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Charte de la laïcité : huit préjugés.

Un texte de Stéphane Courtois
Dossier : La charte des valeurs québécoises en débat
Thèmes : Pluralisme, Québec
Numéro : Argument 2014 - Exclusivité Web 2014

Au moment où j’écris ces lignes, le projet de loi 60 sur la charte de la laïcité déposé par le Parti québécois à l’automne 2013 fait l’objet d’audiences publiques. Personne ne sait encore si le projet de loi sera adopté tel quel ou s’il fera l’objet de compromis avec les partis de l’opposition. Mais quel que soit le sort qui attend ce projet de loi, il vaut la peine, je pense, de passer en revue les opinions qui ont été émises jusqu’ici par les supporteurs de la charte, qu’il s’agisse des politiciens, des universitaires ou des simples citoyens. J’aimerais montrer qu’elles reposent, la plupart du temps, sur des préjugés. Un tel exercice m’apparaît utile, quels que soient les scénarios futurs que l’on envisage. Si le projet de loi est adopté tel quel (par exemple par un gouvernement du Parti québécois majoritaire à la suite d’élections déclenchées au printemps), mon exercice donnera des munitions à tous ceux qui entendent combattre les politiques qui seront mises en place. S’il est dilué et fait l’objet de compromis, mon exercice pourrait servir à mesurer la valeur et l’acceptabilité de ces compromis. S’il est tout simplement abandonné (dans l’éventualité où le gouvernement serait renversé lors d’élections), mon exercice pourrait servir de mise en garde adressé à tout gouvernement futur eu égard à de semblables politiques.

 Je regrouperai les opinions émises jusqu’ici en trois catégories : celles provenant surtout des citoyens ; celles provenant des groupes féministes et des organismes voués à la défense des droits des femmes; celles provenant des intellectuels et des politiciens gravitant autour du Parti québécois[1].

 Je commence par les opinions des citoyens. Deux d’entre elles se sont abondamment fait entendre jusqu’ici et méritent selon moi une attention particulière.

 

1. Quand nous allons dans d’autres pays, nous nous adaptons aux coutumes et aux manières de faire qui y sont en vigueur. Pourquoi devrait-il revenir à «nous», Québécois, de nous adapter aux étrangers lorsqu’ils viennent ici? La charte a le mérite d’énoncer «nos» règles du jeu.

 

Voilà probablement l’opinion qui a été jusqu’ici exprimée le plus couramment. Le message qu’elle entend lancer en est un de respect réciproque : les étrangers doivent s’adapter à nous comme nous nous adapterions à eux dans leur pays et le refus de se plier au mode de vie de la majorité, que ce soit par le port de signes religieux ostentatoires ou par des demandes d’accommodements religieux, est ressenti comme un manque de respect à l’endroit de la société d’accueil et du groupe majoritaire qui la compose. L’exemple couramment invoqué est celui d’un Québécois émigrant en terre musulmane. L’Islam étant la religion officielle, on prétend que celui-ci accepterait de s’intégrer sans imposer ses propres préférences religieuses et que les immigrants musulmans doivent faire de même lorsqu’ils sont au Québec. Cet exemple possède deux défauts.

 Le premier est de comparer un État religieux limitant de manière considérable les libertés civiles des citoyens, en particulier les libertés de conscience et de religion, avec un État laïque libéral comme le Québec où de telles libertés sont constitutionnellement reconnues (et deux fois plutôt qu’une : dans la Charte québécoise des droits et libertés de la personne et dans la Charte canadienne des droits et libertés). Si les musulmans émigrent au Québec, c’est précisément parce qu’ils savent que leurs libertés religieuses seront protégées et qu’ils pourront s’intégrer à leur société d’accueil sans devoir renoncer à leurs convictions religieuses. Le vice de l’exemple donné plus haut est de recourir à l’existence de pays totalitaires pour justifier les interdits en matière religieuse qu’une éventuelle charte québécoise de la laïcité entend imposer aux immigrants. Le problème est que le Québec n’est précisément pas l’Iran ou l’Arabie saoudite!

 Le second vice de cet exemple est de partir tacitement d’une situation où l’immigrant québécois en terre musulmane n’a aucun réel effort d’intégration à faire : il coûterait en effet peu de choses à la plupart des Québécois de renoncer à leurs convictions religieuses puisque la majorité d’entre eux sont aujourd’hui non croyants et non pratiquants. Pour porter un jugement équitable, il faut se mettre dans la peau, non d’un Québécois devant renoncer à ses valeurs religieuses, mais d’un Québécois devant renoncer à ses valeurs séculières si celles-ci entraient en conflit avec les valeurs religieuses de la société d’accueil. Imaginons par exemple que celui-ci, pour pouvoir travailler au sein de l’appareil d’État d’un pays musulman, soit obligé d’arborer certains signes religieux afin de témoigner de son engagement envers l’Islam. Il serait alors placé devant un dilemme : ou bien renoncer à ses convictions (athéisme ou agnosticisme), à ses valeurs séculières, voire à son identité occidentale, ou bien renoncer à son ambition de travailler au sein de l’administration publique. En d’autres termes, la société d’accueil lui imposerait un fardeau substantiel en lui demandant de choisir entre son travail et ses croyances profondes. C’est exactement de tels fardeaux que le projet de loi 60, en projetant de bannir globalement les signes religieux ostensibles des organismes publics, risque d’imposer à tous les travailleurs (actuels ou futurs) qui, pour des raisons religieuses, arborent de tels signes. Lorsque ce sont des immigrants récents, il m’apparaît difficilement contestable qu’ils veulent, comme le Québécois de mon exemple, s’intégrer à leur société d’accueil : parler la langue officielle, respecter les lois et les normes de la vie publique, etc. Mais il y a des limites à l’effort d’intégration qu’une société d’accueil est en droit d’exiger des immigrants. Et parmi ces limites, il y a le respect des libertés de conscience et de religion. Une société ne peut globalement interdire ou ordonner le port de signes religieux dans l’espace public, quelle que soit la manière dont on délimite cet espace, sans sérieusement empiéter sur les libertés de conscience et de religion de ses membres.

