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En réponse au jugement Moore

Un texte de Annie-Ève Collin
Thèmes : Droit, Identité, Modernité
Numéro : Argument 2021 - Exclusivité Web 2021

Le 28 janvier dernier, la Cour supérieure du Québec a rendu un jugement qui faisait suite à des démarches entreprises par plusieurs citoyens et associations de défense des LGBTQ+.

 

La première chose à noter, à propos de ce jugement, c’est qu’alors qu’on commence par dire que ça cause du tort aux transgenres de traiter les notions de sexe et d’identité de genre comme si elles étaient synonymes, les prescriptions de ce jugement obligent pourtant les institutions non seulement à entretenir cette confusion, mais aussi à la pousser encore plus loin. En effet, depuis 2013 l’identité de genre donne le droit aux citoyens canadiens majeurs qui le veulent de modifier la mention de leur SEXE sur les documents institutionnels. Le jugement prescrit de donner aussi cette possibilité aux mineurs et à ceux qui n’ont pas la citoyenneté canadienne. De plus, il prescrit d’ajouter une troisième option pour les personnes qui ne s’identifient ni au genre masculin ni au genre féminin, mais il s’agit d’ajouter cette option pour la mention de sexe, et non d’ajouter la mention du genre tout en gardant celle du sexe. Si on veut distinguer l’identité de genre du sexe, ça n’a aucun sens d’établir que l’identité de genre justifie de modifier la mention de sexe dans les documents institutionnels !

 

Si on veut s’assurer de distinguer les deux notions, tout en tenant compte de l’identité de genre de ceux qui en revendiquent une, alors la démarche appropriée ne peut être qu’un ajout de la mention de l’identité de genre pour ceux qui le souhaitent. Il y a lieu de se demander pourquoi ce n’est pas ce qui a été fait depuis le début, en 2013. D’ailleurs, le jugement exprime lui-même la préoccupation que chacun puisse indiquer correctement son sexe ET son identité de genre sur les documents officiels.

 

Les documents institutionnels et administratifs compilent une série d’informations sur les individus. On nous demande par exemple notre date de naissance, notre lieu de naissance, notre lieu de résidence, notre état civil, etc. Dans tous les cas, ces demandes renvoient à des informations objectives et non à la manière dont les gens s’identifient subjectivement. On ne demande pas aux personnes si elles se considèrent comme jeunes ou vieilles, mais d’indiquer leur date de naissance. On ne demande aux gens qui les remplissent s’ils se sentent québécois, canadien, algérien, coréen ou autre, mais d’indiquer où ils sont nés ou quelle est (ou éventuellement quelles sont) leur(s) nationalité(s). Il n’y a que pour la mention de sexe que l’on peut désormais choisir ce qu’on indique selon ses sentiments, selon son identité subjective, plutôt qu’en fonction d’un fait objectif. Rien ne semble justifier une telle exception.

 

 

L’importance du sexe et du genre à des fins d’identification

 

Le jugement stipule que le genre est ce qu’il y a de plus important pour l’identification de quelqu’un, et décrète que le sexe n’est pas un moyen d’identification fiable. On peut résumer l’argument du juge Moore comme suit : selon lui, on identifie les gens comme mâles ou femelles (il est bien écrit « male or female » dans le jugement, rédigé seulement en anglais pour le moment) par leur genre et non par leur sexe, puisqu’on ne se fie pas à leurs parties génitales, qu’on ne voit généralement pas. On se fie plutôt pour les identifier à leur habillement, à leur tenue, à leur coiffure, à leur nom.

 

Il semble pourtant évident que cet argument du juge Moore est plus que contestable. S’il est vrai qu’on ne se fie pas aux parties génitales des gens pour les identifier, on ne se fie pas non plus à leur habillement, à leur coiffure, ou même à leur nom pour savoir si ce sont des hommes ou des femmes. C’est plutôt aux traits sexuels secondaires qu’on se fie. À titre d’exemple, si on regarde des gens suivre un cours de karaté, un contexte dans lequel tous sont vêtus exactement du même kimono et doivent se défaire de tout accessoire et de tout artifice, on est quand même en mesure de distinguer les hommes des femmes.

 

Le jugement mentionne bel et bien les traits sexuels secondaires (tels que la présence ou l’absence de seins, de barbe et autres traits), mais en arguant que ce genre de trait peut indiquer aussi bien le sexe que le genre, puisque certaines personnes modifient leurs traits sexuels secondaires par de la médication ou par des chirurgies de façon « à ce que leur corps s’aligne avec leur identité de genre[1] ».

