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Jean Roy : penser le politique. Entretiens avec Mathieu Bock-Côté 1/4

Un texte de Jean Roy, Mathieu Bock-Côté
Dossier : Jean Roy : penser le politique. Entretiens avec Mathieu Bock-Côté
Thèmes : Culture, Démocratie
Numéro : Argument 2015 - Exclusivité Web 2015

Premier entretien : un parcours philosophique

Vous vous êtes beaucoup investi dans l’histoire de la pensée politique. Paul Ricœur et Julien Freund ont été vos maîtres. J’ai suivi vos cours. Il y avait dans votre enseignement quelque chose de fascinant : le croisement entre la philosophie politique et la vie politique. Autrement dit, on ne pense bien la politique qu’en pensant à l’histoire. C’était d’ailleurs le projet aronien : penser l’histoire qui se fait – Arendt, quant à elle, nous invite à penser l’événement. Aujourd’hui,  vers quels auteurs inviteriez-vous à se tourner un jeune homme voulant étudier la philosophie politique? Et sur quelle période historique l’inviteriez-vous à méditer? Au vingtième siècle, la grande question de la philosophie politique était celle du totalitarisme et de l’avenir de la démocratie libérale. Quelles sont selon-vous les grandes questions politiques auxquelles la philosophie politique devrait aujourd’hui s’intéresser?

Contrairement à ce que vous pouvez penser, je n’étais pas au départ tellement attiré par la question du politique. La lecture d’Histoire et vérité de Paul Ricœur fut sans doute un tournant. Plusieurs textes tournaient autour du thème de la violence, un thème existentiel s’il en est. La philosophie pouvait donc affronter ce genre de problème sans déchoir pour autant…

Le Québec du début des années 60 bougeait. Le FLQ commençait à poser des bombes mais la Belle Province demeurait malgré tout à l’abri des grands drames qui déchiraient l’humanité. Néanmoins, presque partout ailleurs la violence s’étalait, implacable. On a pu qualifier le XXe siècle de «siècle totalitaire». La violence à l’échelle des millions. Impossible de passer à côté. De là à me tourner vers la politique, il n’y avait qu’un pas. Il y a une rationalité propre du politique, mais dans l’expérience, ce qui frappe d’abord, c’est l’irrationalité. Nous ne connaissons que des formes déchues de son idée. En allemand le terme Gewalt désigne à la fois, selon le contexte, la puissance publique ou la violence. L’État est donc le lieu d’une extrême ambiguïté. Il est éminemment exposé à déchoir et, de fait, il déchoit toujours, plus au moins, Plus souvent qu’autrement, nous sommes amenés à choisir le moindre mal. Et c’est loin d’être évident. La politique, c’est le monde clair-obscur de la caverne. Et la solution n’est certainement pas le philosophe-roi cher à Platon. Je suis résolument du côté d’Aristote, une tête beaucoup plus réaliste et beaucoup plus politique. Il n’y a pas de savoir de l’action. Il n’y a que des opinions, plus ou moins probables. Alors quoi? Le mieux est d’organiser la discussion en espérant que les opinions les plus judicieuses l’emporteront. Ce qui n’est pas sûr… Dans les années 30, face à la montée du nazisme, l’opinion publique était massivement pacifiste. Elle se trompait, comme on sait. S.Weil sut le reconnaître : «Jamais je n’expierai assez l’erreur criminelle du pacifisme». S’il y a un progrès mesurable «des sciences et des arts» il en va tout autrement en politique : les décisions ne se sédimentent pas comme les connaissances et les techniques. Certaines décisions en politique engagent le destin de milliers d’hommes. Faut-il le rappeler en 2015?

Quant à l’orientation vers l’histoire, elle est étroitement connectée à la politique. J’entends encore mon maître, Julien Freund, répéter : «Il n’y a pas d’activité humaine dans laquelle les circonstances de l’action aient autant d’importance qu’en politique». D’où l’importance cruciale de la phronésis. Les circonstances ratissent large et bougent tout le temps. Le pouvoir politique, c’est le pouvoir des choses qui sont dans le temps, le pouvoir temporel. Le kairos, c’est le moment opportun, le timing. Avant, c’est trop tôt. Après, c’est trop tard.

Quant à votre jeune homme attiré par une approche philosophique de la politique, quels auteurs, quels thèmes, lui suggérer? Quelle période privilégier? Tout dépend du type de problèmes qui l’obsèdent, car je présume qu’il est déjà habité par certaines questions plutôt que par d’autres. Le monde actuel est un monde beaucoup plus compliqué que celui dans lequel j’ai grandi. Le paysage intellectuel est donc forcément plus éclaté, plus complexe, voire «liquide». Beaucoup de repères traditionnels ont volé en éclats. Nous avons vraiment changé d’époque. D’où la possible tentation d’un relativisme généralisé : tout se vaut, à chacun sa vérité. Mais si toutes les idées se valent, pourquoi continuer à discuter? Le comportement des gens démontre, au contraire, qu’ils tiennent tout de même à leurs idées. Se peut-il que pour y voir plus clair dans ce monde compliqué, notre héritage philosophique depuis les Grecs peut être de quelque utilité ? Dans notre monde désenchanté, il y a une demande pour une réflexion plus distanciée et plus élaborée par rapport à l’immédiateté de la vie ordinaire. Cependant, j’ai du mal à concevoir une discussion philosophique qui ignore l’apport de cette longue tradition.

Un conseil général à votre jeune homme : ne cristallisez pas trop vite. Pratiquez longuement des auteurs d’esprit contraire. Laissez-vous déstabiliser par des affirmations qui vous prennent d’abord de court. Quand on est jeune on est souvent sûr de beaucoup de choses. Faute d’avoir beaucoup lu, beaucoup travaillé les grandes œuvres, beaucoup voyagé, beaucoup vécu, on connait mal la dureté et la complexité de la vie. Les connaissances sont transmissibles, non l’expérience. À mon âge, j’aurais mauvaise grâce de mépriser l’expérience.

