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La nouvelle guerre des éteignoirs

Un texte de Éric Bédard
Thèmes : Éducation, Revue d'idées, Société
Numéro : vol. 9 no. 1 Automne 2006 - Hiver 2007

On dit souvent, c’est devenu un cliché, que la meilleure façon d’aider un individu n’est pas de lui donner un  poisson mais de lui apprendre à pêcher. Mais la différence entre former et éduquer, c’est d’apprendre non seulement à apprendre — comme le veut l’obsession des compétences — mais aussi apprendre à être […]. C’est-à-dire à connaître aussi, dans le cas des poissons, leur nom, leurs mœurs, leur habitat, leur histoire, leur classement et leur destin, sans que cette connaissance des vertébrés inférieurs soit inféodée nécessairement à un métier. Elle ne pourrait ne servir jamais à autre chose qu’à vivre mieux un moment en bord de ruisseau au passage d’une truite. Ou à écouter autrement Schubert. Ou à comprendre un message écologique. L’époque, notre époque, ne s’est  jamais aussi bien prêtée à ces digressions magnifiques, les savoirs hier réservés à quelques-uns sont aujourd’hui disponibles à tous […]. Et pourtant, la dernière pédagogie à la mode est dessinée pour tolérer l’ignorance[1].

Lise Bissonnette 



 


Il y a quelques années, l’essayiste et écrivain Jean Larose affirmait, dans nos pages, que « l’intellectuel qui ne garde pas à l’esprit la question de l’héritage est perdu[2] ». Cette déclaration, nous la faisons nôtre en publiant aujourd’hui un grand dossier, d’une dimension exceptionnelle, sur l’état des lieux en éducation au Québec. Depuis la fondation de cette revue, tous ces principaux collaborateurs se sont montrés soucieux du problème que représente la transmission de nos héritages intellectuels et culturels. En tant que modernes, ce que nous sommes tous malgré nos divergences, nous ne pouvons bien sûr qu’entretenir une relation critique envers toutes ces traditions de pensée qui nous parviennent par l’éducation. Il importe aujourd’hui de savoir si cette volonté critique, exacerbée par l’évolution particulière de notre société au cours des dernières décennies, n’a pas rendu proprement impossible toute transmission authentique et, par conséquent, toute éducation véritable, nous conduisant à vivre, ainsi que tous ceux auxquels nous enseignons, dans une situation de déshérence toujours plus accentuée. Le présent dossier vise à rétablir un équilibre perdu dans le domaine des choses de l’esprit, et pour y parvenir, il nous a paru nécessaire de dénoncer vigoureusement la confusion qui règne dans nos maisons d’enseignement, de l’école primaire à l’université. La publication de ce dossier représente donc, pour l’équipe d’Argument, qui joint ainsi ces efforts à ceux du Collectif pour une éducation de qualité, un acte de refus et une dénonciation de ce qu’il advient de l’éducation au Québec aujourd’hui.

Selon toute vraisemblance, les « pédagogistes » y sont pour beaucoup dans cette rupture des lignes de transmission entre les générations. Les pédagogistes, ce sont ceux qui n’accordent d’importance qu’aux « processus d’apprentissage », non plus à la matière même des apprentissages; ce sont ceux qui forment des professionnels de la « gestion de classe », non plus les « maîtres » d’une discipline. Ce sont généralement les défenseurs d’un constructivisme radical qui postulent que le réel n’existe pas, que la vérité n’est qu’un discours parmi d’autres, que l’idée même de transmission (d’une culture, de connaissances, d’un savoir) est dépassée, réactionnaire, sinon totalitaire. Par conséquent, les pédagogistes ont une vision purement instrumentale de la connaissance. Gagnés par la conviction que le monde-change-à-un-rythme-fou, que les connaissances d’aujourd’hui seront périmées demain, les pédagogistes claironnent qu’il faut désormais « apprendre à apprendre ».

Ce n’est pas d’hier que l’on s’en prend à ce « parti » pédagogiste. À tour de rôle, des intellectuels comme Fernand Dumont, Jacques Grand’Maison, Louis Balthazar, Nicole Gagnon, Gilles Gagné et plusieurs autres ont dénoncé une école détournée de sa finalité première : celle de transmettre le patrimoine culturel qui a fait notre civilisation et le Québec d’aujourd’hui. Ces intellectuels ont publié des articles, parfois même des livres incendiaires qui ne manquaient pas de force et d’intelligence. Hélas, ces interventions pleines de panache n’ont pas réussi à ébranler l’opinion ou à influencer les décideurs. Les dérives pédagogistes n’ont cessé de sévir, et le « parti » humaniste, auquel, cela va sans dire, s’identifie la rédaction d’Argument, est resté marginal.

