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Révolution tranquille?

Un texte de Daniel Jacques
Dossier : L'avenir de nos illusions: De la noirceur, de la tranquillité et de la révolution présumées
Thèmes : Québec
Numéro : vol. 1 no. 1 Automne 1998 - Hiver 1999

Les frontières de nos rêves ne sont plus les mêmes.

Refus Global




L'idée de révolution a exercé une immense fascination tout au long de ce siècle, remplissant une large part de l'imaginaire politique des peuples. Que ce soit en Europe, en Amérique ou ailleurs, dans les campagnes ou dans les villes, chez les jeunes ou les moins jeunes, chaque fois cette idée a semblé incarner une même volonté de rompre la chaîne de l'histoire, d'interrompre la transmission séculaire des choses humaines. C'est pourquoi certains en sont venus à penser que ce désir d'en finir avec le passé caractérise la modernité. Le récit de ces ruptures, plus ou moins violentes, avec l'ordre ancien représenterait une étape cruciale dans l'élaboration de l'identité moderne, la représentation du passé appelant d'elle-même à construire un avenir tout autre. Ce que Tocqueville nommait l'esprit révolutionnaire, esprit si particulier à la France à une certaine époque, se serait ainsi répandu à l'ensemble de la civilisation moderne, il est vrai selon une infinité de modalités. Tous n'ont pas connu la haine des aristocrates ou la détestation du bourgeois au point d'en venir à souhaiter leur exclusion de la communauté politique. Je me propose d'explorer l'une de ces variantes nationales de l'idée de révolution, à bien des égards l'une des plus tardives et des plus insolites qui soit.

La révolution imaginée.

On s'accorde à reconnaître aujourd'hui que la société québécoise a accédé à la modernité au cours de ce qu'il est convenu d'appeler la Révolution tranquille. Dans tous les manuels d'histoire du Québec, c'est le même récit qui est raconté aux jeunes élèves de manière à établir les bases de leur future conscience de citoyen. Il s'agit, chaque fois, de rappeler ces transformations sociales et politiques qui ont conduit une communauté essentiellement rurale et catholique à devenir une société laïque et ouverte aux tendances du monde moderne. C'est d’ailleurs au cours de cette période charnière que les Canadiens français de la « Belle Province » se sont métamorphosés en Québécois. La construction de l'identité québécoise présuppose ainsi la mise en place de cette catégorie historique.

Au sens le plus étroit, il est d'usage de nommer « Révolution tranquille » la période historique au cours de laquelle le gouvernement libéral de Jean Lesage a accompli d'importantes réformes politiques, grâce auxquelles les pouvoirs accordés à l’État québécois furent considérablement élargis.[1] Cette transformation de l'action de l’État sur la société a commencé par une réforme en profondeur de l'éducation publique pour se poursuivre dans le domaine de la santé. Chaque fois il s'est agi, au nom de la modernité, de remplacer l’Église par l’État dans les principaux champs d'activités qui lui étaient autrefois réservés. Au cours de la Révolution tranquille, l’Église a abandonné ses prérogatives traditionnelles, ouvrant ainsi la voie à une concentration conséquente du pouvoir social au main de l’État. Dans un sens plus étendu, la Révolution tranquille recouvre l'ensemble des transformations sociales qui ont eu lieu durant les décennies suivantes. Au fil des ans, celle-ci a acquis une charge symbolique considérable, devenant un événement-phare éclairant l'ensemble de l’histoire des francophones d’Amérique.

Nul ne saurait nier que d'importantes réformes dans le fonctionnement des institutions publiques n'aient eu lieu durant la Révolution tranquille. Il reste à savoir toutefois si l'expression "révolution" est appropriée pour décrire de tels événements. Y a-t-il vraiment eu une révolution, tranquille ou pas, au Québec ? Quelle est la part de désir qui accompagne cette représentation de l'histoire québécoise ? Si l'idée d'une révolution québécoise est un mythe, comment expliquer alors que la rhétorique révolutionnaire ait paru si séduisante aux yeux de cette génération et de celles qui la suivirent. Aujourd'hui encore, plusieurs parmi l'élite politique et intellectuelle de ce pays cherchent à clore cette révolution qu'ils estiment inachevée. Voilà quelques-unes des questions qu'il faut examiner afin qu'il soit possible — à nouveau — de concevoir l'avenir autrement.