 

Cet argument prouve tout au plus qu’indiquer le genre de quelqu’un peut avoir de l’importance à des fins d’identification : pour les personnes trans qui ont modifié leur corps, quelqu’un qui doit s’assurer de leur identité pourrait s’étonner que leur apparence ne semble pas correspondre au sexe indiqué sur les documents d’identification. Mais on réglerait facilement ce problème en indiquant le genre en plus du sexe plutôt qu’en remplaçant le sexe par le genre.

 

Si, pour aller dans le sens de ce jugement de la Cour Supérieure, on n’indiquait plus que le genre sur les papiers d’identité, autrement dit si ceux qui devaient vérifier l’identité des individus se mettaient à regarder leur tenue pour vérifier si leur genre correspond à ce qui est écrit sur les documents d’identification, alors d’autres problèmes se poseraient. Par exemple, c’est à ce moment-là que l’identification de ceux qui n’ont pas une apparence typique du genre indiqué orrisquerait de poser problème. En effet, d’une part, tout le monde ne s’habille pas de façon à correspondre aux stéréotypes de la masculinité ou de la féminité – et il serait pour le moins insultant pour une femme pas maquillée, en pantalons, avec les cheveux courts, de se faire dire par un fonctionnaire que son apparence ne correspond pas au genre indiqué sur ses documents d’identification. D’autre part, parmi les personnes qui se réclament d’une identité de genre, toutes ne modifient pas leurs traits sexuels secondaires, surtout que, depuis 2013, aucune forme de transition n’est nécessaire au Canada pour faire changer sa mention de sexe au nom de son identité de genre.

 

Garder la mention de sexe sur les documents officiels et ajouter celle de l’identité de genre pour ceux qui considèrent en avoir une permettrait donc de couvrir tous les cas de figure.

 

Il importe de noter que les plaignants dans cette cause admettent eux-mêmes que l’identité de genre de quelqu’un ne peut pas être vérifiée objectivement : le jugement indique au paragraphe [43] que les plaignants affirment que le sexe est un fait objectif, biologique, alors que le genre est subjectif et interne et ne peut être révélé que par l’individu. Quelle peut être l’utilité de quelque chose de subjectif et d’interne, qui ne peut être révélé que par l’individu, quand on cherche à identifier quelqu’un?

 

Ce caractère strictement subjectif de l’identité de genre est réitéré à diverses reprises dans le jugement. Il est d’ailleurs indiqué au paragraphe [269] qu’aucun test médical ne permet de confirmer l’identité de genre de quelqu’un. Il y a alors vraiment lieu de se demander en quoi une information strictement subjective et impossible à vérifier serait utile pour identifier quelqu’un.

 

D’ailleurs, ceci représente une incohérence majeure dans le jugement : tantôt le genre est présenté comme quelque chose de visible dans l’apparence, tantôt il est présenté comme quelque chose de complètement subjectif.

 

 

Le sexe est une information importante

 

Les demandeurs dans cette cause ne sont pas les porte-parole de l’ensemble de la population québécoise. Si je le précise, c’est que s’ils accordent quant à eux plus d’importance à leur identité de genre qu’à leur sexe il n’en va pas de même de tous les Québécois. Il est même plutôt probable que la majorité des Québécois accordent bien plus d’importance à l’identité sexuelle qu’à l’identité de genre. En fait, on peut douter que la majorité des gens considèrent même avoir une identité de genre, sans compter que beaucoup de gens ne comprennent, voire ne connaissent pas cette expression, qui n’est utilisée que dans des contextes théoriques précis et, surtout, dans des contextes militants.

 

En outre, non seulement le sexe d’une personne a vraisemblablement de l’importance pour elle-même, mais le sexe des autres peut aussi avoir de l’importance dans les interactions entre les personnes.

 

Prenons le contexte d’une administration scolaire : dans une école, il y a des toilettes séparées par sexe, des vestiaires séparés par sexe et souvent des activités sportives séparées par sexe. Ces choses-là sont séparées par sexe et non par identité de genre, pour des raisons liées à des différences objectives entre les sexes (le dimorphisme sexuel dans l’espèce humaine ne se limite pas aux parties génitales). Il semble donc que connaître le sexe des élèves soit utile à cette administration d’école : c’est même nécessaire.

 

Il existe de nombreux contextes dans lesquels le sexe, et non le genre, des personnes que l’on côtoie compte ; à titre d’exemples : les toilettes publiques, les vestiaires, les prisons, les refuges et les compétitions sportives, pour ne nommer que ça.

 

 

On est bel et bien en train d’effacer le sexe pour accommoder une minorité


Les plaignants dans cette cause prétendent que l’identité de genre est un attribut fondamental de l’humain (paragraphe [82]), ce qui est faux. En témoigne le fait que ceux qui font de la sensibilisation aux réalités des personnes s’identifiant comme trans ou comme non binaires se voient obligés d’expliquer ce qu’est l’identité de genre. Si cette notion était fondamentale pour tout le monde, tout le monde saurait déjà ce que c’est.

