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Éthos républicain et charte des valeurs : réplique à Éric Bédard

Un texte de Christian Nadeau
Dossier : La charte des valeurs québécoises en débat
Thèmes : Québec, Religion
Numéro : Argument 2013 - Exclusivité Web 2013

Selon Eric Bédard, le débat au sujet du projet de Charte des valeurs québécoises se trouve bien mal engagé, en raison d’une confusion des enjeux en présence. Or, il suffit de se pencher sur notre histoire récente, et en particulier sur l’épisode de la crise des accommodements raisonnables, pour discerner deux mouvements politiques contraires, le libéralisme et le républicanisme. Contre ses adversaires qui y voient une politique publique rétrograde, Éric Bédard veut rendre justice à l’« éthos républicain » du projet de Charte, qui loin de faire table rase du passé, s'adjoint un « conservatisme identitaire ». À cela s’oppose une vision libérale et anhistorique des échanges sociaux, où seules importent en dernière instance les protections juridiques dont un individu bénéficie pour vivre libre. J’assigne pour ma part un tout autre sens à l’éthos républicain, et dès lors à ses finalités.

La distinction établie par Éric Bédard entre libéralisme et républicanisme associe le premier au repli des individus sur eux-mêmes et le second à la promotion du lien social.  Or, la tradition républicaine n’a jamais signifié une négation pure et simple des idéaux propres à la tradition libérale. Il est tout aussi faux de voir dans le républicanisme une sacralisation de la communauté devant laquelle s’effaceraient les individus que de juger le libéralisme étranger à toute considération sociale. La tradition libérale repose sur un principe égalitariste dont l’objectif est de garantir à toutes et tous un égal respect. La tradition républicaine poursuit des fins semblables, mais ajoute au libéralisme l’idée selon laquelle les liens sociaux de solidarité doivent énormément aux institutions de la démocratie et de la justice sociale, lesquelles exigent elles-mêmes un soutien tangible de la société civile. Pour le dire autrement, le bouclier des lois ne suffit pas à garantir une liberté effective aux individus. Dans une société juste, selon le modèle républicain, les marques de respect mutuel se traduisent par un effort commun et continu pour se protéger les uns les autres contre les volontés hégémoniques des plus nantis ou des plus puissants, ou contre les dérives autoritaires de ceux qui estiment leur appétit de domination autorisé par la force de leur nombre.

Si l’éthos républicain est nécessaire contre l’élision du politique, son réel dessein se trouve dans la liberté concrète de toutes et de tous. Pour le dire autrement, il faut s’opposer à une interprétation du lien social où celui-ci, défini dans les termes d’une nation intégratrice, seule représentante autorisée du peuple, représenterait à elle-même sa propre fin. L’éthos républicain représente une conviction partagée par chaque membre d’une même communauté au sujet de l’égalité de tous devant la loi. Cela suppose une culture politique commune où les individus ne respectent pas les autres par simple crainte de la sanction, mais par volonté d’édifier ensemble une société décente et de la préserver. Oui donc, au lien social et au vivre ensemble si leur sens se révèle lorsqu’une personne peut vivre sa vie sans voir celle-ci lui échapper en raison de la malchance, de rapports de force inégaux ou encore lorsqu’une politique publique institue une séparation arbitraire entre elle et les autres sous prétexte de sa différence ou de ses convictions religieuses.

Il faut le rappeler, l’éthos républicain signifie d’abord et avant tout une éthique de la liberté politique. Au Québec, l’éthos républicain doit se traduire par des transformations structurelles de nos institutions et de nos lois afin de combattre l’exclusion et la discrimination des femmes sur le marché de l’emploi, les publicités sexistes et les phénomènes de harcèlement.  L’éthos républicain doit livrer un combat acharné contre la corruption et les privilèges indus et fonder l’espoir d’une véritable égalité des chances. Si nous sommes capables d’un tel éthos, si nous sommes capables de civilité, alors il faut œuvrer ensemble de manière à offrir à toutes et tous une place dans la délibération publique, afin que les élus ne voient plus les exercices de consultation populaire comme un simple prélude avant d’imposer leurs choix de manière unilatérale.  Il faut cesser de nous tourner vers Ottawa dès qu’il est question du drame vécu par les peuples autochtones du Québec, comme si nous ne pouvions rien faire. Il faut exiger des transformations radicales de nos politiques publiques afin d’éradiquer la pauvreté et d’assurer à toute personne un logement décent. Un tel vœu et de telles aspirations, n’expriment en rien une société désincarnée ou délestée de son histoire. Elles formulent la volonté d’une communauté, responsable de son passé et capable de forger son avenir afin de réaliser la liberté de tous ses membres à part égale.

 

Christian NADEAU
Professeur au département de philosophie
Université de Montréal





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