J’espère avoir évolué dans le bon sens. Je me range toujours dans la tradition libérale mais, comme vous savez, elle abrite des tendances bien différentes. Certains sont méfiants vis-à-vis de l’État, d’autres, plus nuancés. L’État a ses limites mais le marché également. Entre l’individu et l’État la société civile n’a cessé de se développer et de se ramifier. Elle médiatise heureusement le rapport de l’individu à son État mais elle ne peut prétendre non plus à une totale autonomie, reléguant l’État au rôle de gardien de nuit. Elle est de plus en plus mondialisée sans qu’on puisse parler au sens strict de «société civile internationale». Tout en saluant son apport, très tôt, Hegel redoutait aussi son dynamisme «poussé au-delà d’elle-même». À juste titre on peut s’inquiéter de l’impuissance des pouvoirs publics avec l’affirmation semi-anarchique d’une certaine mondialisation. Il y a une mondialisation technico-financière, il n’y a pas de mondialisation politique. Dans ce débat, il n’est pas sûr que la main invisible soit à tous égards, partout et toujours, salutaire. La critique aronienne de Hayek porte. Sur le plan des relations internationales, Kant mise avec plus de nuances qu’on ne le dit sur un ordre juridique, Montesquieu davantage sur le commerce. Hobbes et Hegel parient sur un certain équilibre des puissances. Aucune solution n’est parfaite, un problème politique n’est pas un problème technique.

J’apprécie beaucoup le libéralisme agonistique de Berlin. Il a le sens du conflit, virtuellement tragique (à rapprocher du polythéisme des valeurs de Weber), et prend au sérieux les nations qui relativisent du même coup l’individu abstrait, atomisé. J’apprécie beaucoup le libéralisme original, complexe, de Kolakowski qui dans un texte fameux « Comment être socialiste-conservateur-libéral» (Commentaire, no 4, 1978) prétend être tout cela à la fois sans contradiction. Je m’en voudrais de ne pas mentionner au passage un excellent collectif d’articles offerts à Pierre Manent, «libéral patriote», à l’occasion de son départ à la retraite, La politique et l’âme (CNRS Éditions, 2014).

La mondialisation a toutes les apparences d’un processus irréversible. Elle érode la souveraineté des États-nations ; cela suffit pour que certains annoncent leur dépérissement au profit d’une «gouvernance mondiale». Par ailleurs, elle n’est pas une fatalité à laquelle on ne puisse rien opposer. Il convient de rappeler que toutes les étapes de la mondialisation ont été le fait de décisions étatiques. Les États disposent d’un pouvoir de négocier les décisions qui affectent leur capacité d’agir sur leur territoire. À ce jeu les petites nations enclavées dans une autre sont en mauvaise posture. Elles dépendent de la bienveillance, fort aléatoire, de cette autre. Mais cette dépendance peut aussi leur donner l’idée de participer elles-mêmes directement aux forums internationaux où se prennent les décisions.

Pour l’instant, les Québécois n’ont d’yeux et d’oreilles que pour la météo économique devenue presque aussi imprévisible que l’opinion volatile de l’électorat. Comme vous, je crois que nous sommes à la fin d’un cycle. Le fédéralisme, en tout cas ce que nous continuons à appeler ainsi, est irréformable et la souveraineté, improbable dans un avenir prévisible. Si le nouveau cycle est ouvert, il n’offre guère des perspectives emballantes. En rétrospective, notre parcours semble déboucher sur une issue tragique. À l’origine de la Nouvelle-France, on a pu parler «d’épopée mystique». Il est improbable que le grand nombre se soit maintenu longtemps à une telle hauteur. Au cœur de notre identité notre catholicisme fut sans doute plus sociologique qu’autre chose. La radicalité et la rapidité du déclin de l’Église au début des années 1960 semble l’attester. La grande ferveur nationaliste a pris le relais. Dans la modernité, la nation est peut-être le mythe moteur par excellence. Le sentiment national mobilise des ressorts psychiques puissants. En 1956, E. Weil crut pouvoir affirmer que «partout où se pose la question nationale, elle est déterminante». Peut-être sommes-nous entrés, nous aussi, dans la société de marché où seules les vraies affaires nous agitent à défaut de nous passionner pour quelque grand dessein collectif. Au tournant des années 2000, on a observé chez les jeunes l’accélération de l’individualisme et de l’apathie civique. C’est au point où l’on peut se demander si ce transfert de la croyance collective n’est pas à son tour épuisé, vidé de toute substance. Si cette dénationalisation perdure, on peut redouter le pire. À la fin de sa vie, Fernand Dumont n’écartait pas la possibilité de notre «lente agonie». Je ne peux m’y résoudre. Nous méritons mieux car nous avons tout ce qu’il faut pour choisir un tout autre destin. Pour ma part, j’essaie de comprendre ce qui nous arrive. Plus de trente ans après le rapatriement unilatéral de la constitution, nous sommes toujours assujettis à une constitution dont nous ne sommes pas les auteurs. Dans une démocratie libérale, cette situation est hors-norme. C’est un thème de réflexion que je soumets à votre jeune homme et qui devrait l’occuper pour plusieurs années …

