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Fantasme néolibéral

Un texte de Annie Cloutier
Thèmes : Amour, Consommation, Libéralisme
Numéro : Argument 2015 - Exclusivité Web 2015

Il est plausible qu’aucune œuvre au monde, à l’heure actuelle, ne fasse écrire et jaser plus que Cinquante nuances de Grey de l’auteure britannique E.L. James. Tout le monde semble avoir une opinion au sujet de l’histoire d’amour d’Anastasia Steele et de Christian Grey – même mon adolescent de 14 ans, attiré par les images sulfureuses de la bande-annonce de l’adaptation cinématographique, en dépit du fait qu’il s’agisse clairement, à ses yeux, d’un « film de filles ».

En février dernier, la Gazette des femmes publiait un billet d’Aurélie Lanctôt qui dénonçait la « misogynie maquillée en fantasme » de l’œuvre. Lanctôt y résumait la position de plusieurs féministes : Cinquante nuances de Grey symbolise, dans le contexte occidental contemporain, la soumission tenace et insouciante des femmes à la volonté sexuelle des hommes. Bien que partielle et convenue, l’analyse de Lanctôt est probablement pertinente. De fait, la question trouble : pourquoi Cinquante nuances de Grey plaît-il tant aux femmes de 14 à 84 ans.

S’il a d’abord pu sembler logique de chercher la réponse dans la théorie féministe – et d’y trouver des éléments de réponse fort justes et troublants d’ailleurs – je propose pour ma part de jeter un coup d’œil à l’analyse sociologique que fait l’excellente sociologue israélienne Eva Illouz de l’œuvre d’E.L. James.

Cette sociologue de l’Université hébraïque de Jérusalem est l’une des sommités mondiales en matière de sociologie des relations amoureuses dans notre modernité néolibérale. Dans des essais brillants tels que Cold Intimacies. The Making of Emotional Capitalism (2007) et Pourquoi l’amour fait mal (2012), elle montre qu’en marchandisant l’amour et la sexualité, le capitalisme a contraint la quête amoureuse, la réduisant à un échange marchand circonscrit dans un espace transactionnel de plus en plus virtuel où le sentiment n’a pas droit de cité. Nous contractualisons, balisons et contrôlons désormais notre consentement, la participation de notre corps et jusqu’à ce que nous éprouvons pour les autres. En réaction, nos fantasmes amoureux se sont exacerbés : nous rêvons plus que jamais d’un espace où le don et l’élan puissent se déployer sans calculs ni prix ni analyses précises.

 

Les thèses d’Illouz 

Pour Illouz, la façon dont nous souffrons de l’amour est éminemment sociale. En dépit de ce que peut laisser entendre une production torrentielle d’ouvrages de psychologie populaire consacrés à la douleur relationnelle, l’affliction sentimentale propre à notre époque n’est pas un problème d’abord psychologique. Cette affirmation peut sembler banale, mais elle s’oppose à la conception que nous nous faisons de la souffrance amoureuse, que nous considérons souvent comme une faiblesse affective. « Elle est amoureuse de l’amour. » « Il ne sait pas parler aux filles. » « Ils sont trop volages, tous les deux. »

C’est la force d’Illouz de montrer qu’au contraire, notre comportement amoureux, dans ses exaltations comme dans ses plus noirs tourments, est organisé socialement.

Cela ne signifie pas uniquement que nous traversons le désespoir amoureux selon des archétypes propres à notre culture et largement médiatisés – jeune femme sur un divan jonché de mouchoirs se gavant de Girls en rafale le temps que le chagrin passe; homme récemment divorcé qui, le premier moment d’hébétude derrière lui, se remet en couple avec une jeune femme de 20 ans sa cadette – la société organise, assure, « comprend » et organise nos déboires sentimentaux en ne proposant que certaines façons de faire face à la blessure amoureuse et pas d’autres; cela signifie également que la façon dont nous organisons notre société va de pair avec ces formes de déboires amoureux. L’invention de la vingtaine, par exemple, cette période durant laquelle on attend des jeunes gens qu’ils s’adonnent à des excès de toute sorte tout en tâchant tant bien que mal de s’établir professionnellement avant de s’engager dans une relation « plus sérieuse » et d’envisager d’avoir des enfants, n’aurait pas pu advenir en société maori ou sous la IIIe République.

