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Pourquoi la plupart des Juifs progressistes s’opposent-ils au boycott d’Israël ?

Un texte de Bernard Bohbot
Numéro : Argument 2016 - Exclusivité Web 2016

« Antigone a raison, mais Créon n’a pas tort »1 
(À nos yeux, cette maxime d’Albert Camus illustre parfaitement la tragédie du conflit israélo-palestinien) 


Le mouvement de boycott d’Israël, aussi appelé BDS (Boycott, Désinvestissement, Sanctions) connait un succès sans précédent, en particulier au sein de la gauche radicale où la haine d’Israël est devenue un véritable cri de ralliement. Il y a quelques semaines à peine, le Parti vert du Canada s’est joint à cette campagne, déjà soutenue par Québec solidaire, un grand nombre de syndicats, des associations étudiantes et même le Forum social mondial qui s’est tenu à Montréal au mois d’août dernier. Or, même si les principales organisations juives progressistes (telles que La Paix maintenant, JSpaceCanada, JStreet, JCall, l’Hashomer Hatzair, etc) se montrent très critiques à l’égard du gouvernement israélien, la plupart d’entre elles s’opposent au boycott de ce pays. Voici pourquoi :

Tout d’abord, la plupart des organisations juives progressistes sont d’avis qu’il est injuste d’attribuer tout le blâme à Israël pour ce qui est de l’absence de paix dans la région. Outre le fait que l’Autorité palestinienne aussi a rejeté des plans de paix qui lui auraient permis de récupérer la quasi-totalité des territoires occupés, ce qui laisse planer un doute quant à son désir réel de mettre fin au conflit (pensons à son rejet des Paramètres Clinton en décembre 2000, à sa réponse tiède à l’Initiative de Genève en 2003 ou au refus du plan de paix d’Ehud Olmert en 2008), rappelons également que si la droite israélienne est au pouvoir, c’est principalement à cause du Hamas qui veut détruire Israël. En effet, la plupart des sondages indiquent qu’une pluralité (quand ce n’est pas une majorité) d'Israéliens se disent prêts à rendre presque tous les territoires palestiniens à condition que le terrorisme cesse. S’ils votent pour la droite ultranationaliste, ce n’est donc pas parce qu’ils appuient l’idéologie expansionniste du gouvernement Netanyahu, mais plutôt parce qu’ils craignent que si l’armée israélienne se retire de Cisjordanie, le Hamas utilise ce territoire pour attaquer Israël. C’est après tout ce qui s’est produit après le retrait israélien du Sud-Liban en 2000 et celui de Gaza en 2005. Certes, cela ne justifie en rien la colonisation israélienne en territoire palestinien. Mais le fait de mettre tout le blâme sur Israël alors que la charte du Hamas réclame non seulement la destruction d’Israël, mais aussi le génocide des Juifs, nous apparaît absolument injuste.

Deuxièmement, les Juifs progressistes s’opposent massivement au mouvement BDS, car, en fait, il réclame lui aussi rien moins que la destruction d’Israël. Certes, il ne le fait pas ouvertement, cela donnerait de lui une image bien trop extrémiste. Cependant, ses revendications sont clairement incompatibles avec l’existence d’Israël en tant qu’État juif. Outre le fait que BDS réclame la fin de l’occupation des territoires palestiniens et des discriminations contre les Palestiniens-israéliens (que l’on appelait autrefois Arabes-israéliens), deux revendications qui nous apparaissent légitimes, BDS réclame également un droit au retour illimité en Israël pour tous les réfugiés palestiniens (et leurs descendants) exilés entre 1947 et 1949. Cette revendication est tout simplement incompatible avec l’existence d’Israël, car si tous les réfugiés devaient y retourner, les Juifs y deviendraient minoritaires. Pour citer le co-leader du mouvement BDS, Omar Barghouti, qui dans un moment de faiblesse a reconnu en toute candeur les buts réels de son organisation : «Si tous les réfugiés rentraient, il n’y aurait pas une solution à deux États, mais une Palestine à côté d’une autre Palestine.»2

Or, cette option serait illégale au regard du droit international. Même si droit au retour il y a (enchâssé dans la résolution 194 de l’Assemblée générale de l’ONU), Israël a également le droit d’exister en tant qu’État juif - selon la résolution 181. C’est pour cela que les résolutions 242 et 338 du Conseil de sécurité de l’ONU, qui ont préséance sur celles de l’Assemblée générale (qui n’ont que valeur de recommandation), ne parlent pas d’un droit au retour illimité, mais plutôt d’une «solution juste» au problème des réfugiés, devant être conçue dans le respect de l’existence de tous les pays de la région, y compris Israël. En 2004, la Cour internationale de justice a réitéré la primauté des résolutions 242 et 338 du Conseil de sécurité dans le règlement du conflit. Ainsi, contrairement à ce qu’affirme BDS, bien que le droit au retour existe, son application doit nécessairement faire l’objet d’un compromis.

C’est justement pour cette raison qu’en 2000, l’ancien président américain, Bill Clinton, a proposé une renonciation partielle du droit au retour en échange de compensations atteignant les 30 milliards de dollars ; soit le montant le plus élevé offert à des descendants de réfugiés. Certains, comme le mouvement Two States, One Homeland (Deux États, une patrie), ont avancé des solutions plus créatives encore, comme l’idée d’une confédération (deux États associés aux frontières ouvertes) permettant aux Palestiniens mais aussi aux Israéliens, de vivre librement des deux côtés de la frontière tout en conservant leur citoyenneté d’origine.