 

Prenant pourtant au mot les plaignants, le jugement étend à l’ensemble de la société des préoccupations qui ne concernent qu’une minorité. De notre point de vue, cela ne veut pas dire que ces préoccupations ne doivent pas être prises en compte. Cependant, l’ensemble de la société ne doit pas non plus être géré en prenant pour référence des préoccupations qui ne concernent qu’une minorité, et encore moins en éliminant les références aux préoccupations de la très grande majorité de cette population.

 

En permettant ainsi de changer la mention de sexe sur les documents officiels au gré de l’identité de genre, on est purement et simplement en train d’effacer le sexe comme identifiant, car, même si cette mention du sexe de ceux qui ne s’identifient ni comme trans ni comme non binaires demeure conforme à leur sexe réel, sans la garantie que cette mention est conforme au sexe réel, une telle mention n’est plus vraiment une mention du sexe.

 

 

L’importance du sexe pour les droits des femmes

 

Dans la mesure où on est censé être protégé aussi contre la discrimination basée sur le sexe, cette effacement du sexe compromet des droits protégés par les chartes : les femmes, qui sont historiquement discriminées sur la base de leur sexe, ne pourront plus faire valoir ce qui leur est spécifique, ni les besoins particuliers qu’elles ont. À cet égard, on peut mentionner notamment des espaces intimes et sécuritaires réservés aux femmes ou encore des activités sportives équitables.

 

Pour que les femmes puissent faire valoir leurs droits, être reconnues dans ce qui les caractérise, le sexe doit donc demeurer pris en compte par l’État, et pour être pris en compte, il doit être nommé, avec la garantie que le sexe qui est nommé correspond au sexe réel.

 

Mentionner les deux informations (sexe et genre) pourrait d’ailleurs être bénéfique autant aux femmes qu’aux personnes qui se réclament d’une identité de genre en particulier : ces dernières pourraient très bien, en plus des besoins qui sont liés spécifiquement à leur identité de genre, avoir aussi des besoins liés à leur sexe. À titre d’exemple : si une personne s’identifiant comme trans ou comme non binaire devait être hospitalisée d’urgence à la suite d’un accident et n’était pas en mesure de parler, des documents d’identité qui indiquent son sexe au personnel soignant pourraient être d’une précieuse utilité.

 

La différence entre la trans-identité et l’intersexuation

 

Par ailleurs, il ressort de ce jugement qu’il confond – et c’est une confusion malheureusement fréquente – les personnes intersexuées et les personnes qui revendiquent une identité de genre particulière (les personnes trans et non binaires). Une telle confusion repose précisément sur la confusion entre sexe et genre, que les plaignants prétendent vouloir combattre alors qu’ils l’entretiennent, au contraire.

La différence est notamment pertinente quant à l’obligation – contestée par les plaignants – d’indiquer le sexe d’un nouveau-né dans les 30 jours qui suivent sa naissance. Cette loi pose problème uniquement lorsqu’un nouveau-né est intersexué, sachant qu’un des deux sexes deviendra probablement dominant avec le temps, sans qu’on puisse savoir lequel aussi tôt après la naissance. Ce problème pourrait être facilement réglé en amendant la loi pour dire que l’obligation ne s’applique pas lorsque le sexe du nouveau-né est impossible à déterminer.

Dans le cas des personnes qui revendiquent une identité de genre en particulier, ce problème ne se pose cependant pas, car leur sexe n’est pas ambigu et peut être objectivement constaté à la naissance. L’identité de genre qu’ils en viennent à revendiquer plus tard devrait par conséquent être ajoutée sur leurs documents d’identité, et non remplacer la mention de sexe.

 

Conclusion

 

Pour de multiples raisons qui sont liées tout autant à la nécessité d’établir des statistiques fiables, à l’identification, aux droits reconnus par les chartes, à l’importance que le sexe a dans la vie de beaucoup de gens et dans les interactions entre les personnes qu’à l’importance, reconnue par les plaignants eux-mêmes et par le jugement, de distinguer le sexe et l’identité de genre, la mention de sexe devrait donc être conservée où elle est encore présente et rétablie où elle a été remplacée par celle de genre. La mention de l’identité de genre ne devrait représenter qu’une option pouvant être ajoutée sur leurs documents d’identité pour ceux ou celles qui le souhaitent.

Crédit image: Mr. TTG, CC BY-SA 4.0 , via Wikimedia Commons

[1] Traduction libre de ce qui est écrit dans le jugement.


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