Cela signifie également, en société néolibérale, qu’une industrie florissante récolte les bénéfices de nos désarrois. Sites de rencontre, salles d’entraînement, prolifération de la pornographie, psychothérapies amoureuses, agences de voyage organisant, dans les îles tropicales, des séjours promettant de remonter le moral des amoureux éconduits : le malheur amoureux des uns, sans l’ombre d’un doute, fait le bonheur commercial de bien des autres.

La grande transformation sociale de l’amour

L’amour se transforme sans cesse et a revêtu des formes d’une diversité pratiquement infinie au cours des siècles et selon les sociétés. Mais depuis le XIXe siècle victorien, il a subi une « grande transformation » particulièrement rapide. On aime et on souffre désormais de l’amour de façon très différente de ce qui était le cas en régime patriarcal victorien. Illouz raffole de l’expression « grande transformation », qu’elle emprunte, bien sûr, à Polanyi. Et le parallèle sonne juste : à l’instar de l’économie, l’amour, se désencastrant de la société, serait devenue une fin (achetable) en soi[1].

N’hésitant pas à appeler les classiques de la littérature européenne et américaine (Austen, Goethe, Flaubert et Kate Chopin notamment) à la barre de ses démonstrations, Illouz illustre donc à merveille comment et pourquoi les attentes sociales que nous avons de l’amour se sont profondément transformées au cours des 150 dernières années.

D’abord, il s’agit d’une évidence, l’amour s’est affranchi de plusieurs contraintes sociales (religions, classes sociales, hétérosexualité, âge, etc.). Il est désormais permis, en théorie du moins, de coucher avec et d’aimer qui on veut. La réalité est beaucoup plus nuancée, bien sûr, mais le fait demeure : même théorique, cet élargissement à l’extrême du « marché de la sexualité » a modifié la dynamique de l’amour.

Cette libération/libéralisation de la sexualité va de pair avec sa marchandisation. Du coup, le caractère progressiste de la libération sexuelle se fait d’une netteté moins concluante. Car la marchandisation de l’amour signifie que l’amour s’achète au même titre que n’importe quelle « chose ». Dans un marché de l’amour virtuellement illimité, tout le monde compétitionne pour obtenir des faveurs sexuelles ou affectives.

Même les rois d’antan avaient accès à moins de partenaires possibles qu’un homme moderne qui est raisonnablement séduisant. (Illouz 2012 : 12)

La sexualité s’est « libérée » et détachée de l’amour, de l’engagement et des limitations liées aux classes sociales et au genre pour devenir une mesure du succès et de l’identité. N’importe qui peut désormais coucher avec n’importe qui et toutes les pratiques sexuelles consentantes sont avalisées, pour la plus grande gloire des sites de rencontre et de la pornographie.  

Il n’est plus exagéré, dès lors, de parler de « capital sexuel individuel ». Il appartient à chacun de le faire fructifier. La psychologie populaire s’efforce de nous enseigner la manière d’y parvenir au mieux.

La sexualité, de plus, s’est « sérialisée ». Nous pensons collectivement, désormais, qu’une existence humaine « pleinement réalisée » compte plusieurs (dizaines d’) aventures sexuelles à son actif. Ceci ne s’applique pas qu’aux célibataires. Des couples qui s’entendent bien se séparent parce que leur vie sexuelle n’est pas « optimale », ou tout simplement parce que, titillés par la cacophonie plus ou moins érotique des réseaux sociaux, ils en viennent à penser qu’une vie n’aura pas eu de sens, qui n’aura pas compté conquêtes multiples, BDSM et orgasmes variés. Mais qu’importe? Engagement sexuel durable, position du missionnaire et scrupules affectifs appartiennent à une époque révolue :