Tout dans la conjoncture actuelle semble conspirer pour refouler l’aspiration légitime des peuples à se gouverner eux-mêmes. Cette aspiration est trop souvent démonisée par amalgame avec la barbarie fasciste dont on redoute l’éternel retour. Les exemples récents de l’Écosse et de la Catalogne peuvent nous servir ici de révélateurs. Là où un observateur averti prend acte de cette réaffirmation et s’en réjouit, Habermas s’alarme aussitôt et appelle plutôt à la «vigilance». Le premier prend à rebours la rectitude politique : « si les peuples résistent tant bien que mal au grand vacuum universaliste, ce n’est pas par égoïsme national, comme on le prétend. C’est parce qu’ils savent que la nation demeure le creuset irremplaçable de la démocratie. On n’en connaît pas d’autres» (C. Rioux, Le retour des nations, Le Devoir, A3, 19/9/14). Le second ne discerne dans la nouveauté que le retour de la bête immonde : « en Europe, les nationalismes sont de retour ». C’est toujours le «repli», la «crispation identitaire», la «frilosité», la résurgence des «entités natales» (nation, langue, histoire). « Dès lors, le regain de la flamme régionaliste en Écosse, en Catalogne ou en Flandre n’est guère selon moi qu’un équivalent fonctionnel du Front national en France» (L’Express, 12/11/2014). À l’encontre de ces assimilations convenues, polémiques, la sociologue Dominique Schnapper constate : « la nation est désormais assimilée au nationalisme et, à ce titre, radicalement critiquée» (L’esprit démocratique des lois, Gallimard, 2014, p.168). Le préjugé antinationiste est bien vivant, surtout en Europe. Ce lourd préjugé d’époque trouve d’insidieuses complicités dans nos « chaines en or » (Maurice Séguin), dans « le confort et l’indifférence » (D. Arcand). La simple survivance culturelle ou le succès économique peuvent s’accommoder de la dépendance politique. L’exigence démocratique d’autodétermination politique demande bien davantage : «le courage de la liberté » (F. Dumont).

Je vous savais très admiratif de Hobbes. Je vous découvre également aristotélicien. Alors, finalement…

Freund considérait Hobbes comme le plus grand philosophe du XVIIe siècle, mais il était lui-même foncièrement aristotélicien. Comme vous savez, il rejette le contractualisme dont Hobbes a fixé le paradigme. On peut estimer que Hobbes est un auteur capital sans tout acheter pour autant. Dans sa «petite éthique», Ricœur retient Aristote, Kant et Hegel parmi les sommets. En philosophie politique, quant à moi, je retiendrais Aristote, Hobbes et Hegel. Celui-ci croit pouvoir réconcilier les Anciens et les Modernes. Dans quelle mesure il réussit est une vaste question…

Il n’est pas difficile de renoncer au Hegel du savoir absolu. En revanche, si la politique hégélienne doit être actualisée, elle donne beaucoup à penser encore aujourd’hui. Ce n’est pas sans raison qu’elle a engendré de grands héritiers à gauche et à droite. Il a fait son deuil de la «belle totalité» grecque. Malgré tout, à l’encontre de la promotion continue de la subjectivité, il a fortement senti la nécessité de repolitiser la liberté des Modernes à l’intérieur de l’État. On ne peut se contenter du formalisme de la Moralität. La liberté individuelle ne peut dire non à tout. Mais pour entrer en réalité elle doit se risquer dans des institutions qui donnent un corps à l’intention de liberté. Nul ne peut coïncider immédiatement et parfaitement avec l’universel. Nous participons à l’humanité à travers une série de médiations dont l’État et la nation ne sont pas les moindres. Dans l’État se conjugue, non sans tension, la volonté raisonnable d’auto-gouvernement et la réalité d’un peuple.

Avec Léo Strauss, vous considérez Hobbes comme le fondateur du libéralisme moderne. Vous vous considérez comme un libéral au sens philosophique du terme mais vous avez aussi de fortes réserves sur son type de libéralisme, trop abstrait, trop unilatéral.

En effet, Hobbes est l’anti-Aristote par excellence et profondément moderne. Il se voulait le Galilée de la politique. «Les droits de l’homme», c’est lui. Je vous surprends peut-être mais le théoricien de l’absolutisme est également un individualiste radical. Le volo hobbésien n’est pas moins emblématique que le cogito cartésien. Pour rompre avec le holisme des Anciens, il était peut-être inévitable que, dans un premier temps, Hobbes surréagisse avec ses individus – champignons de l’état de  nature. Ses contemporains l’avaient d’ailleurs surnommé Mr Mushroom. Chez lui l’individu est l’alpha et l’oméga du système. On part avec l’individu-atome, sans relation, qui, originairement a droit à tout, jus in omnia. Passionnés mais également calculateurs, ils construisent le souverain dont la finalité n’est autre que la protection efficace de l’individu. Il n’est pas nécessaire d’être vertueux, l’égoïsme éclairé suffit. Création de la volonté des individus, l’État est purement instrumental par rapport à cette volonté. Conséquent, il va jusqu’à justifier le citoyen-fuyard lorsque l’État (lui-même individu face à d’autres individus) veut le conscrire.  «To avoid battle is no injustice but cowardice.»

Il est donc incapable de justifier l’obligation militaire. Il congédie la vertu civique, le patriotisme. Il est vraiment moderne. Je présume que l’on a réagi à cette position radicale. Je me trompe?

Hobbes appartient à un cycle encore pré-national. La nation, au sens moderne du mot, n’apparaît guère que dans la seconde moitié du XVIIIe siècle (Je laisse de côté pour le moment les discussions sur ce point). Le De cive, est de 1641, le Léviathan, de 1651. Les traités de Westphalie sont de 1648… En gros, il faudra attendre un siècle pour que de grands philosophes  s’efforcent de ré-équilibrer ce libéralisme fort abstrait. Entre l’individu et l’État, il n’y a rien. (Le rapport de l’État et de l’Église, de l’État et des sectes n’est vraiment traité que dans les livres III et IV). Après avoir radicalement émancipé l’individu de tout ordre sacré, ne faut-il pas redonner consistance à l’idée de communauté politique, sans pour autant retourner à «la belle totalité» grecque? Il me semble qu’un autre type de libéralisme émerge avec Montesquieu. La loi mais aussi les mœurs. L’individu, oui, mais aussi «l’esprit du peuple» qui préfigure le Volksgeist hégélien. D’ailleurs, Hegel avouera explicitement sa dette. Sans que le terme nation n’apparaisse au sens que nous lui donnons, une certaine pensée libérale met le cap sur quelque chose comme une communauté nationale. Il y a donc un axe Montesquieu, Rousseau, Herder, Burke, Fichte, Hegel, Renan, Schmitt qui tente de réincorporer l’individu dans une véritable communauté politique. Je parcours actuellement cet axe avec profit.

Pourrait-on dire que vous tentez de mieux arrimer un certain libéralisme à un certain «nationalisme», bien que ce mot soit toujours quelque peu suspect dans certains milieux qui portent leur cosmopolitisme à la boutonnière?