 Ce que mon analyse démontre, c’est qu’il n’y a aucun manque de respect de la part des immigrants envers le Québec lorsqu’ils font du port de signes religieux une condition d’emploi dans la fonction publique et, de manière générale, une condition d’intégration à leur société d’accueil. Si plusieurs Québécois éprouvent un sentiment de non-respect, c’est parce qu’ils prennent tacitement pour modèle une situation d’intégration idéale, sans coûts et sans contraintes. Et c’est à la lumière de ce modèle qu’ils jugent de ce qu’eux-mêmes feraient s’ils émigraient dans un pays étranger et de la façon dont devraient se comporter les immigrants religieux au Québec. Comme mon exemple le montre cependant, c’est une situation d’intégration non idéale qu’il faut prendre pour modèle : celle où les valeurs (religieuses ou séculières) d’un immigrant contrastent avec celles de sa société d’accueil. En de telles circonstances, une interdiction globale ou une obligation globale en matière religieuse ont toutes chances de s’avérer inéquitables et d’imposer des fardeaux tout aussi substantiels aux croyants qu’aux non croyants.

 

2. La charte représente un premier pas pour contrer la montée de l’intégrisme religieux.

 

Voilà un argument que font valoir couramment les citoyens, mais les politiciens eux-mêmes (pensons à Bernard Drainville) ne se sont pas privés de l’utiliser. Qu’en est-il vraiment? Il n’existe à ce jour aucune étude sérieuse faisant état d’une quelconque montée de l’intégrisme au Québec, ni même au Canada. Aucune organisation religieuse intégriste digne de ce nom n’a à ce jour été recensée. De telles organisations existent bel et bien dans d’autres pays occidentaux (pensons à Nation of Islam aux États-Unis, au Front islamique français armé en France, à Islam4UK au Royaume-Uni, ou encore à Sharia4Belgium en Belgique), mais en règle générale, celles qui ont une réelle influence sont tolérées (Nation of Islam) et celles dont les activités sont considérées comme criminelles ont une influence plutôt marginale. Non seulement aucune étude sérieuse n’indique une quelconque montée de l’intégrisme au Québec, mais même si c’était le cas, on ne voit pas très bien en quoi le bannissement des signes religieux ostentatoires des organismes publics pourrait constituer une mesure qui, sinon dans ses intentions, à tout le moins dans ses effets, permettrait d’enrayer la progression de l’intégrisme. Nombres de militants religieux radicaux et d’activistes fondamentalistes ne portent tout simplement pas de signe religieux ostentatoire et pourraient très bien infiltrer l’État et ses organisations. Quant à ceux qui arborent de tels signes, les portes des organismes publics leur seraient certes fermées à titre de travailleurs, mais cela ne les empêcherait aucunement de poursuivre leurs activités au sein de la société civile (là où, généralement, se forment et évoluent les organisations religieuses). En un mot : une éventuelle interdiction des signes religieux ostentatoires des organismes publics n’aurait aucun effet sur la montée de l’intégrisme. Loin de l’enrayer, elle ne ferait tout au plus que la repousser aux portes de l’État. Elle n’enverrait donc aucun «message» (pour reprendre l’expression du ministre Drainville) aux intégristes, ou sinon un message bien tiède.

 Je passe maintenant aux opinions émises par certains regroupements féministes (Conseil du statut de la femme, les «Janettes») ainsi que par des personnalités publiques féminines (Djemila Benhabib, Fatima Houda-Pepin[2], etc.). Encore ici, trois points de vue se sont selon moi principalement fait entendre.

 

3. Le voile religieux est un symbole d’oppression de la femme que, au nom du principe de l’égalité hommes/femmes, on se doit d’interdire.

 

On ne peut dénier la force, tout au moins apparente, de ce point de vue. Certains voiles (burqa, niqab, tchador) semblent ni plus ni moins emprisonner la femme dans une cage et de tels vêtements se prêtent d’emblée à une interprétation faisant d’eux des symboles d’oppression. Il faut cependant distinguer les «symboles» de l’oppression et l’oppression réelle, correspondant à toutes les formes d’inégalité et de discrimination envers les femmes. Le rôle de l’État québécois devrait se cantonner à lutter contre ces dernières. Il n’a pas, à titre d’État neutre, à se faire l’arbitre des symboles religieux. Le voile religieux (qu’il s’agisse du hijab, du niqab, de la burqa, et même du tchador) peut en effet recevoir diverses significations selon les interprétations données du Coran et de la tradition islamique. Comme l’a très bien montré Gregory Baum dans son ouvrage sur la pensée de Tariq Ramadam[3], les interprétations de l’Islam sont multiples, allant des plus traditionnelles (traditionalisme d’école, traditionalisme salafi) aux plus libérales (réformisme salafi, modernisme), en passant par les interprétations politiques. Aucune ne fait actuellement consensus au sein du monde musulman. Par conséquent, si les pratiques religieuses prescrites par l’Islam possèdent pour les musulmans eux-mêmes différentes significations et si l’interprétation précise à accorder à leurs signes religieux n’est pas univoque – comme c’est le cas pour toutes les grandes religions, incluant le christianisme – on voit alors fort difficilement comment l’État pourrait ici intervenir et se faire l’arbitre des symboles religieux. Tout cela est l’affaire des religions elles-mêmes et l’État n’a pas à légiférer en ces matières. S’il impose des limitations aux signes religieux, celles-ci devraient être justifiées, non sur la base de motifs idéologiques, mais de la prise en compte des intérêts publics que l’on estime prépondérants (comme la sécurité et la fiabilité dans la prestation des services offerts par l’État).