L'équivoque propre à l'expression "Révolution tranquille" devrait d'elle-même susciter la réflexion, or il n’en est rien. A moins, bien sûr, d'en appeler au sens premier du terme, c'est-à-dire au déplacement des astres dans le firmament, il y a lieu de s'étonner. Que partout ailleurs les révolutions se soient accomplies dans les cris et les larmes, sous le rugissement des canons et la détonation des armes, cela n'a pas ébranlé les certitudes de ces révolutionnaires en complet qui se sont mis à rêver d'un renversement pacifique de l'ordre ancien des choses. La Révolution tranquille se distingue de toute autre révolution par le fait qu'elle n'a donné lieu à aucun combat. Devant ces conservateurs désormais sans foi, devant ces traditions maintenant sans autorité, il a suffi aux plus progressistes de demander le pouvoir pour l'obtenir, toute opposition s'abolissant d'elle-même sous le poids des incertitudes nouvellement acquises. En un certain sens, toute la vérité de la Révolution tranquille réside dans le fait, apparemment insignifiant, qu'elle fut une révolution sans ennemi. Il n’est pas impossible, enfin, que l'équivoque propre à l'expression ait possédé des charmes bien particuliers au regard d'une nation dont l'histoire fut et demeure marquée si lourdement par l'indécision et l’ambiguïté. [2]

Que les acteurs qui ont rendu ces événements possibles aient eu le sentiment d'accomplir une rupture radicale avec le passé et de vivre ainsi dans la nouveauté, qu'ils aient été séduits par l'idée de révolution, cela ne nous autorise pas à conclure que le terme choisi soit approprié à la réalité considérée. S'agit-il, par exemple, d'une véritable révolution politique ? Nul doute que les libéraux, une fois parvenus au pouvoir, aient donné aux affaires de l’État une direction différente des précédents gouvernements d'Union nationale. Toutefois, nulle part ailleurs un tel changement dans la garde politique n'a été traité comme un événement révolutionnaire. Que je sache, les institutions démocratiques, quant à leurs principes essentiels, sont demeurées les mêmes. La Révolution tranquille n'a pas conduit à un changement de régime politique. Il n'a même jamais été dans le projet de ses initiateurs de remettre en cause la nature monarchique de l’État canadien ni même les aspects proprement impériaux de sa constitution. [3] On répliquera sans doute que la Révolution tranquille, prise dans son sens le plus étendu, a permis l'émergence du nationalisme québécois. La réalisation de ce projet national comporterait donc une dimension révolutionnaire, à tout le moins en ce qu'elle devrait conduire à remettre en cause la souveraineté de l’État canadien sur une part importante de son territoire. Si la destination véritable de la Révolution tranquille, comme le croient encore certains nationalistes, est l'indépendance politique du Québec, il faut alors convenir que cette révolution, trente ans après, n’a pas encore eu lieu.[4]

La Révolution tranquille ne fut donc pas une révolution politique et ses acteurs n'ont pas été des révolutionnaires, mais bien davantage des réformateurs. Certains répondront toutefois que l'argument est sans valeur, car la question doit être posée d'une autre façon. Ce dont il s'agirait en l’occurrence, c'est plutôt d'une révolution sociale. La mutation dont il est question serait à rechercher non pas du côté du politique, mais davantage dans la société elle-même. Il est vrai que si l'on compare la société d'avant la Révolution tranquille à celle qui en résulte, on constate d'importants changements. Par exemple, au cours de cette période, ce sont tous les rapports familiaux qui ont été bouleversés. En l'espace de quelques générations, la famille traditionnelle, autrefois largement dominante, a éclaté sous le poids de la critique. A cela s'ajoute le fait que, durant la même période, la société québécoise, tout en s'enrichissant considérablement, s'est trouvée métamorphosée par une mobilité sociale accrue.