Pour une part, en effet, l’autre part étant un «agonistic liberalism». Votre question m’amène à attirer votre attention sur une remarque fort pertinente de Isaiah Berlin. Celui-ci note justement que tous les grands courants de la pensée politique ont sous-estimé la puissance du mythe de la nation moderne. L’effort de théorisation de ce thème est sans proportion avec son importance dans la réalité. On dirait que les nations naissent, se développent, mobilisent d’énormes énergies sans que l’on se soucie vraiment de conceptualiser le phénomène. On ne s’étonne pas assez de ce fait. Je profite de l’occasion pour vous poser la question. Parmi les grands philosophes, quels sont ceux qui ont traité directement de la question?

Je ne vois guère que Fichte, Discours à la nation allemande, et Renan, dans Qu’est-ce qu’une nation? (1807-08). Aron, de Jouvenel, Freund, de grandes figures de la philosophie politique au vingtième siècle, ont aussi croisé ce problème, et y ont consacré de belles pages, même s’ils n’en ont pas fait leur problème central.

De fait, la conférence de Renan, qui est de 1882, est effectivement remarquable, mais c’est un texte bref dont les trois quarts sont consacrés à dire ce que la nation n’est pas, le dernier quart contient de belles formules, mais quelque peu mystiques. Force est d’avouer que ce n’est pas simple. J’avais l’habitude de dire de la nation ce que Saint Augustin dit du temps. Intuitivement, je sais ce que c’est mais si on me pose la question, je ne sais plus. Et puis, je suis tombé sur un bon mot de W. Bagehot : «Nous savons quand on ne nous le demande pas, mais nous ne pouvons l’expliquer ni la définir très vite.»

Ce n’est pas sans raison que dans les sciences humaines les théories de la nation prolifèrent sans dissiper totalement son mystère. Peut-on ramener la riche diversité des nations à un commun dénominateur objectivement démontrable?

Le Oxford Dictionnary propose la définition suivante : «A distinct race or people, characterised by common descent, language or history». Elle ne résiste guère à l’analyse. On trouve dans une même nation plusieurs ethnies, aux États-Unis, au Brésil, même en France. Les Juifs se retrouvent dans plusieurs nations. Il en va de même pour la langue. La Suisse est trilingue, l’Inde compte je ne sais combien de langues, le Canada est bilingue, du moins officiellement, et les Canadiens «purs zé durs» ne doutent pas qu’elle est pourtant une grande nation. À l’inverse, une même langue peut se retrouver dans plusieurs nations. Quant à l’histoire commune, il n’est pas nécessaire de remonter très loin dans le temps pour identifier des origines diverses en Belgique, Roumanie, en Serbie, au Kosovo, etc. Force est de conclure qu’on ne peut circonscrire un ou des éléments objectifs qui constituent le fait national.

Rousseau a pressenti que «l’acte par lequel un peuple est un peuple» était plutôt de l’ordre de la subjectivité, la conscience de soi, le sentiment, l’imaginaire, le vouloir-vivre collectif. Il sent bien que la modernité a échappé quelque chose d’infiniment précieux, le sens de la communauté politique. Il est nostalgique et rêve de la recréer dans des conditions particulièrement hostiles. «Les Anciens ne parlaient que de vertu, nous que de négoce.» L’économie de marché et surtout la société de marché sont antipolitiques…

L’historien britannique Hugh Seton-Watson a étudié cinq «cas» de nations. Dans son introduction, il laisse entendre qu’il est plus facile de raconter l’histoire d’une nation que de définir la nation en général. Il n’y a pas de définition «scientifique» de la nation. Pourtant, elle existe et fait l’histoire, en tout cas, celle des XIXe et XXe siècles.

Elle est probablement une «imagined community», historiquement construite, mais ses effets sont très réels. C’est une matière lourde et, comme la religion, éminemment inflammable… Je retiens sa définition qui, à mon sens, pointe dans la bonne direction :

«a nation exists when a significant number of people in a community consider themselves to form a nation, or behave as if they formed one. It is not necessary that the whole of the population should so feel, or so behave, and it is not possible to lay down dogmatically a minimum percentage of a population which must be so affected. When a significant group holds this belief, it possesses national consciousness. » (Nations and States, Methuen, 1977, p.5),

L’élément déterminant est donc la conscience et la volonté de persévérer en tant que nation. Cependant, elle n’est pas purement subjective (ou intersubjective…) car elle conjugue des éléments objectifs et des processus subjectifs. Autrement dit, elle n’est jamais purement civique ou purement ethnique… J’enchaîne en ajoutant qu’il est vain de contredire une nation et de l’exhorter à se définir plutôt comme 23% de quelqu’un d’autre…Nous ne sommes pas une minorité, même nationale, nous sommes une totalité. Si une nation croit qu’elle est une nation, elle l’est effectivement. Les adeptes du «social engineering» croient qu’en mettant en œuvre des moyens considérables sur une longue période, il est néanmoins possible de la décentrer d’elle-même et de la recentrer à partir d’une autre nation. Dit autrement, il est possible de fabriquer une conscience et une volonté nationale. Toute allusion à un cas précis n’a ici rien de fortuit.

A priori la démocratie n’exige pas un cadre politique plus qu’un autre. Pour reprendre la formule de P. Manent, «le principe démocratique ne suffit pas à définir le cadre politique dans lequel il s’exerce.» Cependant, historiquement, l’État démocratique moderne lie intimement les droits de l’homme et la souveraineté de la nation : «Le principe de toute souveraineté réside essentiellement dans la nation.» Le modèle est fixé et les républiques, en Amérique latine comme en Europe, se formeront selon cette synthèse. Il suit de là que les droits de l’homme ne sont effectivement protégés que par l’action de l’État qui incarne la volonté de la nation. Comme l’a bien remarqué H. Arendt : «l’humanité n’a rien vu de sacré dans la nudité humaine». Aujourd’hui, les européistes les plus convaincus considèrent, au contraire, que la démocratie peut tout aussi bien être post-nationale, en attendant de mettre le cap sur le cosmopolitisme. Croyez-vous que le cadre national soit purement contingent et arbitraire?