 

Certaines personnalités féminines québécoises, surtout d’origine musulmane, ont cependant objecté que les signes religieux ont une signification politique, qu’ils sont le reflet du système patriarcal de soumission de la femme en vigueur dans la plupart des pays musulmans et que le fait d’accepter de tels signes revient à cautionner le système patriarcal, à cautionner l’institution de l’inégalité entre les femmes et les hommes. Selon les défenseurs de cette position, il serait en effet facile de prétendre que le tchador, par exemple, possède différentes significations. Mais il ne s’agirait là que d’une vue de l’esprit. La réalité serait que sa signification est celle, politique, que lui donne actuellement l’Iran qui impose aux femmes le port du voile de manière obligatoire et qui, surtout depuis la révolution iranienne en 1979, est l’un des pays musulmans les plus oppressifs et discriminatoires envers les femmes.

 Que répondre à cela? Tout simplement que le seul fait de l’instrumentalisation à des fins politiques des signes religieux pratiquée par plusieurs États islamiques ne constitue pas une raison suffisante pour interdire l’expression de ces signes dans l’espace public de nos sociétés. Une fois libérées du carcan imposé par leur pays d’origine, les femmes musulmanes ont en effet la possibilité de resymboliser les signes religieux afin de leur conférer la signification qui leur convient, que celle-ci soit plus traditionnelle ou plus moderne selon les différentes lectures de la tradition islamique que j’ai mentionnées plus haut. Il est vrai que plusieurs femmes musulmanes quittent leur pays d’origine pour se libérer une fois pour toute de l’Islam et d’un système patriarcal injuste et inégalitaire à leur endroit. Elles voient alors les sociétés libérales occidentales comme des terres d’émancipation. Mais d’autres femmes musulmanes quittent aussi leur pays d’origine pour s’affranchir non pas tant de l’Islam que de son instrumentalisation par les pouvoirs en place et de l’imposition d’une lecture politique de l’Islam qu’elles jugent infidèle à la tradition. Ces femmes voient alors les sociétés occidentales comme des terres de liberté leur permettant de vivre leur foi et leur interprétation de la tradition islamique à leur manière.

 J’estime que l’État québécois, à titre d’État neutre, n’a pas pour rôle d’émanciper, de manière tout à fait paternaliste, les femmes musulmanes de la religion, que ce soit au moyen du bannissement des signes religieux ostentatoires de l’espace public ou d’une autre manière. Son rôle consiste plutôt à assurer à toutes, autant celles qui désirent s’émanciper de l’Islam que celles qui choisissent de vivre l’Islam selon leur interprétation du message coranique, l’égale possibilité d’exercer ou de ne pas exercer leur religion sans être pénalisées par des normes publiques qui seraient incompatibles avec leurs libertés de religion et de conscience. L’instrumentalisation de l’Islam à des fins politiques pratiquée par plusieurs États musulmans, de même que le détournement correspondant du sens des signes religieux, est certes un phénomène déplorable. Mais les pays occidentaux n’ont pas à faire payer les femmes musulmanes pour cela en leur imposant des normes publiques inhospitalières à la religion et à ses manifestations extérieures.

 

4. L’interdiction du port de signes religieux dans le secteur public est le plus sûr moyen de combattre l’oppression vécue par les femmes.

 

Lorsque l’on parle de l’oppression vécue par les femmes, on pense naturellement aux comportements qui pourraient porter atteinte à leur autonomie, à leur intégrité et à leur droit à l’égalité. En ce qui concerne plus particulièrement les femmes issues de l’immigration, ce qui vient à l’esprit sont des pratiques comme les mariages forcés, la polygamie, l’ostracisme au sein de leur communauté pour le refus de se conformer à ses règles, voire même l’abus physique. Nous avons sans doute affaire là à différentes manifestations de l’intégrisme dont j’ai parlé tout à l’heure. Mais alors, ce que j’ai dit à propos de l’intégrisme s’applique dans une égale mesure à l’oppression vécue par les femmes. Si nous avons raison de penser que le bannissement des signes religieux ostentatoires des organismes publics risque de s’avérer inefficace pour enrayer la progression de l’intégrisme, nous avons tout autant raison de penser qu’il en ira pareillement pour l’oppression vécue par les femmes. On ne voit pas, en effet, comment le fait d’interdire les signes religieux visibles des institutions publiques pourrait de quelque manière empêcher que des pratiques comme les mariages forcés, la polygamie ou les abus physiques ne surviennent au sein des minorités religieuses puisque ces différentes figures de l’oppression vécue par les femmes se manifestent au sein de la famille, de l’espace privé, non au sein de l’appareil d’État.