On ne saurait nier ces faits et bien d'autres de même nature. Toutefois, est-ce là une raison suffisante pour qualifier ces transformations sociales de révolutionnaires? Remarquons tout d'abord qu’on observe des changements analogues dans l'ensemble des sociétés occidentales. Les mêmes mouvements sociaux influencent, à des degrés divers, l'évolution des autres nations, à commencer par les États-Unis et la France. Or, nulle part ailleurs il n'a semblé nécessaire d'inventer une nouvelle catégorie historique pour décrire ces événements. En outre, avec le recul du temps, on constate que ces mouvements sociaux n'ont pas produit une révolution digne de ce nom puisque, pour l'essentiel, ils n'ont affecté ni l'économie de marché ni la répartition générale des richesses. S'il y a eu évolution considérable, en somme, il n'y a pas eu révolution.

Si la Révolution tranquille ne saurait être qualifiée de véritable révolution politique ou sociale, il reste à savoir pourquoi les acteurs de ces événements ont été séduits par la rhétorique révolutionnaire. Quelle que soit la réalité, il est indéniable que ceux-ci — les témoignages à cet effet abondent — ont eu le sentiment partagé de vivre à une époque exceptionnelle et d'accomplir une rupture radicale avec le passé. Si les fruits de leurs actions ne peuvent être dits révolutionnaires sans vider l'expression de toute signification, il est certain, par contre, que l'esprit de l'époque présente certains traits auxquels ce qualificatif convient parfaitement. La Révolution tranquille fut donc d'abord et avant tout une révolution imaginée, engendrée par un ardent désir de changement. Bien qu'elle fut essentiellement un fait d'imagination, elle n'en demeure pas moins une réalité historique.

Pour comprendre les événements qui forment la Révolution tranquille, leur vérité historique en quelque sorte, il faut se tourner vers le désir de rupture dont elle s'est nourrie. Davantage, on ne saurait comprendre le projet qu'incarne le nationalisme québécois sans éclaircir la nature et l’origine de cette volonté, puisqu'une telle politique repose sur la représentation de l’histoire qu'elle rend possible. Tout désir de révolution présuppose un travail de « disqualification » de l'ordre ancien. Le fait que la « révolution » accomplie au Québec ait été « tranquille » révèle ainsi l'efficacité de ce travail sur les consciences. Dès lors, ce qu'il s'agit de comprendre c'est pourquoi la communauté canadienne-française, autrefois célébrée par ses élites, est devenue, en l’espace d’une génération, l’objet d’un opprobre unanime. Quelle dimension de ce passé partagé est devenue insupportable au regard de l’opinion nouvelle ? Il en va dans cette affaire comme si toute une communauté en était venue subitement à mépriser ce qu’elle avait chéri le plus fidèlement durant près d’un siècle.

La Révolution tranquille a incarné, dans l’histoire du Québec, un déplacement majeur de l’horizon moral. Par elle, une autre figure du Bien a pris place dans les consciences. La dépréciation radicale du passé canadien-français qu'elle présuppose ne saurait être comprise comme étant simplement le résultat d'une oppression séculaire sous le joug d'un clergé archaïque, bien que le sentiment d’enfermement qu'elle suscita eut été bien réel. Sous le regard des générations nouvelles, le passé s'est, pour ainsi dire, replié sur lui-même, ses motifs les plus profonds disparaissant dans la nuit des temps. Il leur a semblé que la loi ancienne, jusque-là si familière, était devenue d'une lourdeur infinie. Comme dans toutes les révolutions, c'est le sentiment d'une telle pesanteur de la loi qui donne au mot liberté sa puissance et son attrait. On ne saurait donc comprendre le projet de liberté qui anima la Révolution tranquille sans prendre la mesure du refus qui le fonde.

L'esprit du Refus global.