Or, BDS pour sa part rejette tout compromis. D’après Barghouti, les Juifs n’ont tout simplement pas droit à l’autodétermination car ils seraient des descendants de «colons» et non d’« indigènes ». Pour reprendre ses propres paroles : « Les colons n’ont pas droit à l’autodétermination, peu importe la manière dont on la définit. »3 Malheureusement pour lui, la résolution 1514 de l’ONU (sur laquelle il se base), ne stipule pas que seuls les peuples indigènes ont droit à l’autodétermination. Au contraire, la charte des Nations-Unies reconnait à tous les peuples le droit de disposer d’eux-mêmes. La résolution 1514 indique plutôt que seuls les peuples colonisés ont (clairement) le droit de faire sécession – inutile de préciser qu’il y a une différence notable entre revendiquer l’indépendance d’une région et réclamer la destruction d’un pays.

Toutefois, cette idée selon laquelle la création d’Israël constituerait une forme de colonialisme, mérite que l’on s’y attarde, car elle est régulièrement invoquée par la gauche radicale pour délégitimer cet État. Or, ce point de vue est très subjectif. Ainsi, ce qui constitue une « conquête coloniale » pour les Palestiniens correspond pour les Israéliens à un « retour » des Juifs sur leur terre d’origine.

Qui dit vrai? Une chose est sûre, chacune des parties dispose d’arguments tout à fait défendables pour justifier sa position. Les Juifs étaient un peuple sans terre et persécuté. Ils avaient donc absolument besoin de récupérer une partie de leur terre d’origine pour se mettre à l’abri de l’antisémitisme, certes, mais aussi pour exercer leur droit à l’autodétermination - qui est rappelons-le un droit universel. Vu sous cet angle, toute la realpolitik du mouvement sioniste devient défendable car la cause était juste (l’alliance avec l’Empire britannique dans l’entre deux guerres, le fait de s’être installés sur une terre déjà habitée par un autre peuple sans son consentement, et l’expulsion des Palestiniens pendant la Première guerre israélo-arabe ne constitue alors plus qu’un simple crime perpétré au cours d’une guerre d’autodéfense visant à sauver la communauté juive de Palestine contre une agression arabe qui est venue bien prêt de la décimer, etc. etc.).

Cependant, le refus des Palestiniens d’accepter la création d’Israël était tout aussi compréhensible car ils furent les seuls contraints de partager leur terre avec les Juifs. Vu sous cet angle inversé, tous les gestes posés par le mouvement sioniste étaient indéfendables et bien sûr, ils constituent autant de preuves qu’Israël n’est qu’une colonie européenne comme les autres. Quant aux gestes controversés posés par les Arabes en Palestine et dans les pays voisins, ils ne sont qu’une réaction certes excessive, mais une simple réaction d’autodéfense face à l’agression sioniste (la collaboration avec l’Allemagne nazie, l’attaque contre la communauté juive de Palestine pour empêcher la création d’Israël en 1947, l’expulsion des Juifs des pays du Moyen-Orient dans les années 40 et 50, et ainsi de suite).

Bref, d’un côté, les Juifs qui étaient un peuple sans terre avaient besoin de récupérer une partie de leur terre d’origine afin de pouvoir accéder à la liberté; de l’autre, les Palestiniens étaient dans leur droit en refusant d’être les seuls à payer le prix de l’émancipation nationale du peuple juif.

C’est justement là où réside la tragédie du conflit israélo-palestinien. Si on l’aborde avec un tant soit peu d’ouverture d’esprit et de compassion pour les deux parties (ce que proposent de faire les organisations juives progressistes contrairement à la gauche radicale pro-palestinienne et à la droite radicale pro-Israël), force est de constater qu’il ne s’agit pas d’un conflit manichéen entre le bien et le mal, mais plutôt d’une véritable tragédie grecque (où s’affrontent deux légitimités inconciliables). « Antigone a raison, mais Créon n’a pas tort » disait Camus pour saisir l’essence du tragique, qui convient tout à fait pour illustrer la légitimité des forces en présence dans l’affrontement israélo-palestinien. Il n’en demeure pas moins que le seul moyen pour sortir de l’impasse est le respect du droit international qui reconnait à la fois aux Israéliens et aux Palestiniens, le droit à l’autodétermination dans leur pays respectif. Ainsi, plutôt que de vouloir rayer l’État d’Israël de la carte comme le fait BDS, les Juifs progressistes préfèrent réclamer que l’on y ajoute un État palestinien.

BERNARD BOHBOT

Étudiant en histoire, et membre des Amis canadiens de La Paix maintenant et de JSpaceCanada; deux organisations juives progressistes qui militent contre l’occupation israélienne des territoires palestiniens. (Il s’exprime toutefois en son nom personnel.)

 

 

1  Albert Camus, « Conférence d’Athènes sur l’avenir de la tragédie », in Essais, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1981, p. 1705.

 Lu dans Israël et ses paradoxes : idées reçues sur un pays qui attise les passions.

(Charbit Denis, Israel et ses paradoxes : idées reçues sur un pays qui attise les passions. Paris. Le Cavalier bleu, 2015.

 

3 https://electronicintifada.net/blogs/benjamin-doherty/watch-omar-barghouti-ethical-decolonization-and-moving-beyond-zionist-racism




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