Le bannissement des signes religieux ostensibles des institutions gouvernementales est donc voué, selon toute vraisemblance, à demeurer sans effet à titre de mesure pour combattre l’oppression vécue par les femmes appartenant à des minorités religieuses. Mais il risque de faire pire : confiner ces femmes dans le milieu qui les asservit. Il risque en effet de leur imposer un second fardeau, qui s’ajoute à celui de leur oppression : leur fermer les portes des organismes publics et parapublics, ou rendre l’accès à ces derniers extrêmement coûteux. Une femme musulmane portant le voile ne pourra en effet espérer travailler un jour au sein de ces secteurs qu’au prix de son renoncement à porter le voile, et donc au prix de son renoncement à ce que lui dicte sa conscience, ou sinon au prix de se voir davantage opprimée (ostracisée, abusée, etc.) au sein de sa communauté par refus de se conformer à ses règles. Et si elle refuse de payer ce prix, ce sera à un autre prix : celui de renoncer à la possibilité de travailler au sein du secteur public. En somme, en plus de l’oppression quotidienne au sein de sa communauté d’appartenance, cette femme serait victime de discrimination à l’embauche fondée sur sa religion.

 Certains répliqueront sans doute ici que le fait de ne pas interdire les signes religieux ostentatoires dans le secteur public ne règle pas non plus le problème de l’oppression vécue par les femmes dans leur communauté. Cela est vrai. Il faut pour cela des mesures spécifiques (travail d’éducation, de sensibilisation, de protection, d’accompagnement, etc.) qui ne peuvent être réalisées qu’au sein des communautés elles-mêmes. Mais il y a tout lieu de penser que c’est, non en interdisant, mais en permettant aux femmes voilées de travailler au sein des organismes publics, et ceci sans aucune discrimination fondée sur le port de signes religieux, que nous leur donnerons les moyens de mieux s’intégrer à leur société d’accueil, de devenir plus autonomes et, éventuellement, si tel est leur désir, de s’émanciper un jour d’un milieu possiblement oppressif pour elles. L’oppression, en effet, ne vient pas tant du voile qui les couvre et des symboles dont on l’affuble que des pressions exercées sur ces femmes par leur milieu et des comportements inacceptables à leur endroit qui portent atteinte à leur autonomie et à leur intégrité. Ce sont ces derniers qui doivent d’abord être ciblés par les actions gouvernementales, non les premiers.

 

5. Le processus de sécularisation et de déconfessionnalisation du Québec a bien obligé les prêtres et les religieuses catholiques à se départir de leur uniforme ; pourquoi les femmes musulmanes ne feraient-elles pas de même?

 

Plusieurs féministes québécoises estiment que les femmes musulmanes qui revendiquent le port du voile sont tout simplement déraisonnables et que, comme les religieuses catholiques, elles devraient accepter de renoncer à porter des signes religieux visibles sur le lieu de travail lorsqu’il s’agit d’un organisme public ou parapublic. En somme, ces féministes prennent la religion catholique – une religion pour laquelle aucun code vestimentaire particulier (foulard, kippa, voile, turban) n’est dicté par l’Église et qui permet aux croyants d’exprimer leur foi au moyen d’un signe religieux aussi discret qu’une petite croix portée au cou – comme un modèle que devraient suivre toutes les autres religions. Mais pourquoi les autres religions devraient-elles suivre le modèle catholique et, de manière générale, le modèle chrétien?

La principale caractéristique du christianisme est d’être une religion qui, à partir de la Réforme protestante au XVIe siècle, a remis en question l’autorité de l’Église et a ainsi permis aux chrétiens de vivre leur foi et de découvrir la parole de Dieu dans l’intériorité de leur conscience, à l’aide de leurs seules «lumières naturelles». Le christianisme est, en d’autres termes, l’exemple peut-être unique d’une religion qui est parvenue à s’harmoniser avec l’individualisme moderne. Pour la majorité des autres religions à travers le monde – et en particulier pour les deux autres grandes religions monothéistes que sont le judaïsme et l’Islam – l’adaptation à la modernité s’est fait beaucoup moins aisément. L’une des raisons est probablement que, pour toutes ces religions, les convictions religieuses n’ont jamais été – à la différence de l’expérience chrétienne – dissociées des pratiques, rituels et symboles dans lesquels elles trouvent à s’exprimer. Pour reprendre une idée défendue par Michel Seymour dans son mémoire présenté à la Commission parlementaire[4], si certains croyants, comme les chrétiens, en sont venus à adopter un rapport individualiste à la religion de telle sorte qu’il s’agit aujourd’hui pour eux d’une affaire essentiellement privée, d’autres croyants, comme les sikhs, les juifs et les musulmans, ont toujours préservé un rapport communautaire à la religion. Pour eux, les signes ostensibles extérieurs sont essentiels parce qu’ils marquent publiquement leur appartenance à une même communauté.

À la lumière de ce que je viens de dire, deux conséquences majeures ont toute chance de découler du fait d’interdire les signes religieux visibles du secteur public et parapublic. La première est d’imposer une sorte de «rectitude» religieuse à toutes les religions. Ce que suggère en effet l’interdiction des signes ostensibles, c’est qu’il n’existe qu’une seule bonne manière de croire, qu’une seule bonne manière d’exprimer l’expérience religieuse – la manière non ostensible, qui est la manière chrétienne – alors que, comme je viens de l’expliquer, il n’existe pas une, mais une diversité de façons de croire et d’exprimer la religiosité. Le fait d’accepter la diversité religieuse dans une société pluraliste comme le Québec exige, en d’autres termes, que nous acceptions non seulement l’existence d’une diversité de croyances religieuses, mais aussi d’expériences religieuses, de rapports à la religion et de moyens pour les croyants d’exprimer leur foi et leurs obligations religieuses. Autrement, nous risquons de nous faire une idée beaucoup trop pauvre et limitée de ce que sont et de ce qu’impliquent les libertés de conscience et de religion. La seconde conséquence prévisible du fait d’interdire les signes religieux ostensibles est d’avantager indument la majorité religieuse catholique du Québec – qui peut sans effort se départir des signes religieux visibles – au détriment des minorités religieuses pour lesquelles de tels signes doivent être arborés de manière obligatoire et qui ne pourraient s’en départir sans coût et sans faire de sérieux compromis. Une telle interdiction revient, en somme, à imposer le point de vue majoritaire «catho-laïque» à l’ensemble de la société québécoise et à méconnaître, ou à banaliser, la nature des fardeaux qu’elle impose aux minorités religieuses.