La sexualité récréative est progressivement devenue une option dans la gamme générale des loisirs que les femmes et les hommes sont susceptibles de s’accorder. (Illouz 2014 : 82-83)

L’écrivain français Michel Houellebecq a montré sans fard le côté obscur de la vaste pariade que devient notre société : une misère sexuelle terrible pour la vaste majorité des humains. Les personnages houellebecquiens, invariablement, en sont réduits à se masturber seuls devant des publicités d’American apparel sur fond de déprime et d’aliénation totale. Les plus chanceux peuvent se payer des filles qu’ils enculent en paquets de trois. Ce phénomène de « paupérisation » s’applique à toute chose offerte sans ambages à la loi supposément libérale du marché : quelques super riches s’approprient les ressources les plus convoitées (corps minces, souples, jeunes et jolis, amour réel ou dont on achète l’illusion). Les autres se débrouillent avec la misère sentimentale la plus crasse.

À ce sujet, Illouz, féministe convaincue et affichée, critique le mouvement féministe parce qu’il a contribué, selon elle, à livrer les femmes aux lois impitoyables du marché. La révolution sexuelle était certes un passage inéluctable et nécessaire, explique-t-elle. Il a permis aux femmes d’effectuer leurs propres choix en matière amoureuse et sexuelle. Mais la révolution sexuelle n’est pas strictement féministe. Au contraire, explique Illouz. Parce qu’elle touche également femmes et hommes, la révolution sexuelle est avant tout une victoire du capitalisme que le féminisme continue d’avaliser. De fait, comme tout ce qui, en 150 ans, a fait passer la société occidentale du patriarcat victorien à l’hypersexualisation marchandisée, la révolution sexuelle – et, du coup, sa marchandisation –  a surtout favorisé les hommes.

Car les hommes, écrit-elle, se conformaient jadis à des critères somme toute fort stricts en matière d’amour et de sexualité, et ce, même si ces critères les avantageaient de façon évidente sur le plan de la liberté théorique. La cour qu’ils faisaient aux femmes était soumise au regard et à l’approbation familiale et sociale. Un gentilhomme ne pouvait songer à séduire une jeune femme – fût-ce de manière épistolaire – sans subir l’opprobre de sa communauté. Dans Le journal d’un séducteur, le philosophe danois Søren Kierkegaard résume de façon poignante à quel point l’honneur, le caractère et les valeurs étaient alors au fondement des comportements des femmes et des hommes qui aspiraient au bien.

De nos jours, dans le marché mondialisé de l’amour et de la sexualité, plus rien ne retient les êtres humains de baiser qui ils veulent, quand ils veulent, au moment et à l’endroit où ils le veulent. Merci, Tinder[2]. Mais ce système avantage les hommes :

[La célèbre phobie de l’engagement des hommes est liée aux] transformations fondamentales dans l’écologie du choix, qui permettent aux hommes de contrôler les termes de la négociation sexuelle. L’accès facilité à un plus grand nombre de femmes, le glissement vers une sexualité de type sériel (ou cumulatif), un choix plus restreint pour les femmes et des contraintes cognitives différentes imposées par la catégorie du temps [de la procréation] ont pour conséquence que les hommes ont bien plus de chances d’envisager le marché du mariage comme un marché sexuel et ont tendance à rester plus longtemps sur ce marché, alors que les femmes tendent à envisager le marché sexuel comme un marché du mariage et ont tendance à y rester moins longtemps. (Illouz 2012 : 135-136)

Bref, pour Illouz, notre façon sociale de vivre l’amour, loin de la battre en brèche, conforte la domination masculine.

 

*

 

Et Cinquante nuances de Grey dans tout ça? Dans la Gazette des femmes, Aurélie Lanctôt écrit :

En fait, sachez-le : il n’y a pas d’érotisme dans ce film, bien que le quart des scènes se passent à poil. Il n’y a qu’une spirale infernale de manipulation, de contrôle et de chantage, qui mène à la soumission entière d’une femme aux désirs d’un homme. Fifty Shades of Grey ne parle pas de romance « remixée » à saveur sadomaso. Fifty Shades of Grey ne parle même pas de sexe. Il nous parle plutôt de la violence qu’on aime voir les femmes subir. Il nous parle de cette misogynie qu’on veut tellement faire avaler aux femmes comme fantasme. Cette misogynie qui légitime les « 50 nuances » de violence ordinaire, dont on veut nous convaincre qu’elle est le lot naturel des relations hommes-femmes. Et cette misogynie est aussi vieille que les contes de fées qui en font le récit.

