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Pierre Elliott Trudeau et son maître. Une éducation politique

Un texte de Stéphane Kelly
Dossier : L'avenir de nos illusions: De la noirceur, de la tranquillité et de la révolution présumées
Thèmes : Politique
Numéro : vol. 1 no. 1 Automne 1998 - Hiver 1999

L'une des certitudes qui habitent l'imaginaire québécois stipule que le régime duplessiste, sous la Grande noirceur, avait atteint un niveau éhonté de corruption politique. Cette idée, qui servait de leitmotiv aux antiduplessistes, est largement acceptée. L'avènement de la Révolution tranquille apparaît comme la montée de scandales et d'affaires, menant à l'aveu de culpabilité, condensé en un simple mot, désormais, prononcé en 1959 par le nouveau chef de l'Union nationale, Paul Sauvé.

Cette perception du duplessisme est d'autant plus pernicieuse qu'elle est en partie fondée. Car la politique de patronage a été la clé de la durée du règne duplessiste. Bien qu'on ait abondamment écrit sur cette politique, nous n'avons peut-être pas bien saisi son sens. Si l'on démontre que le patronage est au fondement de la tradition politique canadienne, il devient possible de réinterpréter ce qui s'est passé au Canada français depuis la Seconde Guerre mondiale. Par l'examen de deux figures mythiques, Duplessis et Trudeau, je montrerai dans cet essai que la Révolution tranquille fut moins le rejet d'une tradition politique, que son adaptation aux impératifs d'une société de consommation.

La règle de Walpole

Duplessis appartient à une très vieille tribu, celle des héritiers de Robert Walpole. Dans les décennies qui suivirent la Révolution d'Angleterre de 1688, ce premier ministre entama un long règne politique, grâce à sa personnalité cynique, rompue aux corruptions parlementaires. Sous son règne, la distinction entre tory (conservateur) et whig (libéral) perdit un peu de son sens. Un nouveau clivage politique se fit jour. Au parlement, le Parti de la Cour (court whig) se composait de courtisans, prônant l'interdépendance du cabinet et de la Couronne. Ils adhéraient aux idées du monarchisme commercial. Sur les banquettes de l'opposition siègeaient des députés, qui aimaient se dire incorruptibles, fidèles au Parti du Pays (country party). Ces whigs et ces tories craignaient les empiétements de la Couronne dans les affaires du parlement. Leurs idées étaient celles du républicanisme agraire. Dénonçant la corruption du régime Walpole, ils prétendaient défendre l'indépendance du citoyen.

Le conflit entre ces deux imaginaires politiques était également présent dans les colonies américaines. Durant la période révolutionnaire, il opposait les patriotes républicains aux loyalistes monarchistes. Si les idées du Parti du Pays prédominaient durant la période révolutionnaire, les Fédéralistes réussissaient en 1787 une synthèse empruntant à celles du Parti de la Cour. Les vues républicaines de Jefferson restèrent néanmoins populaires jusqu'à la Guerre de Sécession.

Au Canada, l'exode loyaliste favorisa l'adoption des idées du Parti de la Cour[1]. Le patronage allait cimenter ce territoire hétérogène du point de vue religieux, linguistique et géographique. Certes, les Anglais et les Américains toléraient certaines formes de patronage politique. Mais au Canada, il prit une tout autre ampleur. Il fut accepté, dès la genèse du pays, comme activité légitime. Candidement, les hommes publics admettaient que le patronage était permis par la pratique constitutionnelle. Cela choque nos oreilles de modernes, mais s'explique très bien.

Si la république américaine naquit en réaction à la centralisation du gouvernement de l'Angleterre, le Canada, lui, se fonda pour d'autres raisons. Il s'édifia non pas en réaction à l'Angleterre, mais à son voisin du sud. Contrairement aux pères fondateurs de 1776, les élites politiques canadiennes ne cherchèrent pas à séparer les sphères législative et exécutive. Les tories canadiens, qui détenaient le pouvoir entre 1780 et 1840, acceptèrent l'influence de la Couronne sur le cabinet.