J’aimerais maintenant examiner le point de vue professé par les membres du Parti québécois et par d’autres intellectuels et chercheurs qui partagent globalement les vues du gouvernement. Encore une fois, trois opinions retiendront mon attention.

 

6. La charte est l’instrument qui devrait permettre au Québec d’accomplir le processus de déconfessionnalisation qu’il a entamé durant les années 1960.

 

Ce point de vue est actuellement défendu par le sociologue Guy Rocher[5], mais je dirais que bon nombre des membres du présent gouvernement partagent implicitement cette manière de voir. Celle-ci consiste à considérer le processus de laïcisation de la société québécoise au cours des années 1960, processus traditionnellement associé à la «Révolution tranquille», comme un mouvement inachevé. On sait que, de société traditionnelle, rurale et confessionnelle, le Québec est devenu au cours des années 1960 une société moderne, industrielle et largement laïque. Non seulement la religion a-t-elle, au cours de cette période, perdu de son influence sur la population, sur les mœurs et sur les courants de pensée qui traversent la société québécoise – phénomène généralement associé à la «sécularisation» de la société – mais l’Église catholique elle-même s’est peu à peu retirée des institutions publiques pour voir leur responsabilité progressivement assumée par l’État – phénomène plus proprement associé à la «laïcisation». Si certains intellectuels et universitaires jugent que le processus de déconfessionnalisation est inachevé, c’est que – si l’on fait exception du remplacement du système d'éducation confessionnel au Québec par un système linguistique en 1997 – la laïcisation de l’État québécois s’est faite pour ainsi dire spontanément, sans jamais avoir été attestée dans un document officiel et sans que les valeurs de la laïcité n’aient été formellement balisées. Le projet de charte de la laïcité du Parti québécois semble alors se présenter comme l’occasion rêvée pour accomplir cette tâche et mener à son terme le processus de déconfessionnalisation du Québec entamé durant les années 1960.

 La question qui se pose ici est de savoir pourquoi une charte qui officialise les valeurs laïques de l’État québécois devrait être absolument indispensable. Si l’on entend par «laïcité» la séparation de l’État et des Églises, le confinement de celles-ci dans le domaine de la société civile et la neutralité de l’État à l’endroit des différentes religions, alors la laïcité de l’État québécois, la laïcité de l’ensemble des institutions publiques (écoles, universités, hôpitaux, tribunaux, parlement, prisons, etc.) ne fait actuellement aucun doute et on ne voit pas très bien pourquoi une quelconque charte devrait officialiser cette réalité de manière redondante. Si une charte de la laïcité apparaît pour certains nécessaire, il semble que ce soit pour affirmer non pas tant la laïcité de l’État québécois en tant que telle qu’une certaine conception de la laïcité : une laïcité comprise comme l’annulation, l’effacement des marqueurs identitaires religieux au sein de l’espace public. C’est cette conception de la laïcité que plusieurs universitaires et membres du gouvernement voient comme l’accomplissement du processus de laïcisation entamé dans les années 1960, c’est elle qu’ils estiment menacée par la présence de signes religieux visibles dans les organismes publics et par les demandes d’accommodement religieux et c’est elle qu’une charte de la laïcité aurait pour mandat de protéger et de promouvoir.  Mais la question devient alors : pour quelle raison devrait-on privilégier cette conception de la laïcité? Quel objectif vise-t-elle exactement?

Certains prétendent que l’objectif d’une telle conception est de favoriser l’intégration civique de tous les membres de la société et l’émergence d’une citoyenneté commune qui transcende les différences et les particularismes identitaires. On ne voit pas très bien, cependant, pour quelle raison l’objectif de l’intégration ne pourrait être atteint à l’intérieur d’un régime de laïcité souple autorisant la reconnaissance des différences. On ne voit pas très bien pourquoi l’intégration civique et l’émergence d’une citoyenneté commune devraient obligatoirement se traduire par l’annulation des différences dans l’espace public. On ne voit pas pourquoi, dans une société pluraliste comme le Québec, un régime de laïcité ouverte ne pourrait pas mieux favoriser l’intégration de tous les citoyens. La question se pose d’autant plus que, à la lumière de la tradition libérale d’ouverture et d’inclusion qui a marqué le nationalisme québécois depuis les années 1960 et, en particulier, à la lumière des politiques officielles sur l’immigration énoncées depuis cette époque où s’est toujours manifesté un même désir d’ouverture à la diversité ethnique et culturelle, c’est la conception ouverte de la laïcité qui semble à ce jour se présenter comme la véritable héritière du processus de laïcisation entamé au cours des années 1960 au Québec et non la version fermée et rigide qu’en propose actuellement le gouvernement.