La position d’Illouz contraste assez drastiquement avec celle-là. Comparant l’ouvrage à celui de Daniel Defoe – qu’elle considère aussi parlant pour les débuts de la Révolution industrielle britannique que Cinquante nuances de Grey peut l’être pour notre époque – elle écrit :

Robinson Crusoé marque le triomphe d’une morale masculine et européocentrique axée sur les valeurs du travail et de la responsabilité; Cinquante nuances de Grey, en revanche, incarne le triomphe final d’un point de vue féminin dans la culture, centré sur l’amour et la sexualité, sur les émotions, sur la possibilité (ou l’impossibilité) de vivre une relation amoureuse sur le long terme avec un homme, ainsi que sur l’entremêlement de la souffrance et du plaisir dans les relations amoureuses et sexuelles. (Illouz 2014 : 11-12)

Bref, pour Illouz, Cinquante nuances de Grey ne parle pas d’abord de misogynie et de soumission des femmes, mais plutôt de la façon dont les femmes appréhendent le monde, dans un contexte qui favorise les hommes. De leur univers amoureux, encore trop méprisé, rejeté par la classe dominante sur le plan des idées pour sa « sentimentalité ». Un univers amoureux, par ailleurs, dont on continue de craindre, comme à l’époque la plus dure du puritanisme collet monté, qu’il ne monte à la tête des jeunes femmes qui se dissimulent pour s’adonner à la lecture de ce roman. Lanctôt se fait véhémente à ce sujet :

Toutefois, il y a des histoires plus toxiques que d’autres. Et lorsqu’elles font vendre 100 millions de livres et récoltent 81,7 millions de dollars au box-office en une fin de semaine, lorsqu’elles séduisent des adolescentes et de très jeunes femmes, il faut les dénoncer.

Il ne fait aucun doute que Cinquante nuances de Grey est en « résonance » avec notre société. On ne vend pas 100 millions d’exemplaires d’un roman sans qualités littéraires par l’effet du seul hasard. Se pourrait-il qu’à travers le récit d’E.L. James, des intuitions, des sensations, des frustrations et des exaltations propres à l’expérience amoureuse de notre temps aient trouvé une façon inédite de s’exprimer?

Pour Illouz, c’est clair : comme les contes du moyen-âge, Cinquante nuances de Grey met un problème social en scène. Un problème que chacun connaît, mais que personne encore n’a posé en des termes aussi définis et particuliers. D’un point de vue féminin, de surcroît.

Ma thèse est que l’histoire narrée dans Cinquante nuances de Grey met en scène nombre d’apories qui caractérisent les rapports contemporains entre les hommes et les femmes, et que la relation sadomasochiste des deux personnages principaux représente non seulement une solution symbolique à ces apories, mais constitue aussi une technique pratique destinée à les surmonter.  (Illouz 2014 : 45-46)

Dans Hänsel et Gretel, c’est la pauvreté endémique des campagnes européennes de l’époque, qui pousse certains parents malheureux à perdre leurs enfants dans les bois, qui est sublimée. Dans Cinquante nuances de Grey, c’est la contradiction inhérente aux relations amoureuses contemporaines. Faire l’amour sans aimer. Cultiver son autonomie en rêvant de tomber amoureux. Passion sulfureuse et mariage inscrit dans la durée. Égalité dans la différence.

Les corps à la fois souffrants et jouissants d’Anastasia et Christian (d’accord, on va se le dire : d’Anastasia principalement – mais Christian aussi, souffre : moralement) incarnent ces contradictions. L’ouvrage en entier, au fond, ne constitue pour Illouz qu’un vaste effort de réconciliation de notre psyché occidentale qui aspire à l’amour et de l’obligation de composer quotidiennement avec un monde de transactions brutales et souvent vides de sens.