Comme P. Manent, je ne suis pas très impressionné par la démocratie post-nationale telle qu’esquissée en Europe. Ce que j’entends le plus souvent de la part des intéressés, c’est plutôt la déploration quant au «déficit démocratique». Après J. Delors, P. Manent se désole du «despotisme éclairé» de Bruxelles.

À la charnière de l’Europe et des États-Unis, les Québécois forment une «petite nation». Nous sommes influencés par les idéologies (au sens large) qui sévissent de part et d’autre, mais c’est peu dire que nous sommes dans une situation particulière. Nous ne disposons pas des mêmes moyens d’action pour maîtriser ce qui nous convient. Raison de plus pour exercer notre sens critique. Quoi qu’on dise, les États-Unis sont un État-nation robuste, intensément patriotique, quoique pas toujours éclairé. De leur côté, les nations de la «vieille Europe» sont fortement enracinées. La France, par exemple, est comme par définition, «éternelle». Ces nations peuvent donc résister à de fortes absorptions d’idéologies toxiques. Ce n’est pas notre cas.

Je pense notamment à deux discours à la mode. Tout d’abord, celui, ultra-libéral, mais aussi ex-gauchiste sur les bords, de la souveraineté du marché mondialisé. Le marché global serait notre destin et il est en train de détrôner l’État, celle vieille idole. Réjouissez-vous mes frères! La seule question pertinente devient alors : comment s’adapter au capitalisme mondial. À notre insu, la main invisible de la libre concurrence assure automatiquement «the greatest happiness of the greatest number.» Mais, s’il en est ainsi pourquoi continuer à voter, l’État étant totalement impuissant? Le second discours, je ne vous surprendrai pas, est le multiculturalisme. La nation est l'autre vieille idole. La nation n’existe pas, en tout cas, ce qui en reste devrait céder au profit d’instances supra ou infra nationales. Chacun devrait pouvoir choisir son groupe de référence : gays, verts, femmes, Noirs, militants pour la cause des animaux, musulmans non-discrets, etc. Mieux, au nom de la souveraineté de l’individu – il est interdit d’interdire – rejeter toute affiliation contraignante. Toute communauté est aliénante. Chacun devrait pouvoir s’inventer librement lui-même. Le sens d’une identité commune n’est pas vraiment nécessaire à l’exercice de la démocratie. Bref, les deux discours conspirent pour liquider l’État-nation. «Le marché plus les droits de l’homme.» Les droits de l’individu l’ont largement emporté sur la souveraineté de la nation. Mais est-ce suffisant? Quid de la dimension collective de l’existence? La démocratie est tout de même une aventure collective. Comment organiser le monde commun présuppose que ce monde commun a quelque légitimité et, pour avoir un minimum de cohérence, doit disposer d’un tronc commun. Après la longue construction de la synthèse stato-nationale, les Européens ont entamé une relative dissociation qui suggère parfois une sorte d’involution historique. Par sa fragmentation du tissu social, la post-modernité rappelle étrangement le morcellement de la pré-modernité. Certains évoquent même «la nostalgie de l’empire» (A de Winkler). Tout se passe comme si, las de faire l’histoire – l’Histoire est souvent tragique – les Européens, tenaillés par la repentance, aspiraient à sortir de la condition politique historique. (Quand l’Histoire revient dans l’actualité, ce sont des États qui agissent, non l’Europe. Voir C. Rioux, La révolution orange Le Devoir, 28/02/2014). Comme si l’État devait maintenant renoncer à la puissance, régner sur un territoire sans frontières, sur une population sans peuple concret, en chair et en os, face à d’autres peuples. L’idéologie diffuse de cette Europe-là ne peut nous inspirer, nous qui avons raté «le printemps des peuples». Les grandes et vieilles nations peuvent prendre une posture ultra-libérale ou anti-nationaliste pendant un certain temps tout en continuant à toucher les dividendes d’un habitus national consolidé par une forte armature étatique sans trop s’inquiéter des effets délétères. Car elles se savent au fond d’elles-mêmes indestructibles. C’est un luxe de riches que les petites nations ne peuvent s’offrir sans légèreté. Car, normalement, la petite nation se sait fragile et aspire à se doter d’un État complet. Se contenter de moins, c’est se résigner à une vie entravée, réduite.

L’Europe, c’est l’Europe des nations. Pour aller vite, on observe deux cas de figures. Ou bien, l’État précède la nation et la construit par l’école, l’armée, les médias, etc. Ou bien, le sentiment national précède et il se donne peu à peu de fortes assises institutionnelles, jusqu’à l’État, l’institution des institutions. Tel est le cas de l’Italie et de l’Allemagne. État et nation se recouvrent approximativement. Une fois acquise l’unité nationale semble aller de soi. On oublie qu’elle a été construite. La nation n’est ni une grande famille ni une pure construction contractuelle. La nation est perçue comme une sorte de donnée immédiate, naturelle. Cependant, État et conscience nationale sont des construits. C’est la tâche des historiens de mettre à plat les processus de leur construction et de démêler la vérité et la part du mythe. Mais ce qui est pur gain pour la science n’est pas nécessairement un plus pour la cohérence nationale et la quiétude politique…

À l’Ouest, ce processus est pour l’essentiel terminé. Il y a tout de même des résidus, des minorités. Les minorités ethniques peuvent poser des problèmes mais, généralement, elles ne menacent pas l’intégrité territoriale des États. Il n’en va pas de même avec les «petites nations», enclavées ou imbriquées dans une autre qui les domine car elles aspirent à se doter d’un État complet. Nous faisons partie de ce club sélect avec l’Écosse et la Catalogne.