Le Parti de la Cour au Canada regroupait le Gouverneur, les membres (nommés) du Conseil exécutif et du Conseil législatif, ainsi que les hauts-fonctionnaires. Ces courtisans érigèrent un rempart limitant le pouvoir de l'Assemblée, car cette dernière menaçait leurs privilèges. Pour y arriver, le Parti de la Cour utilisa différents moyens: manipulation des franchises électorales; intimidation lors des élections, achat d'électeurs. Une contestation républicaine se produisit durant les années 1830. Mais elle échoua. Le réformisme canadien allait par la suite graduellement se départir de ses accents républicains.

Les réformistes nouveau genre rivalisèrent avec les tories pour accentuer la centralisation et l'expansion de l'État canadien. La lutte pour le gouvernement responsable, disaient-ils, était la conquête du patronage. Les artisans de cette réforme, Robert Baldwin et Louis-Hippolyte Lafontaine, savaient que sans le contrôle du patronage, ils ne pourraient former des majorités stables. Pour y parvenir, ils usèrent du patronage avec un art consommé, tantôt pour récompenser des supporteurs, tantôt pour convertir des opposants. En arrachant certains des pouvoirs jadis attribués au gouverneur, Baldwin et Lafontaine réussissaient un coup de force. Dorénavant, l'on concentra dans le même poste, celui de premier ministre, les fonctions législative et exécutive. Cela allait devenir un gage de stabilité et de durée politique. Le premier ministre qui réussirait à répéter cet acte fondateur, soit à maîtriser la règle de Walpole, était voué à un grand avenir[2]. Tel un monarque, il allait régner sur la politique de son temps. De fait, l'histoire de la démocratie au Canada est particulière en ce qu'elle est faite de longs règnes.

Il s'est trouvé presque à chaque époque un homme au sein de l'élite politique pour se conformer avec brio à la règle de Walpole, en l'adaptant aux circonstances du temps. Ces “monarques” réussirent à régner sur la scène fédérale durant toute une époque: John A. Macdonald, Wilfrid Laurier, W. L. Mackenzie King, Pierre Elliott Trudeau. Et, par une étrange rivalité mimétique, beaucoup de leurs homologues provinciaux vont également s'y plier. L'histoire politique de la province de Québec, par exemple, révèle trois grands règnes politiques, ceux de Alexandre Taschereau, de Maurice Duplessis et de Robert Bourassa.

En procédant à un examen comparé des règnes de Duplessis et de Trudeau, je souhaite ici jeter un modeste éclairage sur des éléments négligés du passage de la Grande noirceur à la Révolution tranquille. D'abord, je soutiendrai que Duplessis a moins innové qu'on le pense. Il s'est seulement conformé à la tradition politique du Canada. Ensuite, je montrerai que Trudeau a lui aussi intériorisé certains éléments de cette tradition. Il y a certes eu des éléments de rupture politique en 1960. Mais, sur l'essentiel, il y a bel et bien eu transmission, en l'occurrence, une assimilation de la règle de Walpole. L'adage “qui aime bien, châtie bien” illustre à merveille la relation qu'entretenait Trudeau à l'égard de son “maître”.

Le règne Duplessis

Il est déjà admis que Duplessis ne fut pas un grand innovateur en matière de patronage. Il introduisit bien sûr certaines nouveautés. Mais, le gros de sa politique consista à confirmer certaines pratiques établies, en les adaptant à la réalité de son temps[3]. Étant né à la fin du XIXe siècle, il fit son éducation politique à l'époque du long règne libéral. L'on tend à oublier que les libéraux provinciaux ont détenu le pouvoir, sans interruption, entre 1897 et 1936. La domination du parti libéral, mandat après mandat, incrusta le système de patronage dans la structure sociale de l'époque. Ce parti ne voulait à aucun prix modifier la loi électorale, qui lui donnait un poids disproportionné dans les campagnes.