Pour Illouz, toutefois, Cinquante nuances de Grey n’est pas un fantasme tant sexuel que social, à tous les niveaux d’ailleurs, puisque le succès phénoménal de cette œuvre non conçue pour plaire aux classes sociales éduquées peut être interprété comme une gifle magistrale à la capacité de la philosophie « bien-pensante » – ou de la sociologie, de fait –  à solutionner les problèmes amoureux et sexuels de tout un chacun en modernité avancée.

D’ailleurs, toujours selon Illouz, le livre peut être lu comme un guide de psychologie populaire. Bien qu’il s’agisse d’une œuvre de fiction, il ne se contente pas d’exposer le contraste entre la misère sexuelle et affective de notre époque et les projets d’amour heureux des gens. Au contraire, il propose des solutions (implicites, mais bien réelles) à cette situation. Signer un contrat sexuel, par exemple. S’en tenir à sa lettre. Jouir sexuellement, accepter cadeaux et hommages de son amant tout en s’établissant professionnellement. (C’est le propos des tomes II et III.)

Cela n’a rien d’étonnant. Depuis quelques siècles maintenant, les femmes lisent des romans afin de comprendre et d’interpréter ce qu’elles vivent, afin aussi de s’inspirer de la capacité de choix des héroïnes romanesques et de prendre des décisions. Cinquante nuances de Grey ne fait pas exception. Mises en demeure de faire l’amour « comme des hommes », c’est-à-dire en multipliant partenaires, occasions de « tirer un coup » (qu’elles interprètent souvent, à tort, comme des occasions d’initier une histoire d’amour) et orgasmes sonores sans âme et sans amour, les femmes ne savent plus que faire d’une vieille envie pas morte d’inscrire leur sexualité dans une relation durable et intime qui contribue à tisser une part noble de leur identité. De fait, les occidentales contemporaines se trouvent comme l’enfant devant la parade : elles n’osent pas dire que la sexualité récréative leur paraît trop souvent être le roi nu de la consommation néolibérale. Que l’amour a besoin d’un vêtement minimal : un peu d’affection, un peu de sens, un peu du meilleur de soi.

Mais comment dire ses choses et être entendues?

Le sentiment est en crise. On ne l’avoue plus. On ne le représente plus.

C’est pourquoi il est réducteur de présenter Cinquante nuances de Grey comme un « porno pour mères de famille » - à moins de supposer naïvement que l’histoire d’amour mise en scène dans le roman ne serait qu’un « prétexte », destiné à envelopper les scènes de sexe dans le papier rose bonbon du sentiment. En réalité, il en va exactement du contraire : le sexe est l’emballage dans lequel se dissimule l’histoire d’amour. Car s’il y a quelque chose de littéralement inavouable dans la nouvelle culture de l’autonomie sexuelle, c’est bien le fantasme de l’amour absolu.  (Illouz 2014 : 73-74)

Long règne à la pornographie et à la relation « pure » (Giddens 2004)[3]!

 

*

Je suis féministe, moi aussi. Je désire que toutes les femmes puissent mener des existences qui les rendent au moins un peu heureuses et qui revêtent du sens à leurs yeux. C’est pourquoi j’en appelle au féminisme québécois en matière amoureuse : il est temps de reconnaître l’emprise démiurgique du néolibéralisme sur nos sociétés et de la combattre plutôt que d’y contribuer.

Le féminisme québécois dominant, en effet, tend à balayer le sentiment sous le tapis, refusant d’en faire une conception typiquement féminine de l’amour et de la sexualité. Parce que ce féminisme s’efforce de faire des femmes des « pareilles aux hommes » dans tous les aspects de leur existence, il encourage les femmes à se comporter « comme des hommes » dans les affaires amoureuses. Que le sentiment soit réellement féminin ou non, dès lors, n’est plus pertinent. Il faut que les femmes le ravalent. Il en va de leur libération.