Il y a, au coeur de la Révolution tranquille, une volonté de rompre avec un passé désormais jugé accablant. Toutefois, ce serait une erreur de croire qu'une telle volonté se soit manifestée pour la première fois à cette époque. Il y eut, tout au long de ce siècle, ici comme ailleurs, des révoltés - poètes, écrivains et intellectuels - prônant le renversement de l'ordre social traditionnel. Ce qui caractérise la Révolution tranquille, c'est davantage le fait que cette posture, autrefois marginale, se soit généralisée. La Révolution tranquille constitue la première étape d'un processus devant mener à la démocratisation du désir de rupture. La vérité propre de ce désir, aujourd'hui encore dominant, mais néanmoins assagi, voir même domestiqué, se laisse voir dans les gestes et les discours des acteurs de cette révolution, mais plus encore dans ceux de leurs précurseurs, car ceux-ci ont eu à s'affirmer à l'encontre d'institutions et de traditions possédant encore vitalité et consistance, ce qui donne à leur propos un tranchant qui s'est perdu par la suite. Ils ont conservé de cette lutte qui les a mis au monde une détermination qui témoigne ouvertement du sens véritable de leur révolte.

Le Refus global constitue, à bien des égards, une préfiguration de la Révolution tranquille. Davantage, ce manifeste, signé par une poignée d'artistes, éclaire la vérité de ce mouvement historique, sa destination profonde. Ce n'est pas un hasard si nous avons assisté récemment à diverses célébrations soulignant les cinquante ans du Refus global. Ces marginaux d'hier ont été célébrés comme des hérauts dont les initiatives ont ouvert la voie à la société d'aujourd'hui. Il n'y a pas jusqu'au premier ministre Bouchard qui n'ait jugé bon de consacrer les auteurs du manifeste comme les fondateurs du Québec moderne.[5]

L'histoire personnelle des signataires du Refus Global a largement contribué à consolider le mythe de la Grande noirceur, c'est-à-dire la croyance arrêtée que la communauté canadienne-française était parvenue à s'exclure de l'histoire moderne en raison d'un enfermement général de la vie dans le religieux. Sans doute, cet enfermement présumé des consciences n'avait-il pas été parfaitement étanche. Les signataires du Refus global désiraient contribuer, à leur façon, à un élargissement décisif de cette « brèche », entamer en profondeur les murs de cette citadelle de la peur qu'était devenue à leurs yeux la société canadienne-française. Dans leur esprit, l'ampleur de cette peur collective appelle un refus radical. On ne peut comprendre le motif véritable de ce refus du monde sans établir l'objet de cette peur présumée qui affecte les francophones du Canada, mais aussi tous les modernes.

Tout comme les poètes maudits, dont il s'inspire abondamment, Borduas entend « exprimer haut et net ce que les plus malheureux d'entre nous étouffent tout bas ». Quel est ce secret, connu de tous, mais recouvert d'un silence imposé ? S'agit-il de faire voir que la vie des hommes se meurt sous la loi tyrannique de l’Église ? En un sens, c'est bien de cela dont il est question, mais davantage encore des motifs qui amènent ceux-ci à accepter une telle servitude volontaire. Pour Borduas et ses amis, le règne du mensonge ne fut possible que parce que la peur possède une puissante emprise sur le coeur humain. Toutes ces peurs qui assaillent l'être humain et l'emprisonnent ne sont finalement que l'expression d'une seule et unique angoisse : « la peur d'être seul sans Dieu ». La destinée de l'homme est d'assumer cette irréductible solitude, demeurée trop longtemps dissimulée par la tradition spirituelle de l'Occident. Une fois dénoncé le pouvoir répressif de toutes les morales existantes, Borduas ne reconnaît qu'un seul devoir : vivre de soi, ne trouver sa raison d'être qu'en soi. Le refus de Borduas exprime une foi absolue en l'homme.

En s'appuyant sur cet humanisme radical, Borduas procède à une double critique de la religion : l'une particulière au clergé canadien, l'autre générale s'adressant non seulement au catholicisme mais bien davantage au christianisme lui-même. Il a cherché à montrer comment « ces rejetons de modestes familles canadiennes françaises », formant un petit peuple vaincu, ont tenté d'assurer leur survivance en Amérique en opérant un repli du politique sur le religieux. Ce faisant, ils sont parvenus à protéger leur identité commune au prix d'une totale soumission à la tradition catholique. La défaite aurait eu comme conséquence, en ce petit pays qui n'en est pas un, d'attribuer à l’Église les fonctions symboliques réservées ailleurs à l’État. Le Refus global est d'abord un refus de sacrifier la liberté sur l'autel de la communauté, d'abandonner tout droit de regard sur la vérité afin d'assurer la survivance du pays. « Au diable le goupillon et la tuque ! Mille fois ils extorquèrent ce qu'ils donnèrent jadis. » Aux yeux de Borduas, chacun doit assumer ces exigences premières qui transcendent tout devoir d'appartenance.