Louis-Alexandre Taschereau avait un vrai profil de monarque. Il appartenait à la plus illustre famille patricienne du Canada français. Après avoir fourni des seigneurs, elle produisit des évêques, des avocats, des politiciens. Durant tout son règne, de 1920 à 1935, Taschereau ne fut jamais embarrassé par le problème moral que posait le patronage. L'homme était pourtant tout ce qu'il y a de plus moral. C'est que la chose allait de soi[4]. La compétence, disait-il, n'est pas nécessaire pour entrer dans la fonction publique. Afin de multiplier les récompenses à offrir à ses fidèles, il élargit les champs d'activité de l'État. Il incorpora en outre dans la fonction publique des emplois qui en étaient jadis exclus. Par ailleurs, la vertu dans les moeurs électorales n'avait guère progressé depuis l'époque de John A. Macdonald. Les pratiques frauduleuses étaient légion: achat de voteurs, passage de télégraphes, promesse de ponts et de routes à des comtés. Ce n'était toutefois pas là sa marque de commerce. Il se démarqua en nouant une relation intime entre ses ministres et les capitalistes qui exploitaient les ressources naturelles. Afin d'augmenter le rythme d'industrialisation de la province, il se montra plus accommodant que ses prédécesseurs.

L'indignation de certains groupes de la population commença à se manifester plus bruyamment vers la fin des années 1920. Duplessis utilisa la grogne populaire, lui faisant écho. Dans l'opposition depuis trente ans, les bleus étaient les premiers à crier à la corruption. Ils n'étaient toutefois plus les seuls, les réformateurs sociaux et les nationalistes s'étant joints au concert. Duplessis vit l'opportunité de s'allier à l'Action libérale nationale, parti fondé par Paul Gouin et d'autres dissidents libéraux, en réaction à la sclérose du régime Taschereau. L'alliance de Duplessis et Gouin se caractérisa par une victoire morale lors des élections de 1935. Ébranlé, le régime alla bientôt subir l'attaque fatale. Duplessis réussit en 1936 à transformer le Comité sur les comptes publics en un spectaculaire procès du régime. À chaque session, il lançait des assauts contre la corruption libérale: tel député allouait des fonds publics à un projet sans autorisation; tel frère du premier ministre, fonctionnaire provincial, plaçait l'intérêt de fonds publics dans un compte personnel; tel candidat libéral défait recevait un salaire sans raison valable.

Ce rôle de justicier permit à Duplessis de prendre le pouvoir en 1936. Si l'on fait abstraction des mandats subséquents, il est possible de voir que, durant son premier mandat (1936-1939), Duplessis n'était pas dénué de vertu. Il passa par exemple une réforme empêchant des ministres du cabinet de sièger sur les conseils d'administration de grandes entreprises. Cependant, Duplessis se buta à la dure réalité du pouvoir. Après la défaite électorale de 1939, il ne se fit plus prendre. Son purgatoire l'incita à se conformer patiemment à la règle de Walpole. Ce n'est pas sans raison que l'on date le début de la Grande noirceur avec le retour au pouvoir de l'Union nationale, en 1944. C'est précisément à ce moment qu'il se mit à la tâche de rénover le système de patronage.

Contrairement à Taschereau, Duplessis ne chercha pas à intégrer de nouveaux groupes ou à ouvrir l'État à d'autres champs d'activité. Il se contenta de consolider les appuis qu'il possédait déjà. D'un côté, l'Union nationale instaura une paix durable avec le clergé et l'entreprise privée; de l'autre, elle mèna une politique hostile à l'égard des syndicats, des universités, du parti libéral et de quelques médias. Elle réussit à faire basculer en sa faveur les tendances de la géographie politique du Québec. Le milieu rural, sous Taschereau, appuyait les libéraux; maintenant, il votait bleu.

Conscients de leur assise rurale, les hommes de Duplessis inventèrent une distinction qui fit des ravages: il y avait “le gros patronage”, celui des libéraux, qui récompensait les banques, la grande entreprise, les trusts; et il y avait “le petit patronage”, celui des bleus, qui donnait au petit, au pauvre, au dépossédé, bref à celui qui n'avait pour ressource que l'État. Cette distinction confortait le régime dans la prétention qu'il était animé d'intentions nobles. Selon leur système, un capitaliste recevant un contrat public devait donner de l'argent à un intermédiaire nommé par l'Union nationale. Cet intermédiaire en retirait une commission, puis donnait le reste à l'État. Ce système, organisé par les ministres, était exécuté par le “grand patroneux”, Alfred Hardy. Dans l'esprit de Duplessis, il s'agissait d'un système redistributeur de richesses. L'Union nationale prélevait des profits aux compagnies à la faveur du “petit”.

