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Les images et les mots face à l'horreur.

Un texte de Carl Bergeron
Thèmes : Conflit, Humanisme, Société, Télévision
Numéro : Argument 2015 - Exclusivité Web 2015

Quelques jours après les attentats de Paris, les vidéos commencent à affluer. Un journaliste qui habitait proche du Bataclan a pu filmer avec son téléphone des victimes paniquées, qui fuyaient par une porte latérale. Une vidéo nous est même parvenue de l’intérieur : un fan des Eagles of Death Metal filmait la prestation du groupe quand les tireurs sont entrés dans la salle. Je pense aussi à ces victimes conscientes à l’état apparemment stable, qui se plaignaient du retard des secours, filmées dans la rue par un simple passant.

Je n’ai pu visionner au complet qu’une seule de ces vidéos, la troisième. Je remarque que c’était la seule à être « post-traumatique », la seule vidéo où les victimes pouvaient parler. Je n’ai même pas été en mesure de seulement commencer à regarder la vidéo qui a été filmée à l’intérieur du Bataclan ; quant à celle du journaliste qui a tout filmé du haut d’un étage, j’ai dû m’arrêter après cinq secondes, écoeuré par mon voyeurisme et la violence des images.

Ces images nous parviennent alors que nous avons encore en mémoire la vidéo des frères Kouachi qui, en fuite après avoir décimé la rédaction de Charlie Hebdo, avaient, de sang-froid, achevé en pleine rue un policier implorant pour sa vie. Ces images ont fait le tour du monde. C’était en janvier dernier, il y a un peu moins d’un an.


Les médias à la remorque d’Internet

Dans le cas des frères Kouachi comme des plus récentes images, ce qu’il y a de plus remarquable, c’est le suivisme des médias occidentaux, la légèreté déontologique avec laquelle ils reprennent en chaîne des images qu’ils n’auraient peut-être jamais osé diffuser il y a vingt ans, avant l’arrivée d’Internet. Seule une mention, aussi formelle que bancale (« Attention : ces images pourraient choquer »), fait office de rempart éthique et semble justifier d’avance la publication.

Cette mention vise-t-elle vraiment à mettre le spectateur face à sa responsabilité ? Ou n’a-t-elle pas d’abord pour but, comme je le crois, de ménager la bonne conscience des médias, dont le rôle de diffuseur est justement d’assumer en certaines circonstances une responsabilité qui ne devrait pas être le seul fait des individus ?

La révolution numérique abolit, par la structure même d’Internet, qui réseaute les citoyens et les médias de la terre, la verticalité en tant que principe organisateur de l’information. C’est en ce sens qu’elle est révolutionnaire. Difficile, alors, de s’abstenir de publier une vidéo sous un prétexte moral, c’est-à-dire vertical, alors que partout ailleurs sur le réseau elle est reprise, attirant sa part de trafic.

Bien sûr les médias ont toujours été en compétition entre eux. Reprendre des images « choquantes » est tentant ; cela fascine le public. Le cloisonnement au niveau local, puis national, et enfin international, leur assurait naguère une prérogative dans la diffusion de l’information qui renforçait leur rôle de régulateur et d’arbitre moral. Le sensationnalisme, alors, était jugé négativement et relégué aux tabloïds. Comment ne pas constater qu’il s’est normalisé depuis dans les médias légitimes ?

Aujourd’hui que l’homme de la masse peut, à l’aide d’un téléphone portable, filmer le moindre incident et le publier directement sur YouTube, le filtre déontologique qu’imposaient les médias traditionnels entre la réalité traumatique et sa mise en représentation n’a plus de raison d’être. Les médias se mettent à la remorque d’Internet et de sa logique de l’anti-médiation. Ils nous livrent une réalité brute, confuse, violente, non-traitée.

 

« Les images ne mentent pas »

C’est peut-être le signe d’une culture qui ne sait plus ce qu’est le réel. L’inconscience avec laquelle nous acceptons de publier, de diffuser et de regarder de telles vidéos n’est pas sans soulever de sérieuses questions sur notre rapport à la réalité et à la violence. Est-il normal que le poids traumatique d’attentats terroristes puisse être accessible à l’ensemble de la planète, sur un simple clic ? Comment peut-on voir dans une « vidéo témoin », où des victimes se font massacrer, un moyen d’information comme un autre ? Quel genre de climat psychologique cette tendance est-elle en train d’installer dans nos sociétés interconnectées ?