Il se pourrait cependant que, outre l’intégration civique, l’objectif réel de cette conception de la laïcité soit d’émanciper la population québécoise de la religion. La charte de la laïcité serait alors un moyen d’accomplir et d’achever le processus de déconfessionnalisation au Québec dans le sens suivant : elle serait un instrument d’émancipation de la société québécoise par rapport à son passé religieux avec comme point de référence à atteindre le modèle français de laïcité, érigé en idéal. Si c’est là l’objectif, autant dire tout de suite qu’il n’en vaut pas la peine. Dans une telle vision des choses, la laïcité devient en effet, non la simple incarnation institutionnelle de la neutralité de l’État par rapport aux religions, mais l’expression d’un bien intrinsèque à réaliser, d’un idéal d’émancipation des individus par rapport à l’obscurantisme religieux. On se retrouve alors devant une conception de la laïcité qui se porte à la défense d’une conception perfectionniste du bien à atteindre, laquelle compromet par le fait même le principe de neutralité de l’État. La laïcité devient en effet une nouvelle conception globale du monde imposée aux citoyens au même titre que l’était la religion autrefois.

 

7. Le bannissement des signes religieux ostentatoires du secteur public est nécessaire pour assurer la neutralité de l’État.

 

Les défenseurs de la conception pluraliste de la laïcité font habituellement la distinction entre la neutralité de l’État et la neutralité des individus qui œuvrent en son sein. L’exigence de neutralité s’adresse d’abord aux institutions relevant de l’État (à ses normes et à ses pratiques) auxquelles il est demandé de n’arborer les couleurs d’aucune doctrine religieuse particulière. Mais une telle exigence de neutralité ne peut être imposée aux agents de l’État d’une manière aussi stricte. Ceux-ci ont certes l’obligation de faire preuve d’impartialité dans l’exercice de leurs fonctions, ils doivent s’abstenir de faire du prosélytisme et doivent exercer un devoir de réserve. Cependant, on ne voit pas a priori en quoi de telles obligations seraient, indépendamment du comportement des individus, incompatibles avec le seul port de signes religieux visibles. Les membres de l’actuel gouvernement voient les choses différemment. Ils ont deux objections principales à adresser au point de vue pluraliste.

 (1) La première objection est que la neutralité de l’État ne peut s’adresser seulement aux institutions. Elle vise aussi les agents de l’État : ceux-ci doivent incarner l’exigence de neutralité de l’État, se faire l’exemple de cette neutralité et exprimer extérieurement le caractère laïque des institutions publiques. Cet objectif constituerait donc selon eux un motif suffisant pour interdire le port de signes religieux ostensibles aux employés de l’État, et cela même si une telle mesure vient limiter de manière considérable des droits reconnus par les chartes québécoise et canadienne des droits et libertés.

Toute la question ici est précisément de savoir si l’exigence de neutralité de l’État justifie que celui-ci porte atteinte à des droits comme les libertés de conscience et de religion. La très vaste majorité des mémoires déposés en commission qui ont abordé la question estiment que le projet de loi 60 restreint de manière excessive les droits des personnes et des minorités religieuses[6]. En d’autres termes, le gouvernement ne satisfait à aucune des exigences établies par les tribunaux québécois et canadiens quant aux conditions permettant à l’État d’enfreindre certains droits fondamentaux. Parmi ces conditions, il y a l’obligation de démontrer l’existence d’un objectif urgent et réel. Un tel objectif existe-t-il eu égard à la neutralité de l’État? Aucunement. Comme je l’ai expliqué tout à l’heure, depuis les années 1960, la laïcité des institutions publiques au Québec est un fait établi et la réaffirmation de ce fait dans une charte apparaît redondante et superfétatoire. Le projet de loi 60 n’apporte donc de solution à aucun problème réel. Et il n’y a aucune urgence nécessitant qu’on en vienne à enfreindre certains droits reconnus. La Commission des droits de la personne elle-même affirme dans son mémoire[7] n’avoir recensé ou été informé d’aucun cas où le port de signes religieux par le personnel de l’État aurait menacé le principe de neutralité religieuse.

 Mais pour contrevenir à certains droits et à certaines libertés, l’État doit aussi démontrer que l’atteinte portée aux droits est minimale et qu’elle est proportionnelle à l’objectif poursuivi, c’est-à-dire que les bénéfices escomptés quant à la réalisation de l’objectif sont supérieurs aux inconvénients découlant de l’atteinte aux droits. Encore ici, le projet de loi 60 échoue lamentablement le test. On ne peut en effet prétendre que l’atteinte portée aux libertés de conscience et de religion est «minimale» puisque le projet de loi vise, non simplement à encadrer l’exercice et l’expression de la religion au moyen d’accommodements raisonnables, mais à interdire de manière globale tous les signes religieux ostensibles à tous les employés du secteur public et parapublic. Une telle mesure est rien de moins qu’excessive. On ne peut non plus affirmer que cette mesure est proportionnelle à l’objectif visé : la gravité de la violation des droits – obliger tous les employés de l’État (actuels et futurs) portant des signes religieux visibles à choisir entre leur religion et leur travail – n’est compensée par aucun bénéfice potentiel. Quels pourraient être ces bénéfices? Assurer la neutralité de l’État et la laïcité de ses institutions? L’État québécois est déjà laïque, état de fait incontesté depuis les années 1960. Mieux intégrer les immigrants? Les membres des communautés culturelles sont actuellement sous-représentés dans la fonction publique et ils le seront encore davantage avec le projet de loi 60. Assurer la stabilité sociale au Québec? Jamais un projet de loi n’aura autant divisé les Québécois!