La condition minoritaire engendre une psychologie morale particulière. Le groupe dominant, voire la «minorité dans la minorité», ne se perçoit pas spontanément dans sa particularité. Au contraire, il incarne la norme, «l’Universel concret» et il s’affirme comme tel, sans complexes. À l’inverse, le minoritaire est sans cesse ramené à sa différence, le plus souvent négative. D’où le mépris de soi, la haine de soi. Il intériorise le regard de l’autre. C’est ainsi qu’aux États-Unis, mais aussi au Canada, les WASP refoulent les autres dans les catégories ethniques et échappent eux-mêmes, miraculeusement, à toute ethnicité. Ceux qui classent sont au-dessus des classés. Co-président de la Commission B&B, André Laurendeau le savait mais il confie à son Journal : «Les Anglais ont l’habitude de dominer : je ne l’avais jamais senti à ce point.»

En somme, le majoritaire est extérieur au problème et le minoritaire concentre sur lui le problème. Mais la nation minoritaire aggrave encore le problème. Qu’y a-t-il de si spécial avec la différence nationale?

Comme je vous le disais tout à l’heure, avec la modernité apparaît une nouvelle triade. – État- territoire – peuple – qui opère comme une norme, tout au moins implicite. Dans ce contexte, la présence d’une nation dans la nation crée une tension. Une nation, même petite, mais assez forte, assez sûre d’elle-même, pour vouloir se donner un État, pose un vrai problème politique. C’est l’autorité du groupe dominant qui est remise en question. Comme vous le savez, un problème politique est par définition insoluble, si par solution on entend une réponse qui satisfait toutes les parties prenantes dudit problème. Par définition, le politique est conflictuel et le métier politique, polémique. Si vous voulez éviter «la chicane», évitez la politique. Mais ce faisant, vous sortez du même coup de l’histoire qui se fait, sans vous et contre vous. Car si vous n’êtes pas prêts à vous assumer, quelqu’un d’autre va sûrement s’en occuper à votre place…

Le rapport à la différence n’est jamais simple. Les «solutions» ne sont pas interchangeables, mais aucune n’est parfaite. B. O’Leary et J. McGarry ont établi l’inventaire des «solutions» disponibles. La méthode radicale procède carrément par l’élimination des différences : génocide, déplacements massifs de population par la force, l’auto-détermination par la partition ou la sécession, intégration et/ou assimilation. La gestion des différences comporte, elle aussi, ses limites : le contrôle hégémonique, l’arbitrage par un tiers, la fédération, le partage des pouvoirs. (Nationalism and Rationality, 1992).

On connaît la solution préconisée par Durham, un Whig mais également un homme de son temps… Mill l’appréciait au point de voir en lui le leader idéal d’un nouveau parti, le Radical Party, qu’il songeait à créer à ce moment-là. Cependant, il n’a jamais fait mystère de ses sentiments concernant les Canadiens français : «most unquestionably our own sympathies are not with the victors, but with the vainquished, in that melancholy struggle». De plus, il recommandait une autre politique : la «petty oligarchy» devrait se satisfaire d’une représentation proportionnelle à son nombre. Cependant, si l’harmonie entre les deux groupes s’avère impraticable, il faudrait leur donner deux législatures séparées de sorte qu’aucune des deux «races» n’imposerait sa loi à l’autre; le gouvernement central ne légiférerait que dans les questions d’intérêt commun (Voir G.Varouxakis, Mill on Nationality, 2002). Le P.E Trudeau du quatrième mandat conserve plus d’affinités avec Durham qu’avec Mill. La soi-disant nation québécoise doit être dénationalisée et ethnicisée; elle doit alors être rangée dans la grande boîte multiculturelle qui, par la même occasion, reçoit une promotion constitutionnelle (art. 37 de la Charte). Le schème dualiste est congédié. La Charte de 82, enchâssée dans la constitution, la charte du grand déclassement ravale le peuple fondateur à une minorité parmi d’autres. En tant que telle, celle-ci devrait certes rester fidèle à ses origines mais se comporter comme toutes les autres, se folkloriser et cesser de vouloir être pleinement responsable d’elle-même. Quant au « ratatinement» provincial, nous avons montré que nous étions parfaitement capables de nous y employer nous-mêmes.

Dans son œuvre majeure (1861), Mill anticipe avec grande lucidité la quasi impossibilité d’une démocratie post-nationale :

Des institutions libres sont presque impossibles dans un pays constitué de différentes nationalités. Chez un peuple sans sentiment de sympathie, et particulièrement si ses membres lisent et parlent des langues différentes, l’opinion publique, nécessaire au travail du gouvernement représentatif, ne peut pas exister.

La nation purement civique n’existe nulle part. D’autre part, la nation moderne ne peut être assimilée à une famille élargie. Entre ces deux pôles, la nation opère une salutaire médiation.

En somme, si Hobbes constitue indéniablement un tournant, Montesquieu amorce un autre tournant en direction d’un libéralisme qui tente de réintégrer l’individu-sujet à l’intérieur d’une authentique communauté politique. Cependant, j’ai l’impression que les grands noms de la  philosophie contemporaine, Rawls et Habermas, par exemple, appartiennent à une autre trajectoire. En ce sens, ils ne sont guère utiles pour penser la question qui nous occupe, la «question nationale.» Ils sont trop abstraits. Est-ce que je me trompe?