Le second volet de cette critique de la religion est d'une portée autrement plus considérable. Borduas juge de la valeur de l'idéal chrétien à ses fruits. « La religion du Christ a dominé l'univers. Voyez ce qu'on en a fait. » Selon lui, la civilisation chrétienne est parvenue à son terme et seul « l'état cadavérique » dans lequel se trouve toute chose peut expliquer le niveau d'horreur — révélé par les camps de concentration nazis — atteint au cours de ce siècle. Il a fallu, pour parvenir à une telle efficacité dans la destruction, que la religion ouvre la voie à la science, que la foi laisse place à l'exploitation rationnelle des hommes, mais, pour Borduas, il demeure que la soumission de l'homme à Dieu, c'est-à-dire l'abandon de sa liberté initiale, est la cause ultime de la décadence de l'humanité, de son embrigadement dans l'ordre immense des « souples machines ». La condamnation portée par le Refus global contre les sociétés modernes est donc, en son fond le plus essentiel, une condamnation de l’esprit du christianisme.

Devant cette civilisation nihiliste, négatrice des valeurs humaines les plus fondamentales, il faut rompre en tout et partout avec l'esprit du temps, c'est-à-dire, pour l'essentiel, avec l'hypocrisie religieuse et l'utilitarisme débridé. En ces temps d'épuisement, il faut introduire à nouveau le poétique dans les affaires humaines de manière à préparer l'établissement d'un futur enfin délivré du passé. Si l’existence de Dieu doit être niée, c’est afin de laisser place à l'individu. Pour Borduas, l'individu doit assumer sa liberté et accepter de vivre désormais dans l’absence du divin, c'est même la condition nécessaire de son plein accomplissement. « Au terme imaginable, nous entrevoyons l'homme libéré de ses chaînes inutiles, réaliser dans l'ordre imprévu, nécessaire de la spontanéité, dans l'anarchie resplendissante, la plénitude de ses dons individuels. » À l'image de Dieu lui-même, l'individu est le créateur de cette existence qui lui tient lieu d'univers. C'est dans le cadre de cette critique de la religion, dans l'horizon ouvert par cette foi en l'homme, que la figure de l'artiste acquiert une autorité nouvelle, incomparablement plus grande que celle qui lui était octroyée autrefois. L'artiste, mieux que tout autre, incarne cette représentation radicalement individualiste du phénomène humain. Le Refus global n'est donc pas qu'un refus de toutes les morales établies, il comporte aussi un projet moral au sein duquel l'artiste devient la principale figure d'autorité.

Le prêtre, l’artiste et le créateur.

Le Refus global représente une préfiguration de l'esprit de rupture qui a conduit à la Révolution tranquille. Davantage, le projet moral qu'il incarne permet d'expliquer comment s'est développée la dévalorisation du passé nécessaire à la formation de l’esprit révolutionnaire. Il a fallu soumettre le passé — la vie passée — à un impitoyable examen conduit selon les normes de ce nouveau canon laïque et individualiste. Il en a résulté un mépris immense pour ce qu'il est convenu d'appeler depuis la « Grande Noirceur ».[6] L'élaboration du mythe de la Grande noirceur présuppose la généralisation, en partie ou en totalité, du jugement porté par les signataires du Refus Global sur la religion chrétienne. Il signifie par conséquent un effondrement de la conscience religieuse. Si la Révolution tranquille possède un sens, il est à rechercher dans ce processus de sécularisation. La tranquillité de l'événement montre bien que la foi, subitement, brutalement, s'est affaissée dans l'intimité des consciences, bien avant d'être contestée sur la place publique. À l'aube de la Révolution tranquille, il n'y avait plus d'enfermement, compris ici comme système d'oppression des consciences, que dans l'imagination des nouveaux maîtres.

