisme méthodologiques. Marcel Mauss et le paradigme du don, 1996.
[3]. La revue Argument a pris la décision, en accord avec l’auteur, de supprimer toutes les références qui allongeaient trop lourdement le texte, quitte à ce que cette reconnaissance du don des idées qui circulent dans la communauté intellectuelle soit passée sous silence. (ndlr)
[4]. En poussant cette exigence de non-retour à l’extrême, des philosophes comme Derrida ont été conduits à affirmer que le don est la figure de l’impossible ou que la générosité a pour condition l’ingratitude de l’autre.
[5]. Sequeri, 1999, p. 152-154.
[6]. Avec d’autres, et notamment de nombreux collaborateurs du mauss — et d’abord Alain Caillé.




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