Il s'agissait d'un gigantesque réseau, décentralisé, qui reliait les ministres, les fonctionnaires, les députés et les militants du parti. Plus les années passaient, plus le système se perfectionnait, plus l'emprise du parti sur la province se consolidait. La classe moyenne francophone, ayant de faibles opportunités dans la grande entreprise, était à la merci des faveurs gouvernementales. Cette dépendance, sordide et humiliante, se mit toutefois à jouer dans un sens inverse à la fin des années 1950. Elle provoqua l'éclatement du système, non pas avec la prise du pouvoir par les libéraux de Jean Lesage, mais avec l'arrivée d'un nouveau chef unioniste, Paul Sauvé, qui déclara qu'un nouvel ordre de choses était nécessaire. Rapidement, il envoya le signal qu'une fonction publique neutre était nécessaire et que le financement du système d'éducation et de santé n'allait plus être soumis à l'arbitraire.

Le règne Trudeau

Il est temps d'établir la pérennité de la règle de Walpole dans le travail de rénovation des artisans de la Révolution tranquille. Pour ce faire, l'on doit se tourner du côté fédéral, où le plus célèbre critique de la Grande noirceur, Pierre Elliott Trudeau, entamait, à son tour, un long règne politique. L'oeuvre de cet homme est une réactualisation de la tradition politique canadienne, en ce qu'elle consolida un type de gouvernement fidèle à l'esprit des fondateurs. Soulignons cependant qu'avant de s'incliner sagement devant la règle de Walpole, Trudeau en était un virulent critique. En effet, durant la Grande noirceur, il signait de sévères critiques de la démocratie canadienne. Il pestait contre ces “canadiens-français de service”, souvent incompétents, placés dans des comtés pour ramasser le vote canadien-français. Il dénigrait la longue tradition de pratiques électorales corrompues, qui retardait l'éclosion d'un authentique sens civique. Trop souvent, écrivait-il, l'électeur canadien-français échange son vote “pour le paiement d'une facture d'épicier ou pour une bouteille d'alcool”. Il ajoutait:

Il vaut en effet la peine de souligner le fait que dans le Québec, le citoyen ne s'attend pas à se voir gratifier d'une école ou un hôpital parce que c'est son droit de l'obtenir, ayant payé pour cela un gouvernement qui est son serviteur; il y voit plutôt une récompense pour avoir réélu un député.[5]

Ses premières années dans l'arène politique sont également marquées du sceau de la vertu. En 1968, durant la course au leadership du Parti libéral, il prônait la “démocratie participative”. L'on ne savait pas trop ce que cela voulait dire, puisqu'il ne s'étendait pas sur le sujet. Une chose semblait clair cependant. C'est que la structure du système de partis ne permettait plus de mobiliser les citoyens comme par le passé. Les partis politiques ne reflétaient plus adéquatement les nouvelles tendances sociales, économiques, culturelles. Il fallait abandonner les vieilles méthodes. Si les partis s'entêtaient à ne pas évoluer, les groupes d'intérêt allaient les supplanter. Élu premier ministre, il continua à réitérer l'urgence pour son parti de s'ouvrir aux “nouvelles idées”.

Les partis, disait-il, ne doivent plus être des machines à faire le plein de votes et à distribuer des emplois et des contrats. Le patronage ne devait plus servir de ferment à la mobilisation politique. L'électeur moderne donne plutôt sa loyauté en retour de la “gratification psychologique” d'être consulté et de participer au développement des politiques. Trudeau insistait par conséquent sur le besoin d'améliorer les communications entre les politiciens et le peuple. Si les partis échouaient à provoquer un authentique dialogue, cela pourrait sonner le glas de la démocratie parlementaire.

L'une des premières concessions qu'il fit à la règle de Walpole concernait sa méthode visant à mieux intégrer le Canada français à l'État fédéral. Dès la fin des années 1960, il profitait de l'élan insufflé par la Commission Laurendeau-Dunton, sur le bilinguisme et le biculturalisme, pour recommander la nomination de francophones à des postes de prestige dans la fonction publique et sur les conseils d'administration des sociétés de la Couronne. Cette stratégie, visant à accroître la présence d'une province dans l'État fédéral, avait un vieil antécédent. Dans les années qui ont suivi la Confédération, Macdonald avait abondamment utilisé le patronage pour apaiser l'hostilité des élites politiques de la Nouvelle-Écosse face à Ottawa. Trudeau faisait au Québec ce que Macdonald avait fait, cent ans plus tôt, dans cette province des Maritimes. Rusés, les deux hommes avaient compris qu'intégrer une province récalcitrante comportait le grand avantage de renforcer le parti au pouvoir.