La Révolution tranquille a donc réalisé dans l'histoire une partie importante du projet moral proposé dans le Refus Global. Au cours de cette période, nous avons bel et bien assisté à un déplacement du lieu de l'autorité morale. Dans la société canadienne-française, disons de 1860 à 1960, le prêtre fut reconnu comme le principal défenseur des intérêts de la communauté. Chargé non seulement d'une tâche morale universelle, mais aussi d'une fonction politique particulière, il se devait d'harmoniser ces exigences bien souvent divergentes. Une fois opéré le renversement des valeurs engagé par le Refus global, une telle synthèse devint impossible. Le prêtre ayant perdu, aux yeux de la majorité, une part considérable de son autorité politique, il ne pouvait réclamer plus longtemps la souveraineté symbolique qui lui avait été octroyée auparavant.

Dès lors, la souveraineté spirituelle de l’artiste fut rendue possible grâce à la destitution du prêtre. Durant les décennies qui ont suivi, l'artiste a joui, au Québec, d'une autorité considérable sur le plan politique et, je n'hésiterais pas à ajouter, moral. Il devint — qu'on se rappelle les Leclerc, les Vigneault et les Charlebois, pour ne prendre que les exemples les plus connus — non seulement un porte-parole des aspirations populaires, mais bien davantage son incarnation prophétique. D'une certaine façon, ces troubadours modernes ont remplacé les clercs en chaire et leurs spectacles ont tenu lieu de messes célébrées, non plus à la gloire de Dieu, mais pour manifester au monde la présence de la nation.

S'il est vrai qu'au cours de la Révolution tranquille l'autorité morale de l'artiste s'est substituée à celle du prêtre, réalisant ainsi une part essentielle du projet du Refus global, il faut convenir toutefois que la conversion de l'artiste en prophète de la nation lui était étrangère. Il a fallu attendre plus tard pour voir réapparaître la dimension foncièrement individualiste de la proposition de Borduas. Au tournant des années quatre-vingts, alors que, ici comme ailleurs, l'idéalisme laissait place à plus de réalisme, voir même au cynisme affiché, la dimension collective et proprement politique de la figure de l'artiste engagé s'est étiolée, ouvrant la voie à une exploration, toujours plus diversifiée, de la singularité du moi. Il est remarquable qu'au moment même où l'artiste s'est vu dépouillé de sa fonction politique, l'image de la nation s'est obscurcie et le désir qu'elle suscitait devint louvoyant. A suivre la piste ouverte par cet examen des diverses figures d'autorité que sont le prêtre catholique, l'artiste nationaliste et le créateur cosmopolite, on pourrait être amené à penser que la destination finale de la Révolution tranquille ne réside pas dans l'indépendance de la nation, incarnation passagère et transitoire de ces espérances nouvelles, mais bien davantage dans l'établissement de ce que nous pourrions appeler, faute de mieux, la société des individus. L'homme délivré de Dieu, que les signataires du Refus global ont appelé de tous leurs voeux, n'est pas de ce pays, ni d'aucun autre d'ailleurs. C'est ainsi que la Révolution tranquille a conduit à un réaménagement en profondeur du rapport entre le particulier et l'universel, duquel est née l'identité québécoise.

Conclusion.

L'idée de révolution, encore une fois, a joué un rôle capital dans la construction de l'identité moderne. Il est vrai que cet idéal fut compris différemment selon les contextes nationaux. L'idéal révolutionnaire a exercé une influence sur l'histoire politique de la France contemporaine toute différente de celle qu'il a conservé en Amérique ou ailleurs. La liste de ces interprétations successives du projet révolutionnaire serait aussi longue que celle des événements qui ont marqué l'histoire depuis plus de deux siècles. Il y a donc diverses figures de la révolution qui correspondent chacune à l'une des réalisations possibles du projet moderne.