Certains d’entre nous ont voulu reprendre le flambeau de ces devanciers en créant, avec d’autres, le Collectif pour une éducation de qualité (ceq)[3]. Il s’agissait d’unir nos forces et nos maigres moyens afin de nous faire entendre sur la place publique en ayant recours aux mêmes méthodes que les associations qui font la promotion de grandes causes. S’il fallait créer un tel collectif, c’est que le combat humaniste est d’abord politique. Il mérite par conséquent d’être mené dans l’arène, comme tous les autres combats qui en valent la peine. Il faut toujours se rappeler que les perspectives pédagogistes se sont imposées « par le haut », non parce que les parents et la population les jugeaient meilleures ou les réclamaient à grand cri. Servis par la conjoncture de la révolution culturelle des années 1960 et 1970, les pédagogistes ont su investir, avec habileté, les lieux de pouvoirs (ministère de l’éducation, conseil supérieur de l’éducation, facultés universitaires, certains syndicats, etc.). Mais leur pouvoir ne saurait être éternel. D’autant que la conjoncture a changé, et que plusieurs s’inquiètent des dérives anomiques de notre société. Le « parti » humaniste doit donc s’organiser et intervenir. Cessons d’être catastrophistes ou de poser sur le débat politique un regard hautain : la force des pédagogistes ne saurait seulement résulter de la décadence-de-la-société-postmoderne. Notre défi est de sortir de notre isolement et de traduire les valeurs qui nous sont chères en programme d’action. Choisissons des cibles concrètes et proposons des pistes réalistes. Mieux vaut allumer une bougie que de maudire l’obscurité.

Dans un premier temps, cessons de nous laisser intimider par la posture « progressiste » des pédagogistes. Il importe de faire valoir que l’idéal humaniste d’une école centrée sur la culture à transmettre aux générations futures ne saurait être le lot d’une petite-élite-nostalgique-des-collèges-classiques. Nous avons, pour la plupart, tous fréquenté l’école québécoise issue des grandes réformes des années 1970. Cette école québécoise, nous la connaissons de l’intérieur, plusieurs d’entre nous ayant même fait les frais d’expériences pédagogiques plus que douteuses. Le « collège classique », nous ne le connaissons que grâce aux livres d’histoire, lus malgré les programmes! On ne saurait donc nous taxer de « vieilles barbes ». Le ferait-on que nous le prendrions pour un compliment, puisque nous ne croyons pas que tout ce qui est nouveau soit bon par essence. À cet égard, nous pensons que le temps d’une vraie réflexion sur le « progressisme » s’impose. Qu’est-ce que le « progrès » aujourd’hui? Question qu’esquivent trop souvent les esprits légers, qui préfèrent l’éthiquetomanie aux réflexions de fond. L’idéal humaniste en est un de liberté. Cet idéal, pensons-nous, était aussi celui des révolutionnaires tranquilles et des Modernes. Notre défense d’une certaine tradition humaniste n’a rien de « réactionnaire » au sens où on l’entend généralement. Nous souhaitons, au contraire, étendre la haute culture au plus grand nombre, non pas la réserver à un petit cercle de privilégiés. Nous pensons également que l’accès à la culture ne nécessite pas de révolutions pédagogiques à tous les cinq ans, que la pédagogie est d’abord un art, non une théorie, qui s’apprend au contact de maîtres expérimentés. Une formation trop théorique en pédagogie éloigne les futurs maîtres des savoirs fondamentaux qu’ils ont pour mission de transmettre aux générations futures.

C’est pourquoi le ceq s’est inscrit dans le débat sur l’école en réclamant une meilleure formation disciplinaire pour les enseignants du secondaire. Notre première « revendication » fut de réclamer le retour du certificat en pédagogie. Il fallait permettre à nos bacheliers et à nos maîtres formés dans une discipline d’avoir à nouveau accès à la profession enseignante. Depuis 1994, nos diplômés les mieux formés dans une discipline devaient entreprendre un baccalauréat de quatre ans en « sciences de l’éducation » pour espérer un jour devenir enseignant. Une situation absurde qui en décourageait plusieurs[4]. Pénurie d’enseignants oblige, le ministère de l’Éducation (du Loisir et du Sport…!) a décidé de ne plus exiger le baccalauréat de quatre ans en « sciences de l’éducation ». Nous sommes allés d’un extrême à l’autre. Comme si, du jour au lendemain, on permettait à des médecins de passer de leur cours théoriques d’anatomie aux salles d’urgence. Cette décision montre bien l’improvisation du Ministère. La mesure est toutefois temporaire, et les maîtres qui n’ont pas fait leurs « sciences de l’éducation » devront, en plus d’enseigner, compléter 60 crédits supplémentaires en pédagogie. La conjoncture est donc propice à ce que soit instaurées deux filières d’accès à la profession enseignante. La première serait celle des « sciences de l’éducation » pour celles et ceux que cela intéresse; la seconde permettrait aux diplômés des disciplines de compléter, après leur baccalauréat ou leur maîtrise, un certificat d’un an en pédagogie, axé surtout sur des stages pratiques. En somme, laisser les futurs maîtres choisir le profil de formation qui leur convient le mieux; laisser également aux écoles et aux commissions scolaires d’opter pour des candidats qui correspondent à leurs orientations.