En somme, dès le premier mandat, Trudeau considérait qu'il ne pouvait complètement renoncer à l'usage du patronage. Sa performance décevante lors du premier mandat, conjuguée avec la quasi-défaite de 1972, où il dirigea un gouvernement minoritaire, l'ont dissuadé de croire qu'il pouvait se soustraire à la loi d'airain de la politique canadienne. Il se réconcilia dès lors avec la vision des vétérans du parti. Cette réconciliation lui assura une victoire significative lors de la prochaine élection, en 1974.

Loin d'abolir le patronage, Trudeau l'adapta plutôt aux exigences d'une société de consommation[6]. Le petit patronage, qu'il méprisait, disparut graduellement. Le nouveau patronage, lui, devint la propriété exclusive de l'élite du parti. Celle-ci s'attaqua à “moderniser” la structure du parti, qu'on jugeait trop décentralisée. Les petits patrons - ministres régionaux, organisateurs provinciaux, députés - résistaient au changement. On leur reprochait de ne pas maîtriser les techniques de la politique moderne, notamment la publicité, les sondages, les relations publiques. Un fossé était donc en train de se créer entre l'élite et les militants du parti. Pour ces derniers, il restait bien peu d'opportunités: des petits boulots de recenseurs ou des emplois d'été. Car une grande partie des embauches dans la fonction publique étaient désormais soumises à des normes et des procédures, minimisant ainsi le poids des “contacts” avec le parti.

De nouveaux réseaux canalisaient le patronage. La taille du gouvernement augmenta considérablement sous Trudeau. Des dizaines d'organismes gouvernementaux naissaient dans le but d'assurer des services ou d'appliquer des règlements. Le cabinet fédéral, qui nommait déjà un tas de gens (juges, ambassadeurs, lieutenants-gouverneurs, sénateurs), allait voir son champ de nomination augmenter. Tous ces nouveaux postes de direction d'organismes fédéraux étaient autant de récompenses, dans les mains de l'élite du parti, pour stimuler la loyauté des fidèles.

Le processus de distribution de ces gratifications était novateur et fascinant. On sait que le premier ministre se réservait, au Québec, les dossiers touchant à la langue, à la constitution et aux relations fédérales-provinciales. Pour gérer les autres dossiers, il s'était désigné un lieutenant québécois, qui était responsable des relations avec le caucus québécois et les autres ministres de la province. Son premier lieutenant québécois a été Jean Marchand. Étant en lien direct avec les organisations locales et régionales, il décidait des nominations et des contrats avec les firmes. Le bureau du premier ministre se gardait toutefois le gros du travail de nominations politiques. La tâche était titanesque. L'on créa un Secrétariat aux nominations, qui examinait les candidatures, lesquelles provenaient en grande majorité des rangs libéraux.

La désignation de Marc Lalonde au poste de lieutenant québécois, en remplacement de Jean Marchand, marqua un changement notable[7]. Le système de nominations politiques atteignit un niveau de sophistication sans précédent. Lalonde intégra un processus de consultations dans le système de patronage. Chaque jeudi matin, il conviait les ministres québécois à un déjeuner, durant lequel on entérinait les nominations. Les ministres n'avaient pas à se plaindre, étant les premiers à en récolter les fruits. Collaborer avec Trudeau était pour le moins payant. Cela signifiait, à proprement parler, investir dans une future nomination politique. Ainsi, sur les vingt-cinq ministres du premier mandat, quinze ont par la suite été nommés à un poste de l'appareil fédéral. Il n'y avait rien d'illégal là-dedans. “Ça c'est toujours fait”, plaidait-on. Une chose toutefois avait changé. Le règne Trudeau avait centralisé la distribution de la manne. Le processus de nominations politiques était jadis une “modeste fête”. Ce rituel devint une “somptueuse orgie”, réservée à l'élite...