Non, vous ne vous trompez pas. J’abonde dans votre sens, Rawls, en tout cas, le premier Rawls, ignore le cadre national qu’il présume tacitement acquis. Pour lui, comme pour les cosmopolites, les frontières sont d’une importance secondaire. Ce qui importe, c’est ce qui se passe à l’intérieur des États. Pour les communautariens, au contraire, les frontières déterminent une dimension de l’identité personnelle. Nous ne sommes pas des zombies. Le fait de naître et de vivre dans une communauté politique plutôt qu’une autre affecte notre manière d’être, notre identité-ipse, pour reprendre les catégories de Ricoeur. Si vous demandez à quelqu’un de s’identifier, à la limite, il vous racontera sa vie. Je suis l’histoire que je me raconte à moi-même. Il en va de même pour la nation qui est un individu collectif : nous sommes l’histoire que nous nous racontons à nous-mêmes. Ce récit est structurant. L’identité est toujours narrative, comme le dit Ricoeur. On ne peut faire abstraction de l’histoire. Il n’est pas indifférent d’appartenir à l’histoire des vainqueurs ou à l’histoire des vaincus… Il importe de dégager des principes de justice impartiaux, donc universels, en ce qui touche les biens sociaux primaires (primary goods), mais il importe aussi de penser le cadre dans lequel ces principes doivent s’incarner. Dans la fameuse préface de sa Philosophie du droit, Hegel affirme que la tâche de la philosophie n’est pas de construire les principes d’une société utopique (mais de nous comprendre nous-mêmes dans la vie que nous menons ensemble, car il y a déjà une rationalité immanente à la vie qui est la nôtre). Avant de contester, il importe d’abord de comprendre notre existence dans ce qu’elle a de rationnel et de sensé. Dans Theory of Justice Rawls prend ses distances avec l’histoire et les interprétations conflictuelles qu’elle suscite inévitablement et il renoue avec le contractualisme qu’il entend d’ailleurs porter à un degré supérieur d’abstraction. Mais une justice purement procédurale est-elle possible? Il est permis d’en douter fortement. Dans la position originelle les individus qui délibèrent derrière un voile d’ignorance ignorent leur place éventuelle dans la société et dans l’histoire, leur culture, leur sexe, leur classe sociale, leur richesse, leurs talents, leurs valeurs, leur conception du bien. Puisque les différences entre les individus sont inconnues d’eux et comme chacun est également rationnel et se trouve dans la même situation, chacun est convaincu par les mêmes arguments. Le choix d’un individu pris au hasard sera alors identique à n’importe quel autre individu. D’où le caractère monologique de cette «délibération».

On ne peut donc trop se surprendre qu’on aboutisse à une théorie du «consensus rationnel». Mais ce que l’expérience nous montre de la manière la plus constante, c’est plutôt «la guerre des dieux», «le polythéisme des valeurs» qui se retrouve jusque dans la devise républicaine… Le politique vit du conflit, conflit d’intérêts mais aussi conflit de valeurs, virtuellement inexpiable. Le sens du tragique n’est jamais très loin. Ces conflits sont indéracinables mais, dans la meilleure hypothèse, on peut les civiliser, leur donner des formes et des limites supportables. Si dans Theory of Justice il avait cru pouvoir dégager des principes de justice fondés sur des prémisses universels, dans Political Liberalism (1993) il en vint à l’idée plus restreinte d’un «consensus par recoupement» qui implique un certain esprit critique mais aussi une certaine communauté de valeurs. Finalement, il finit par concéder que la communauté politique implique une certaine fermeture (pas de nous sans eux, l’univers politique n’est pas un universum mais un pluriversum) et, d’autre part, une certaine coercition (laws without swords are but words)… Bref, il défend une conception assez réaliste du droit international et prend mieux en compte la particularité des groupes politiques. Certains de ses disciples crurent, au contraire, pouvoir étendre ses principes de justice à l’échelle de la planète… Leur intention était sans doute fort généreuse mais le remède est possiblement pire que le mal. Il faut se méfier du démon du bien. «Qui le dirait! La vertu même a besoin de limites (…) l’excès même de la raison n’est pas toujours désirable…» (Montesquieu)

En Europe, le rapport à la nation est trouble. Il y a comme un malaise dans la nation, pour parodier Freud. Mitterrand aurait dit : «la nation, c’est la guerre». En 2003, est paru en français Après l’État-nation, la traduction de trois articles de Habermas publiés en 1998 et 1993. Pour lui, il faut «découpler» État et nation. Le destin de la démocratie n’est pas lié par nature à celui de la nation. Selon lui, seule une «politique intérieure planétaire» peut permettre de repolitiser la mondialisation économique. Malgré tout, doit-on encore s’intéresser à Habermas?

Rawls est américain et Habermas est allemand. Les États-Unis – The First New Nation – est un État-nation. Certes, il existe un courant multiculturaliste aux États-Unis mais il reste que les Américains sont très patriotes, parfois un peu trop d’ailleurs. Leur intervention en Irak mêlait calculs et un certain messianisme. Leur capacité d’assimilation est remarquable et ils n’en éprouvent aucune mauvaise conscience. Habermas est allemand. La nation romantique doit beaucoup à l’Allemagne. Au XXe siècle l’image de la nation allemande a été ravagée par les horreurs du nazisme. Je comprends qu’ils tiennent à se tenir loin de tout de ce que veut s’apparenter à ce lourd héritage, mais à mon sens, il surréagit.

Comme ses aînés de l’École de Francfort le jeune Habermas a d’abord critiqué les impostures et les turpitudes de la démocratie libérale. Cette critique était d’inspiration marxiste mais également schmittienne comme l’a révélé Ellen Kennedy. Maintenant qu’il se rattache à un kantisme plus kantien que Kant lui-même, si j’ose dire, il n’a vraiment pas apprécié. Le cosmopolitisme kantien réfère à un simple droit de visite. Kant se réjouit du fait que «l’esprit de commerce» rapproche les hommes mais également que ce rapprochement ne va pas jusqu’à la fusion en raison de la diversité des langues et des religions.