L’autre grand débat auquel le ceq a voulu prendre part est celui de la réforme scolaire en cours. Lancée après la tenue des États généraux à la fin des années 1990, cette réforme devait consacrer plus d’heures aux matières de base. Ce faisant, le Québec allait dans le sens d’un mouvement plus large, lancé notamment aux États-Unis par Allan Bloom et d’autres penseurs humanistes, celui du « back to basics » tant souhaité par celles et ceux, nombreux, qui plaidaient pour que l’école soit recentrée sur sa finalité première : instruire. Cette concession au sens commun s’est bel et bien retrouvée dans la réforme scolaire, mais flanquée d’un nouveau « paradigme » pédagogique autour duquel tourne aujourd’hui tout le débat sur la réforme.

Plusieurs des textes de notre dossier résument l’esprit et les approches de cette réforme pédagogique. Retenons que cette réforme est probablement l’illustration la plus achevée, sinon la plus loufoque du pédagogisme. Avec son « paradigme de l’apprentissage » (non plus de « l’enseignement »), son mépris pour les disciplines mises au service de « compétences transversales », sa terminologie qui emprunte autant à la psychologie « socioconstructiviste » qu’au management, cette réforme pédagogique a ligué contre elle tous ceux qui craignent de voir l’école réduite à l’antichambre du marché ou, pire, à l’une de ces fameuses « écoles nouvelles » censées sécréter un homme transformé. Contre un utilitarisme qui n’en n’a que pour les connaissances « utiles », contre l’utopie de « l’apprenant-roi », un concert presque unanime s’est élevé. Reconnaître qu’il faut combattre le décrochage scolaire. Soit! Vouloir la réussite du plus grand nombre. Bien sûr! Pour cela, fallait-il souscrire à toutes les lubies des pédagogistes? Certainement pas!

Il faut rappeler que plusieurs spécialistes en éducation, et non des moindres, ont dénoncé une conception de la pédagogie qui n’a jamais fait ses preuves, qui est même contestée là où elle a été implantée (par exemple dans le canton de Genève, en Suisse). Signe clair que les chercheurs en « sciences de l’éducation » n’adhèrent pas tous au pédagogisme! Ces spécialistes font même valoir que l’approche « socioconstructiviste » peut être stimulante pour des enfants issus des couches supérieures, mais qu’elle n’est pas du tout appropriée lorsqu’il s’agit d’élèves issus de milieux défavorisés[5].

Ce débat entre spécialistes de la pédagogie ne doit cependant pas voiler d’autres dimensions de la discussion sur la réforme scolaire. Il est faux d’affirmer que tout le débat de la réforme se résume à une « bataille de mots » ou à des « querelles de chapelles pédagogiques[6] ». Il ne s’agit pas ici — pas seulement, du moins — de trouver la bonne formule ou la bonne méthode pédagogique qui permettra de tout régler, une fois pour toutes. Ce débat renvoie à des questions fondamentales qui ne sauraient concerner que les « spécialistes ». C’est un débat sur les finalités de l’école.

Hélas! la classe politique le refuse, ce débat. Tous les partis politiques représentés à l’Assemblée nationale ont en effet décidé de soutenir la réforme. Le « parti » humaniste n’a encore trouvé aucun relais parmi celles et ceux qui nous représentent. Cette unanimité résulte du refus de la classe politique de voir autre chose, dans ce débat sur la réforme, qu’un enjeu purement technique. Face à un débat qui demande une certaine hauteur de vue, de l’élévation, tout se passe comme si les politiciens étaient pris de vertige. Cette unanimité des politiciens résulte d’une posture que nous qualifierons, à la suite du sociologue Jean-Pierre Le Goff, de « moderniste[7] ». Lorsqu’il s’agit d’éducation, tout se passe comme si, pour la classe politique, le « mouvement », le « changement », l’« évolution » devenaient des fins en soi. Il ne s’agit plus de s’interroger sur ce qui est bien pour les élèves, mais de montrer qu’on bouge, qu’on fait quelque chose, qu’on a un « plan de match ». Or, des plans de match, les pédagogistes n’en manquent pas; ils en ont même un nouveau tous les cinq ans! De quoi faire saliver des ministres qui passent à la sauvette. De sorte que nous n’avons plus de ministres de l’Éducation depuis longtemps. Nous nous contentons de simples « relationnistes » du ministère de l’éducation qui gère les crises à la petite semaine. D’autres, non sans raison, pourraient comparer nos ministres actuels aux surintendants à l’instruction publique d’avant la Révolution tranquille, qui ne faisaient qu’appliquer des décisions des comités protestant et catholique, sans jamais discuter les finalités. Si, autrefois, les surintendants s’inclinaient devant la sagesse de nos évêques, les ministres d’aujourd’hui obéissent aux dogmes des pédagogistes.