Si Trudeau n'avait pas été réélu en 1980, il aurait probablement passé à l'histoire comme un bon social-démocrate hostile au nationalisme québécois. Bien des gestes qu'il posa dans les premiers mandats n'ont pris un sens qu'avec le rapatriement de la constitution de 1982. L'on commence seulement à saisir aujourd'hui que son adhésion à la social-démocratie était purement instrumentale. Dans le contexte de la continentalisation du Canada du début des années 1960, c'était l'idéologie la plus propre à affirmer le caractère distinct du Canada à l'égard de la société américaine. Il parlait constamment de “justice sociale”. En fait, son attachement à la question sociale était moins brûlant que son désir de réformer le système judiciaire.

Les dernières années de son mandat révèlent qu'il n'était pas un inconditionnel de l'État-providence. Ce dernier était, pour paraphraser une expression consacrée, la poursuite de la tradition monarchiste par d'autres moyens. Bien qu'il aimait se voir comme un libéral défendant la liberté contre l'arbitraire de l'État, il ne cessa d'élargir l'emprise de la bureaucratie sur le citoyen. Afin de vaincre la résistance des provinces, qui s'opposaient à l'enchâssement d'une charte dans la constitution, Trudeau recréa un Parti de la Cour[8]. On le sait, dès la fin des années 1960, il augmenta le champ de nomination du cabinet fédéral. Il s'en servit pour se créer des alliés indéfectibles. Ainsi, vit le jour une large gamme d'organismes voués à la défense des minorités de tout acabit[9]. Ce nouveau Parti de la Cour contribua à élargir le pouvoir judiciaire au Canada, au détriment des prérogatives du Parlement. Dès la fin des années 1970, il devint la coqueluche de l'intelligentsia canadienne. Puis, en 1982, son pouvoir symbolique fut tel qu'il aida le fédéral à faire tourner le vent en faveur du rapatriement. Créature du régime Trudeau, le Parti de la Cour se sentit menacé par l'Accord du Lac Meech. Lorsque son “père fondateur” décréta qu'il s'agissait d'un “beau gâchis”, il passa à l'attaque. Il réussit à torpiller l'accord, en persuadant l'opinion publique qu'il mettait en péril les droits des minorités.

La fondation rénovée

Cette brève comparaison des règnes Duplessis et Trudeau appelle certaines observations. Soulignons d'abord que les deux politiciens n'avaient aucune opposition de principe à l'égard du capitalisme libéral. Adhérant à une morale austère, Duplessis l'envisageait dans le cadre d'un État minimal. Né trois décennies plus tard, Trudeau avait moins de réticence à élargir le rôle de l'État. Il était l'homme de la nouvelle morale thérapeutique, qui voit son salut dans la consommation. En prônant la solution keynésienne, l'État-providence permettait précisément de stimuler le pouvoir d'achat. Une telle politique exigeait un renversement de l'ancienne vision du monde. Trudeau s'avéra la personne idéale pour réaliser ce renversement, puisqu'il avait foi dans les vertus de la bureaucratie.

Le succès des deux hommes exigea de la persévérance. N'oublions pas qu'après un début de carrière placé sous le signe de la vertu, ils subirent des échecs. Afin d'arriver à leurs fins, ils durent se plier à la règle de Walpole. Ils usèrent du patronage chacun à leur façon, étant attentifs aux impératifs de leur époque. L'homme de Trois-Rivières patronna à la façon un peu rustre d'un draveur. Plus raffiné, l'homme de Westmount le fit avec l'élégance d'un lord. Il fut un lord bien moderne, converti à la contre-culture, portant blue jean et roulant en décapotable.

C'est dans leur attitude à l'égard de la télévision que les deux hommes se ressemblent le moins. Duplessis détestait ce média. Bien qu'il le méprisa, Trudeau s'en servit avec brio. Cet écart d'appréciation du pouvoir de la télé explique peut-être le hiatus entre les deux époques. On l'oublie parfois, le petit écran est le média par excellence de la société de consommation. Sur le plan politique, l'arrivée de la télé comportait des implications très grandes, en ce qu'elle transforma le citoyen en un consommateur, lequel n'avait plus affaire à plusieurs petits patrons. Ceux-ci disparurent au profit d'un seul grand patron, le chef du parti. Ce dernier devint une marchandise politique, c'est-à-dire un produit dont on façonne les attributs, en fonction des besoins du marché. Durant les années 1960, la machine du parti libéral innova. S'inspirant de la “science” de Madison Avenue, elle plaça le leadership dans les mains des experts en marketing politique: publicitaires, sondeurs, stratèges. Ne doutant pas de leur pouvoir, ces experts adhèrent à la grande prémisse de la société de consommation: l'individu est un être instable, inconscient et, par conséquent, manipulable[10].