Dans le contexte québécois, on a assisté à une appropriation singulière de cet imaginaire politique. Davantage, l'idée de révolution a occupé une place importante dans la conscience historique des Québécois. S'il n'y a pas eu, au Québec, de révolution au sens propre, mais bien plutôt des réformes sociales et politiques, il demeure néanmoins que les acteurs de ces réformes ont été nourris par un désir radical de rompre avec le passé canadien-français. Si la rhétorique révolutionnaire a connu un tel succès à cette époque, c'est d’abord qu'elle permettait de donner forme à cette haine de soi que cultivait, trop souvent sous le regard méprisant de l’Autre, une part de plus en plus importante des élites canadiennes-françaises. L'idée d'accomplir une révolution québécoise a permis à beaucoup d'entre eux d'échapper à la tentation de l'exil, si souvent ressentie en ce pays.

La question du sens de la Révolution tranquille consiste à savoir si ces réformes sociales et politiques sont le fruit d'un processus de sécularisation ou d'un passage abrupt à la modernité. Pour plusieurs, ces deux alternatives ne font qu'une, ce qui bien sûr abolit, à leurs yeux, le dilemme que je tente de déployer. En fait, pour la majorité des progressistes de l'époque, la Révolution tranquille marque l'émergence de la modernité au Québec, parce que, précisément, elle parachève un processus de sécularisation. Cette lecture, que soutient d'ailleurs la construction mythique de la Grande Noirceur, présuppose que l'essence du projet moderne se trouve dans la sécularisation, voir même la disparition complète de la religion. Ce faisant, ces libéraux d'hier et d'aujourd'hui ne font que reconduire sous de nouveaux termes la critique de la religion faite par les Lumières. Les lumières feraient suite à l'obscurité tout comme la science remplacerait — un jour ou l'autre — l'ignorance et le préjugé. Il y a pourtant de bonnes raisons de douter qu'on puisse réduire ainsi la modernité tout entière à un processus de sécularisation menant à l'athéisme pur et simple.[7] Il se pourrait autrement que le projet moderne donne lieu, non pas à une extinction du religieux, mais bien plutôt à une diversification de l'expérience spirituelle.

Dans le cas qui nous intéresse, il est manifeste que, bien avant que ne soit contestée l'autorité de l’Église catholique, la communauté canadienne-française présentait certains traits caractéristiques des sociétés modernes. Les institutions politiques y étaient, pour l'essentiel, tout aussi démocratiques que celles de bien d'autres pays ayant une constitution proprement républicaine. D'autre part, les progrès de l'égalité sociale et politique n'y étaient pas moins avancés que partout ailleurs en Amérique. Je doute qu'à cette époque, les moeurs politiques de la Belle Province aient souffert d'une comparaison avec celles du Manitoba ou de l'Alabama. Enfin, bien avant que la Révolution tranquille ne fut commencée, il y avait déjà, au sein de la société francophone d'après-guerre, des signes manifestes d'individualisme. La communauté canadienne-française, tout imprégnée qu'elle était de sa catholicité, n'en était pas moins en marche vers la modernité, au même titre que la plupart des sociétés occidentales.

S'il est vrai que la Révolution tranquille s'apparente davantage à un processus de sécularisation et que l'on accepte de concevoir celui-ci comme l'une des dimensions du projet moderne sans en être le tout, il demeure toutefois que ce phénomène général a eu, dans ce contexte historique, des effets particuliers, dont certains se font encore sentir dans le déroulement de la vie politique de ce pays. La religion ayant été l’une des composantes centrales de l’identité canadienne-française, il était à prévoir que la sécularisation exerce des effets profonds et parfois déstabilisateurs en ce pays. Sous l'influence d'élites convaincues que la sécularisation est la vérité dernière du projet moderne, les Québécois ont dû apprendre à devenir modernes à l'encontre de leur histoire. Il leur a fallu renier ce qu'ils étaient pour s'approcher de ce qu'ils désiraient être désormais. Cet écartèlement de la conscience historique a eu pour effet de rompre les liens unissant le passé à l'avenir, interrompant la transmission du sens au sein de cette communauté. Afin de répondre aux exigences de cette nouvelle politique, il a fallu ou bien abandonner ce passé à la plus complète insignifiance, ce fut l'option offerte par les Trudeau ; ou bien épurer celui-ci de sa dimension religieuse au risque, trop légèrement assumé, de défigurer entièrement l’histoire, comme l'ont proposé les Lévesque.[8] En cherchant à devenir modernes par le refus de soi, les Québécois en sont venus à cultiver les formes les plus rares et les plus exubérantes d'ambivalence politique. Il en a résulté une impuissance politique que d'autres, pour des motifs foncièrement différents, ont baptisée « fatigue culturelle ».[9] Si ces quelques considérations sur la Révolution tranquille et le rapport qu'entretiennent les Québécois avec leur histoire ont quelque lien avec la vérité, il faut alors savoir reconnaître que ceux-ci ne sauraient sortir de l'impasse politique dans laquelle ils se sont enfermés sans d'abord dépasser cette représentation de leur histoire où l'avenir ne se construit qu'à l'encontre du passé. Préparer un tel dépassement me semble constituer l'une des tâches les plus urgentes qui s'offrent à nous aujourd’hui.