Le préjugé dominant de notre temps, qui a rompu avec l’usage humaniste, veut que la réalité soit plus véridique quand elle est rendue par la vidéo que par l’écrit. La première intervient « en direct », le second intervient a posteriori. La « performance » débarrassée des convenances de la représentation aurait plus de valeur que les mots, toujours suspects de dénaturer l’expérience. En somme, nous aurions là une matière certes insoutenable, mais plus « vraie », en ce qu’elle nous épargnerait l’épreuve mensongère de la symbolisation.

Dangereux, et ô combien fumeux raisonnement. C’est justement parce que le traumatisme est irreprésentable qu’il ne peut pas, tant et aussi longtemps qu’il n’a pas été mis en mots par les victimes, seules dépositaires autorisées de la tragédie, être communiqué autrement qu’à la manière d’un électrochoc vidéo inutile.

Des esprits primaires et bravaches aiment se gausser de ce genre de réaction en soutenant que la réalité, c’est ce que nous nous refusons à voir sur notre écran. Pour eux, le réflexe de protection par lequel un spectateur se détourne de l’horreur relève de la sensiblerie. On imagine que ce sont les mêmes qui se piquent d’aimer les films « extrêmes » pour éprouver des sensations qu’ils ne sont plus capables d’éprouver par eux-mêmes dans le monde réel.


La préséance sacrée du témoignage

Les vidéos auraient la vertu de nous montrer sans fard la « réalité » du terrorisme et de nous « sensibiliser ». Or, ne voit-on pas qu’elles font le contraire ? Ces prises directes sur la réalité traumatique ne nous « sensibilisent » pas ; elles nous tétanisent. Le raisonnement peut être étendu à tous les autres cas où des esprits pervers ont prolongé indûment une célébrité imméritée en enregistrant leurs actes barbares dans des vidéos qu’ils mettaient à la disposition du public sur Internet.

Pensons au tueur psychopathe Luka Rocco Magnotta. Bien des gens, sans doute, n’ont pas résisté au désir de voir la vidéo de son crime. Peuvent-ils soutenir aujourd’hui en toute franchise que ces images ne les ont pas atteints irrémédiablement, dans quelque région secrète de leur âme ?

La vidéo qui relaie, sans médiation, de tels événements traumatiques place le spectateur dans une position impossible. S’inviter dans la réalité traumatique d’autrui, de surcroît depuis le confort de son salon, n’est-ce pas s’approprier en voyeur une tragédie qui ne nous appartient pas ? A-t-on seulement le droit de le faire ? Et surtout : en quoi ces vidéos nous élèvent-elles ? En quoi cultivent-elles en nous l’humanité sans laquelle il ne saurait y avoir de résistance véritable à la barbarie ?

Aux vidéos de Paris succèdent heureusement, depuis quelques jours, de nombreux témoignages. La supériorité de la parole sur l’image traumatique s’affiche ici en pleine lumière. D’abord par l’extraordinaire variété des expériences et des sentiments : la résidante du Xe arrondissement qui était partie à l’extérieur de la ville pour le week-end ; le client d’un bar qui a dit aux tueurs stationnés devant le Bataclan, sans se douter de ce qui s’en venait, qu’ils étaient mal garés ; ou encore, cette victime qui, sous les corps morts et vivants entremêlés, raconte le « jeu » tacite entre les survivants qui consistait à ne pas bouger et à ne pas pleurer, sous peine d’exposer tout le groupe.

L’horreur n’est pas moins perceptible que dans les vidéos, et pourtant, ainsi mise en récit dans les mots des victimes, elle devient intelligible ; elle entre dans notre mémoire sans violence. Là où la vidéo nous tétanise et nous plonge dans une stupeur toxique, le témoignage suscite notre compassion. Mieux : il crée du sens et du lien, et nous pousse au partage respectueux de la souffrance. Les singularités vécues s’additionnent et tissent la toile d’une humanité solidaire par-delà le simplisme meurtrier des tueurs. Peu à peu, le cratère traumatique se résorbe, et la vie en commun redevient possible autour d’une mémoire certes blessée, mais partagée.

Un événement n’a pas besoin d’être filmé pour se voir confirmé. L’expansion indéfinie des technologies d’information et de captation multimédia bouleverse la transmission de l’expérience, et place les médias autant que les individus devant une responsabilité nouvelle. Plus que jamais, le discernement et la retenue devront être opposés à la fascination stérile pour l’image traumatique virale. Il n’est pas interdit d’espérer que ce soit l’occasion de renouer dans l’espace public avec la dignité de l’écrit et de la parole, et de comprendre en quoi celle-ci reste la condition même de la culture et de notre humanité.

CARL BERGERON




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