Trudeau n'a rien inventé de tout cela. Mais s'il est l'homme politique à avoir le plus dominé la politique canadienne durant la seconde tranche du XXe siècle, c'est qu'il a accepté de jouer le jeu, d'être de son temps et, par conséquent, de se conformer aux grandes tendances sociales. En bon progressiste, Trudeau aimait se voir porté par le mouvement de l'histoire. Son admiration n'allait pas aux vieilles démocraties fondatrices que sont la France et les États-Unis. Il avait même tendance à les mépriser. Il était plutôt fasciné par ces régimes qui prétendaient faire avancer la modernité d'un cran, ces pays où l'État pénétrait tous les domaines de la vie, au nom du progrès matériel: Chine, Cuba, URSS[11].

Cette vision du monde, évolutionniste et matérialiste, qui adule le mouvement, était au demeurant conforme avec les principes fondateurs du Canada, pays fondé selon l'esprit d'un empire en expansion. Il y a avait déjà, dans ces principes fondateurs, des accents antirépublicains; Trudeau les a maintenus, en ajoutant d'autres. En dépit de la rumeur publique, il n'introduisit pas une grande rupture dans la tradition politique canadienne. Sa rénovation de la Constitution de 1867 ne réduisit d'ailleurs pas la part du patronage politique. En cette matière, il fut l'antithèse d'un Robin des Bois, puisqu'il enleva aux partisans de la base pour donner à l'establishment, au nouveau Parti de la Cour.

Adepte du canot, Trudeau a toujours évité de pagayer à contre-courant. Après tout, les partis politiques au Canada, tous, sans exception, même ceux qui prônent la sécession, continuent de s'incliner galamment devant la règle de Walpole. Plus qu'hier, moins que demain, serais-je tenté d'ajouter. À moins que les Canadiens, un jour, renonçant au cynisme, se laissent tenter par un nouveau commencement, un vrai...

Stéphane Kelly

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NOTES


[1] Peter J. Smith, “The Ideological Origins of the Canadian Confederation”, in  Canada's Origins: Liberal, Tory, or Republican?, Janet Ajzenstat & Peter J. Smith (éd.), Ottawa, Carleton University Press, 1995, p. 47-79.

[2] Gordon Stewart, The Origins of Canadian Politics, Vancouver, University of British Columbia Press, 1986.

[3] Robert Rumilly, Maurice Duplessis et son temps.  Montréal, Fides, 1978, 2 tomes.

[4] Bernard L. Vigod, Taschereau,  Sillery, Septentrion, 1996.

[5] Pierre Elliott Trudeau, Le Fédéralisme et la société canadienne-française, Montréal, Hurtubise HMH, 1967, p. 113.

[6] Reginald Whitaker, “Between patronage and bureaucracy: democracy politics in transition”, in Journal of Canadian Studies, vol. 22, no 2, été 1987, p. 55-71.

[7] Jeffrey Simpson, Spoils of Power. The Politics of Patronage,  Toronto, Collins, 1988, p. 331-354.

[8] Rainer Knopff & F.L. Morton, “Canada's Court Party”, in  Anthony Peacock, Rethinking the Constitution,  Toronto, Oxford University Press, 1996, p. 63-87.

[9] Leslie A. Pal, Interests of State. The Politics of Language, Multiculturalism, and Feminism in Canada, Montréal, McGill/Queen's University Press, 1993.

[10] Robert Westbrook, “Politics as Consumption: Managing the Modern American Election”, in Richard W. Fox & T.J. Jackson Lears, The Culture of Consumption, New York, Pantheon Books, 1983, p. 143-175.

[11] Jacques Hébert & Pierre Elliott Trudeau, Deux innocents en Chine, Ottawa, Éditions de l'Homme, 1961.


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