(2) La seconde objection des membres du gouvernement au point de vue pluraliste est que le port de signes religieux ostentatoires par les employés de l’État constitue une forme de prosélytisme contrevenant à leur devoir de réserve. Dans le document préliminaire déposé à l’automne 2013 contenant les orientations gouvernementales en matière d’accommodements religieux[8], il est en effet stipulé que, «indépendamment du comportement de la personne», le simple fait de porter des signes religieux apparents constitue une forme de prosélytisme «passif» ou «silencieux». Mais qu’en est-il vraiment?

Tout d’abord, qu’est-ce que le prosélytisme? La définition juridique du prosélytisme est l’enseignement et la propagation de croyances. Cette définition cible donc les gestes et les comportements déterminés d’une personne, non les simples signes religieux. Lorsque le document d’orientation suggère de voir dans les signes religieux apparents une forme passive de prosélytisme, indépendante du comportement d’une personne, il fait alors une extension indue de la notion de prosélytisme et fausse le sens donné à cette expression par les tribunaux, qui n’a traditionnellement pas été utilisé dans le but de restreindre la liberté de religion. Le document présume en effet que le simple fait de porter des signes religieux apparents serait un indice de la partialité d’un employé de l’État, présomption qui ne peut manquer d’apparaître exagérée.

Mais les membres du gouvernement pourraient toujours rétorquer que, quelle que soit la définition donnée du prosélytisme, les employés de l’État n’en ont pas moins un devoir de réserve et que le port de signes religieux ostensibles est contraire à cette obligation. Mais est-ce vraiment le cas? Pourquoi, au juste, les employés de l’État doivent-ils observer un devoir de réserve? De manière générale, c’est parce que, étant donné que le gouvernement et les ministres qui sont à la tête de l’État représentent un parti politique qui a été élu sur la base d’un programme électoral et d’une idéologie politique déterminés, on tient à ce que l’administration publique reste neutre et que les employés de l’État s’abstiennent d’afficher publiquement leur adhésion à tel parti ou à telle idéologie politique. C’est, en d’autres termes, parce qu’il est impossible de séparer totalement l’État de la partisannerie politique que l’on demande aux employés de l’État d’observer un devoir de réserve. Mais on voit alors tout de suite la différence avec la religion : l’État québécois est séparé de l’Église catholique, comme de toute Église, depuis les années 1960. Il n’y a donc pas lieu d’exiger de ses employés un devoir de réserve en matière de symboles religieux : personne, en effet, ne soupçonnera un fonctionnaire sikh, juif ou musulman qui arbore des signes religieux visibles d’adhérer à une idéologie partisane qui compromettrait la neutralité de l’État. Tout le monde aura compris que s’il affiche publiquement son adhésion à une religion, c’est pour des raisons personnelles qui n’ont rien à voir avec la partisannerie politique.

 

8. La charte ne contrevient pas à la liberté de religion. Elle bannit, certes, les signes religieux ostentatoires, mais c’est uniquement au sein des organismes publics chapeautés par l’État. La liberté de culte est entièrement préservée dans la société civile.

 

Deux objections contre ce point de vue m’apparaissent déterminantes. La première est que les frontières du public et du non public sont floues et poreuses. Qu’est-ce que l’espace public? Celui-ci peut être entendu de différentes manières. Il peut être entendu au sens des institutions publiques officielles régies par l’État (parlement, tribunaux, ministères, forces de la police, écoles, hôpitaux, etc.). Mais il peut aussi être entendu en un sens plus large, celui du «domaine public», du lieu où se déroule la vie civile (comme la rue, les commerces, les parcs, les associations de la société civile, etc.). Le projet de loi 60 entend officiellement interdire le port de signes religieux ostentatoires dans l’espace public entendu dans le premier sens. Mais il n’est pas dit que cette interdiction n’aurait pas de répercussions dans l’espace public entendu dans le second sens. En effet, la plupart des commerces, associations et organisations évoluant au sein de la société civile sont des corporations «publiques» dans la mesure où, pour être reconnues comme corporations en bonne et due forme, elles doivent obéir aux mêmes normes du droit public que l’État et ses organisations. Les institutions publiques officielles et les organisations de la société civile ne sont donc pas séparées les unes des autres de manière absolument étanche. Et les interdits en matière religieuse pourraient très bien franchir les frontières séparant les deux (déjà, l’article 10 du projet de loi 60, qui entend étendre les dispositions de la loi aux personnes et organismes faisant affaire avec l’État, va clairement en ce sens).

Mais l’objection la plus importante contre ceux qui pensent que la charte ne contrevient pas à la liberté de religion est que ceux-ci se font une idée très pauvre et très limitée des libertés de conscience et de religion. Déjà, l’article 18 du Pacte international relatif aux droits civils et politiques stipule clairement que la liberté de religion implique «la liberté de manifester sa religion ou sa conviction, individuellement ou en commun, tant en public qu’en privé» (c’est moi qui souligne). Comme le port de signes religieux apparents constitue à n’en pas douter l’une des façons de manifester sa religion ou sa conviction, le fait de cantonner ces derniers à l’espace privé ou au domaine de la société civile, le fait de les interdire à tous les employés de l’État représente incontestablement, du point de vue des normes internationales, une limitation arbitraire et illégitime de la liberté de religion et un acte discriminatoire. Les membres du gouvernement rétorquent généralement à cela que l’effort demandé aux pratiquants est minime et qu’il suffirait d’un peu de bonne volonté de leur part pour qu’ils acceptent, lorsqu’ils sont sur le lieu de travail, de remiser leurs signes religieux. Malheureusement, ils témoignent alors de leur mécompréhension profonde du phénomène religieux et de leur incapacité à apprécier à leur juste valeur les libertés de conscience et de religion pour trois raisons principalement.