Habermas plaide pour un «patriotisme constitutionnel». Désormais, la citoyenneté allemande ne devrait reposer que sur la pure adhésion à l’État de droit et aux principes généraux de la constitution. Il se doute bien que cette thèse a quelques relents d’utopie mais en la qualifiant de simple idée régulatrice, elle devrait échapper à ce soupçon. Il ne se rattache pas explicitement à une tradition contractualiste, même rénovée par la «position originale» et le «voile d’ignorance». Peut-être a-t-il retenu quelque chose de la critique hégélienne du contractualisme qui considérait à juste titre que la notion de contrat appartenant du droit privé constituait une base trop étroite pour supporter la construction, même idéaltypique, de l’État. Le terme contrat est évité mais son «procès de socialisation horizontale» n’est pas sans rappeler le pactum associationis et le «procès de socialisation verticale» le pactum subjectionis des jusnaturalistes modernes. Sa nouvelle version du contrat, le «contrat procédural» ne présuppose rien d’autre que la capacité à discuter, l’idée d’une raison communicationnelle. Comme dans l’état de nature, les individus libres de tout présupposé substantiel, sans traditions, sans éducation en commun pourraient créer ensemble un État de droit par les seules ressources de la discussion rationnelle. Aucune référence ici à une loi transcendante ou à une quelque loi naturelle, le social se réduisant à l’intersubjectivité. À supposer même que son existence même soit nécessaire, le gouvernement n’a pas à imposer une quelconque politique déterminant l’intérêt public d’un corps politique puisque le consensus est librement formé. À l’instar d’une «société de pensée» la seule règle qui s’impose étant celle de la force rationnelle du meilleur argument. Comme si la communauté politique devrait s’aligner sur le modèle du «Faculty Club de l’Université de Harvard» (V. Descombes, Philosophie du jugement politique, Seuil, 2008, p. 28). Un simple club de discussion n’a effectivement pas besoin d’un gouvernement non plus que de tribunaux. Une véritable communauté politique doit décider de l’intérêt général et disposer à cette fin des moyens de son effectuation. Classiquement, la démocratie n’est pas une procédure mais un régime politique, un mode de gouvernement qui dispose d’une instance ultime de décision, un pouvoir souverain. En tant que telle, elle présuppose une conception substantive du demos, une société cimentée par un éthos particulier. Habermas suggère qu’à «l’âge post-métaphysique» nous n’en sommes plus là.

Cette horreur de toute référence à une réalité substantielle se retrouve dans son fameux «patriotisme constitutionnel». On a mis en doute sa capacité à inspirer une véritable confiance et solidarité citoyenne. En effet, comment développer un fort attachement de loyauté à mon État si je ne peux distinguer mes compatriotes et les étrangers puisque les principes de l’État de droit et de la constitution transcendent la diversité concrète des unités politiques. Ce patriotisme est si abstrait qu’il ne peut constituer une dimension de l’identité personnelle. Le citoyen que je suis n’est pas le résultat d’une déduction de la raison pure ou d’un calcul intéressé mais bien plutôt l’intériorisation d’une éducation et d’un héritage qui suscite normalement le sentiment d’une dette à l’égard de la communauté qui me précède et me survivra. Ainsi se développe une disposition stable, un sentiment davantage pré-réflexif que raisonné de ce que nous sommes face à d’autres collectivités. N. Élias parle de ce sentiment comme une sorte de seconde nature, comme un habitus.

Peut-on se contenter de mettre en question la charge motivationnelle de ce patriotisme sans mettre en doute l’identité purement civique elle-même? À mon sens, non. Dans toute communauté politique, même les plus réputées «civiques», il y a une majorité historique intimement imbriquée dans le démos et qui lui donne sa couleur unique. Dans la réalité, le ciment national est toujours indissociablement culturel et civique. Pour décrire cet éthos propre à une communauté politique Hegel parle d’une Sittlichkeit, d’une moralité concrète ou objective, d’une «vie éthique», du «souci des bonnes mœurs et de la coutume». Ainsi, la république en France amalgame intimement les particularités de la culture historique et politique et, d’autre part, les principes et les institutions de l’État de droit. Société d’immigrants, les États-Unis restent marqués par la culture dominante WASP. C’est ainsi que John Jay note : “Providence has been pleased to give this one connected country to one united people – a people descended from the same ancestors, speaking the same language, professing the same religion, attached to the same principles of government very similar in their manners and customs ». Kymlicka, qui cite ce texte, ajoute que les Américains ont toujours su faire la différence entre ethnie et nation et firent en sorte qu’aucune des treize colonies ne soit contrôlée par une minorité nationale…

La dissociation de l’État et de la nation dont rêve Habermas tarde à s’accomplir. Les nations résistent sans céder pour autant aux démons du nationalisme. Ironiquement, l’Allemagne elle-même qui, plus que toute autre, aurait pu être tentée d’effacer sa nationalité ne l’a pas fait. Tout au contraire, à la chute de l’URSS, les Allemands ont vite retrouvé le réflexe national. Après avoir crié «Wir sind das Volk» ils ont enchaîné avec «Wir sind ein Volk». Un an plus tard, l’Allemagne était réunifiée. De grands sacrifices furent consentis pour recomposer l’État-nation. Dans les faits, ainsi que l’observe Gil Delannoi : «Tout patriotisme constitutionnel reste lié à une nation, depuis les États-Unis jusqu’au Royaume-Uni, depuis la France jusqu’à la Suisse.» (La Nation, Le Cavalier Bleu, 2010, p.119) Je recommande au passage ce petit livre qui corrige avec finesse beaucoup d’idées reçues sur la nation. Habermas a raison d’écarter l’idée d’un gouvernement mondial mais reste finalement très flou sur la forme que devrait prendre «sa politique intérieure menée à l’échelle de la planète.»

Je comprends que Rawls et Habermas vous laissent sur votre appétit, au moins sur les thèmes qui vous intéressent actuellement. Quels sont les auteurs qui vous inspirent particulièrement?

Un grand nombre d’auteurs et la plupart ne sont pas de «purs» philosophes. La nature du sujet commande une approche pluridisciplinaire. Comme la nation véhicule les contenus les plus divers, il n’est pas étonnant que l’ensemble des sciences humaines apportent leur contribution. Tout ce qui peut nourrir mon enquête m’intéresse. Ceci étant dit, il me semble que l’apport des anthropologues et des historiens est remarquable. La nation est tout ce qu’on voudra, sauf une essence intemporelle. Intuitivement, on sait que les nations existent et résistent assez bien; la théorisation du fait national, c’est autre chose. Le petit livre d’Astrid Von Busekist, Nations et nationalismes. XIXe-XXe siècle, A. Colin, 1998 fournit une bonne introduction. On oppose classiquement les primordialistes aux modernistes mais la typologie elle-même devient rapidement proliférante dès que l’on quitte les généralités. C’est un immense chantier.

Je n’ose pas m’aventurer plus loin pour aujourd’hui sans abuser de votre hospitalité.

 


 

 

 

 


 




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