Daniel Jacques


__________________

NOTES

 


[1] Histoire du Québec contemporain, Le Québec depuis 1930, tome II, Montréal, Boréal, 1986,

   p. 393-403.

[2] Il importe de noter que l'expression « Révolution tranquille » est apparue pour la première fois sous la plume d'un journaliste du Globe and Mail de Toronto. L'expression fut reprise presque immédiatement par les intellectuels et les politiques de l'époque avant d'entrer dans l'usage commun et de faire partie intégrante de la conscience historique des Québécois. Le succès de cette appellation tient sans doute au fait qu'elle sembla décrire adéquatement le sentiment qu'avaient les acteurs de leur propre situation.

[3] Chevrier, Marc, « De la monarchie en Amérique », dans l'Action nationale, vol. 88, no. 5, mai 1998.

[4] Si l'on cherche un événement s'apparentant à une véritable révolution politique dans l'histoire du Québec, il faut remonter à la rébellion des patriotes (1837-39). On ne saurait mettre en question le caractère proprement révolutionnaire du projet des patriotes canadiens français. S'inspirant de la pensée des révolutionnaires américains, avec lesquels ils étaient en constante relation, ils avaient pour objectif le renversement de l'ordre monarchique et l'institution d'une république au nord de l'Amérique. Ils réclamaient pour eux-mêmes et pour l'ensemble des sujets de la colonie une liberté politique complète, refusant du même coup de se soumettre plus longtemps à l'autorité britannique établie depuis la conquête. Le projet des patriotes, dans la mesure où il se réclame du principe de la souveraineté populaire dans un contexte monarchique, comportait donc une dimension révolutionnaire authentique et se révèle ainsi d'inspiration moderne. Il suffit pour s'en convaincre de lire les écrits de Louis-Joseph Papineau. (Un demi-siècle de combats. Interventions publiques, de Yvan Lamonde et Claude Larin, Montréal, Fidès, 1998.) Il est vrai toutefois que ces événements, quelles que soient les intentions des acteurs, n'ont conduit à aucune révolution. La rébellion des patriotes ne fut, en somme, qu'une agitation passagère matée dans le sang par les autorités coloniales. S'il y eut donc un projet révolutionnaire dans l'histoire du Canada français, il n'en a résulté qu'un échec.

[5] « Les 50 ans de Refus Global », dossier spécial dans Le Devoir, 9 mai 1998, p. E2.

[6] Concernant le caractère mythique de cette description des années d'après-guerre, consulter l'ouvrage de François Ricard, La génération Lyrique, Montréal, Boréal, 1992, p. 17-26.

[7] Sur ce sujet, voir les remarques de Charles Taylor dans Les Sources du moi, Montréal, Boréal, 1998, p. 394 et 518.

[8] Voir respectivement, à ce propos, les ouvrages suivants : Trudeau, P.-E., Le fédéralisme et la société canadienne française, Montréal, HMH, 1967 et Lévesque, R., Option Québec, Montréal, Les éditions de l'homme, 1968.

[9] Aquin, Hubert, « La fatigue culturelle du Canada français », dans Blocs erratiques, Montréal, Quinze, 1977.


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