Les choses ne pourront en rester ainsi encore longtemps. Nos contemporains ont soif de vrais débats sur le sens des choses. Ils ne pourront se contenter indéfiniment de la novlangue débilitante et du vide abyssal des pédagogistes. La lutte menée par le ceq autour de la réforme pédagogique montre bien qu’il y a de la place pour une autre vision qui met l’accent sur les continuités plutôt que sur les ruptures. Lorsqu’on discute d’éducation au Québec, on évoque constamment, pour noircir le passé et ainsi glorifier notre époque, la censure du clergé d’autrefois. Fort bien! Mais qui, aujourd’hui, dans nos grandes institutions d’éducation, encouragent nos jeunes à lire Voltaire ou Zola (auteurs honnis par le clergé d’antan)? Qui prend fait et cause, sans s’excuser ou sortir sa calculatrice, pour la grande tradition humaniste? Qui défend cet idéal éducatif, à la fois noble et exigeant, qui, par delà notre aspiration légitime à subvenir à nos besoins essentiels, par delà les tracas d’une actualité souvent éphémère, nous permet d’accéder à ce qu’il y a d’universel chez l’être humain ou de saisir ce qui fait l’originalité de notre patrimoine culturel?

Dans une petite nation comme le Québec, consciente de la fragilité de sa culture, l’école, comme lieu de transmission, est une institution capitale qui relève, dans ce cas-ci, exclusivement de la compétence québécoise. Comment se dire « nationalistes » ou « défenseurs des intérêts du Québec » si l’on laisse aller à la dérive une institution censée transmettre la grammaire de ce que nous sommes? Comment, du même souffle, se dire les gardiens d’un patrimoine historique et faire de l’école un champ d’expérimentation pédagogique et de nos élèves, des cobayes pour pédagogistes en mal de théories? Comment se présenter comme les fiduciaires de l’héritage national et soutenir une réforme qui accouche d’une histoire sans dates, qui évacue les grands conflits politiques qui ont fait le Québec d’aujourd’hui? Comment protéger la culture québécoise et soutenir les promoteurs d’une grammaire française « nouvelle »?

Tout se passe comme si notre élite politique jouait à la roulette russe avec les assises les plus fondamentales de notre être collectif. Au milieu du xixe siècle, il a fallu combattre ces paysans bornés, qualifiés à l’époque « d’éteignoirs », qui refusaient qu’on leur impose une taxe devant servir à l’instruction. Aujourd’hui, les « éteignoirs » vivent en ville; ils sont doyens de faculté, professeurs d’université et fonctionnaires au ministère de l’Éducation. Ils tiennent un langage bien différent de celui des paysans d’autrefois. Autre temps, autre mœurs! Le combat humaniste contre les éteignoirs n’est pas terminé. Il ne fait que se poursuivre.



Éric Bédard*

 

NOTES


* Éric Bédard est historien et professeur à la Télé-Université de l’uqàm.

1. Citation tirée du discours de Lise Bissonnette prononcé le 14 juin 2006 lors de la remise d’un doctorat honoris causa de l’Université de Montréal.

2. Argument, vol. 2, n° 1, 1999.

3. Voir le site Internet du ceq à l’adresse <http://agora.qc.ca/ceq>.

4. Cf. Jean Gould, « La formation des maîtres du secondaire ou comment avancer en arrière », in G. Gagné (dir.), Main basse sur l’éducation, Québec, Nota bene, 1999, p. 121-165.

5. Voir l’étude très troublante de Steve Bissonnette, Mario Richard et Clermont Gauthier, Échec scolaire et réforme éducative. Quand les réformes proposées deviennent la source du problème, Québec, p.u.l., 2004. Jusqu’à ce jour, aucun livre comparable, mais favorable à la réforme, n’a été publié.

6. Josée Boileau, « Bilan manqué », Le Devoir (Montréal), 21 juin 2006, p. A6.

7. J.-P. Le Goff, La barbarie douce. La modernisation aveugle des entreprises et de l’école, Paris, La découverte, 2003, p. 88.



 


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