Premièrement, comme je l’ai fait valoir tout à l’heure, ils mesurent l’expérience religieuse à l’aune de la seule religion qu’ils connaissent, la religion catholique, que les interdits en matière de code vestimentaire n’affectent pas. Ils méconnaissent ainsi le fait qu’il n’existe pas une seule ni même une meilleure manière de vivre l’expérience religieuse, mais plusieurs, que certaines de ces manières obligent les croyants à extérioriser leurs convictions dans des signes religieux apparents et que des interdits à ce chapitre ont toute chance de leur imposer des fardeaux et des sacrifices qui demeurent inconnus pour les religieux catholiques.

Deuxièmement, les membres du gouvernement ne semblent pas réaliser que la charte risque d’obliger les membres des minorités religieuses à vivre des vies schizophréniques, à se comporter en soi divisés. De la même manière que l’on ne peut demander à un végétarien de respecter son régime uniquement à la maison, mais non au travail, ou demander à un pacifiste de manifester ses convictions uniquement en temps de paix, mais non en temps de guerre, on ne peut non plus demander à un sikh ou à un juif de respecter le code vestimentaire que lui prescrit sa religion uniquement à la maison ou dans son lieu de culte, mais non au travail. Les convictions religieuses, comme les convictions de conscience séculières, imprègnent la vie personnelle de manière globale et ne peuvent être compartimentées.

Finalement, les membres du gouvernement assimilent les convictions religieuses à de simples préférences personnelles. Pour eux, demander à une femme musulmane de retirer son foulard ne fait pas plus de différence que de demander à un adolescent amateur de baseball de retirer sa casquette des Yankees. Dans les deux cas, il ne s’agit en bout de piste que de préférences, de goûts personnels. Cependant, un amateur de baseball éprouvera rarement devant l’impossibilité de satisfaire ses préférences en matière de couvre-chef un sentiment de perte morale ou de manquement grave à l’endroit de son intégrité personnelle. Une femme musulmane oui. Le port de la casquette par l’amateur de baseball ne sera presque jamais ressenti par lui comme une sorte de commandement supérieur ou d’obligation morale à laquelle il ne peut se soustraire sans se compromettre, sans se trahir. C’est ce que la femme musulmane ressent généralement à l’endroit du voile. Les membres du gouvernement méconnaissent ainsi l’importance des convictions religieuses pour l’intégrité morale et le respect de soi des croyants que l’on ne retrouve à peu près jamais chez les gens qui ont de simples préférences personnelles.

STÉPHANE COURTOIS 

Stéphane Courtois est professeur titulaire au département de philosophie de l’UQTR. Il a complété ses recherches postdoctorales auprès du Pr. Jürgen Habermas. Ses recherches actuelles portent sur les débats relatifs au nationalisme et au cosmopolitisme dans la philosophie politique contemporaine, et sur le rôle de la démocratie délibérative dans la résolution des conflits liés au plurinationalisme et au multiculturalisme. Il est l'auteur de L'indépendance du Québec: esquisse d'une approche délibérative, qui paraîtra aux éditions Liber en 2014. 

[1] Il existe, naturellement, plusieurs opinions favorables au projet de loi 60 que je n’analyserai pas dans ce texte. Par exemple, le mouvement Pour un Québec inclusif (que j’appuie) expose sur son site «dix mythes» sur la charte des valeurs. Ce que je propose dans ce texte, c’est ma propre liste des préjugés ou mythes entourant la charte.

[2] La sortie publique de Fatima Houda-Pepin contre le tchador et sa démission du Parti libéral en fait une alliée objective de toutes celles qui condamnent généralement le voile islamique.

[3] Gregory Baum, Islam et modernité : la pensée de Tariq Ramadam, Montréal, Bellarmin, 2010.

[4] Voir Michel Seymour, «Le projet de loi 60 et les signes ostentatoires», 14 décembre 2013, p. 6 et p. 8.

[5] Voir par exemple son texte «Une Charte garante d’un long avenir dans la diversité», Le Devoir, 16 septembre 2013.

[6] Parmi ces mémoires, mentionnons : Commission des droits de la personne et de la jeunesse, «Commentaires sur le document gouvernemental Parce que nos valeurs on y croit», 16 octobre 2013, p. 10-12; Barreau du Québec, «Mémoire du Barreau du Québec», décembre 2013, p. 8-10 et p. 16-19; Valérie Amiraux et al., «60 chercheurs universitaires pour la laïcité, contre le projet de loi 60», 20 décembre 2013, p. 13-18; Québec inclusif, «Neutralité ou invisibilité religieuse? Une analyse du caractère excessif et discriminatoire du projet de loi 60», décembre 2013, p. 4-6. Un seul mémoire, celui déposé le 7 février 2014 par l’ex-juge de la Cour suprême Claire L’Heureux-Dubé, qui regroupe douze signataires, fait bande à part.

[7] Voir note précédente.

[8] Voir le document: «Parce que nos valeur on y croit. Orientations gouvernementales en matière d’encadrement des demandes d’accommodements religieux, d’affirmation des valeurs de la société québécoise ainsi que du caractère laïque des institutions de l’État», Gouvernement du Québec, septembre 2013, p. 16.




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