C’est parce qu’il tend à encourager les femmes à participer au marché sexuel comme des hommes que ce féminisme ne voit pas que l’avantage social qu’exploite Christian Grey dans Cinquante nuances de Grey n’est que la pointe d’un iceberg constitué de ce que ce féminisme soutient par ailleurs. Car cette violence que, pour l’écrire comme Lanctôt, « on aime voir les femmes subir », n’est pas l’apanage de Cinquante nuances de Grey. Elle est partout dans la société. C’est le néolibéralisme qui l’a instauré.

Au nom d’une certaine conception de l’égalité, le féminisme a renoncé à dénoncer des tendances qui sont devenues toutes puissantes : marchandisation des rapports amoureux, sexualité récréative, monogamie sérielle, autonomie confinant au solipsisme, démantèlement des liens amoureux et familiaux. Il s’efforce maintenant de contrôler la réponse des femmes à cette amplification de l’hégémonie masculine. N’allez pas voir le film! Ne lisez pas les livres! Témoignez plutôt de votre malheur dans #agressionsnondenoncees.

Je pense que l’énergie des féministes doit plutôt s’employer à deux choses : combattre le néolibéralisme; et reconnaître l’expérience que font les femmes de la sexualité marchandisée néolibérale, non les couper des œuvres où elles voient reflétées des fragments d’explication à leur douleur et à leur vulnérabilité.

 

*

Au fond, écrit Illouz, Cinquante nuances de Grey n’est pas tant affreusement misogyne dans une époque qui se veut égalitaire que… scandaleusement révélateur de notre soumission à la sexualité marchandisée néolibérale.

 

ANNIE CLOUTIER 

L’auteure est essayiste et sociologue. Aimer, materner, jubiler. L’impensé féministe au Québec, son plus récent essai, a paru chez VLB en 2014.

 


Références:

Giddens, Anthony (2004). La transformation de l’intimité : sexualité, amour et érotisme dans les sociétés modernes, Rodez, Le Rouergue/Chambon.

Illouz, Eva (2012). Pourquoi l’amour fait mal. L’expérience amoureuse dans la modernité, Paris, Seuil.

Illouz, Eva (2014). Hard romance. Cinquante nuances de Grey et nous, Paris, Seuil.

James, E.L. (2012). Cinquante nuances de Grey, Paris, J.-C. Lattès.

Lanctôt, Aurélie (2015). Fifty Shades of Grey : la misogynie maquillée en fantasme » dans Gazette des femmes, 18 février. https://www.gazettedesfemmes.ca/11647/fifty-shades-of-grey-la-misogynie-maquillee-en-fantasme/.

Polanyi, Karl (1983 [1944]). La grande transformation, Paris, Gallimard, p. 113-123 et 184-203.


Notes:

[1] Le désencastrement polanyien est ce processus à l’œuvre depuis la fin du XVIIe siècle par lequel, de moyen mis à la disposition de relations sociales harmonieuses et prospères, l’économie marchande, ainsi que l’obligation de production, d’efficacité et de profits qu’elle sous-entend, sont devenues la mesure morale de toute action et de toute réflexion sociale.

[2] Tinder est une application de réseautage social qui permet à des individus de rencontrer d’autres individus qui leur plaisent où qu’ils se trouvent sur la planète. Sorte d’agence de rencontre géolocalisée, l’application est connue pour sa capacité à faciliter les rencontres sexuelles rapides entre inconnus. 

[3] Selon le sociologue britannique Anthony Giddens (2004), les couples d’aujourd’hui établissent désormais des « relations pures », c’est-à-dire égalitaires, communicationnelles, libres, éphémères et autoréférentielles. Amoureuses, certes, mais hors fusion et sans perte de soi. Cette relation ne se poursuit que si les bilans régulièrement établis par les partenaires sont positifs.


 

CRÉDIT PHOTO

« Zichy depucelage » par Mihály Zichyhttp://accel21.mettre-put-idata.over-blog.com/1/38/01/96/Achille-Dev--ria/z02.jpg. Sous licence Domaine public via Wikimedia Commons.

 




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