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Port des signes religieux : non au modèle français

Un texte de Mathieu Burelle
Dossier : La charte des valeurs québécoises en débat
Thèmes : Québec, Religion
Numéro : Argument 2013 - Exclusivité Web 2013

Je joindrai ici ma voix à celle d’autres intellectuels et citoyens pour m’opposer à la Charte des valeurs québécoise, plus spécifiquement aux mesures qu’elle comporte concernant le port des signes religieux. Ces mesures ne sont en rien comparables aux lois homophobes de la Russie, contrairement à ce qu’a soutenu Charles Taylor. Elles ne font pas non plus du Québec une société ségrégationniste, comme l’a laissé entendre Justin Trudeau. Mais il n’en demeure pas moins qu’elles nous rapprochent des politiques qui ont cours en France, lesquelles ne sont pas les plus recommandables en démocratie. Pour le dire franchement, du point de vue libéral que j’adopterai ici, ces mesures sont inutiles, nuisibles et contre-productives. Ne mâchons pas les mots : elles sont liberticides et s’apparentent à ce que Tocqueville appelait une tyrannie de la majorité. J’estime donc que le Québec doit se garder d’imiter la vieille mère patrie. Le PQ devrait rectifier le tir et permettre, dans sa future charte, le port des signes religieux dits « ostensibles » pour les employés de l’État. Il devrait notamment permettre le port du hidjab qui, de tous les signes religieux bannis par la Charte, est sans doute celui qui pose le plus grand défi à nos démocraties libérales.

Jacobinisme et libéralisme

Dans nos démocraties, la logique des droits individuels, commandée par les idéaux de liberté et d’égalité, exige la création d’un État aussi neutre que possible eut égard aux diverses convictions religieuses des citoyens, y compris celles des agnostiques et des athées. Il y a cependant plus d’une manière de concevoir cette neutralité. Au minimum, tous s’accordent à dire que les institutions publiques ne doivent pas favoriser une confession religieuse plutôt qu’une autre dans les services qu’elles rendent à la population. Mais il y a un désaccord quant à la marge de manœuvre que l’État peut s’accorder pour règlementer l’habillement de ses employés, voire des usagers des services publics. Deux conceptions de la laïcité s’affrontent sur ce point.

On trouve, d’une part, une conception républicaine et jacobine, inspirée de la France, qui accorde une assez grande latitude à l’État pour s’ingérer dans la vie privée des citoyens et règlementer leur habillement. En France, cette conception a reçu l’aval des gouvernants et d’une partie de la classe intellectuelle, y compris de noms célèbres comme Alain Finkielkraut, Élisabeth Badinter ou Régis Debray. Depuis 2004, il y est donc interdit à tout employé de l’État de porter des signes religieux ostensibles, comme le propose au Québec le PQ avec sa nouvelle charte. On considère, en France comme au PQ, que cette mesure est requise pour assurer la neutralité des services dispensés à la population. L’État français est même allé plus loin en interdisant non seulement aux enseignants, mais aussi aux élèves des écoles primaires et secondaires le droit de porter des signes religieux ostensibles à l’école. Cette conception a également cours, à des degrés divers, en Turquie et dans certains landers allemands. On semble supposer, dans cette conception des choses, qu’il n’y a de vivre-ensemble possible, sur le plan religieux, que si les agents de l’États sont en quelque sorte « neutralisés » quant à leur apparence vestimentaire. On estime que tout signe religieux dit ostensible sera assimilé par les usagers des services publics à une forme de prosélytisme qui menacerait la neutralité des services rendus. Plus encore, on semble croire que pareils signes témoigneraient d’une incapacité à s’affranchir de sa communauté religieuse pour participer au destin commun de la Cité.

Tous ces arguments me semblent bancals. J’estime que l’on peut tolérer les signes religieux ostensibles sans menacer la communauté de destin que doit constituer la société – et pour tout dire la nation québécoise. J’estime en outre que la neutralité religieuse de l’État n’exige pas que l’on sacrifie les libertés personnelles sur l’autel de la laïcité. C’est pourquoi je me réclamerai d’une conception plus libérale de la laïcité, qui, dans ses efforts pour assurer la neutralité religieuse de l’État, cherche à ménager au maximum la liberté individuelle des citoyens, notamment en ce qui a trait à leur habillement, et entretient une saine méfiance à l’endroit de toute tentative d’exercer, sous couvert de laïcité, une tyrannie de la majorité. Contrairement à ce qui est parfois dit, cette conception des choses ne suppose pas nécessairement un individualisme atomiste et une conception purement contractualiste du lien social. Il existe toute une mouvance libérale, celle Tocqueville ou T.H. Green par exemple, qui reconnaît l’enracinement de l’individu au sein de communautés et affirme la nécessité de concevoir la société ou la nation comme une communauté de destin à laquelle on participe. Simplement, le libéralisme exige que le vivre ensemble se construise dans le plus grand respect possible des libertés individuelles, qu’il faut mettre à l’abri de l’État comme de la majorité.   

Des arguments contre le modèle français

Du point de vue libéral qui est le mien, de nombreux arguments militent contre les politiques françaises restreignant le port des signes religieux. Ces arguments valent, mutatis mutandis, contre les dispositions de la Charte des valeurs québécoises relatives aux signes religieux. Premièrement, il va de soi, en droit, qu’on ne devrait interdire une pratique sociale que si elle cause un tort clair à autrui. D’un point de vue libéral, on ne peut restreindre les libertés personnelles fondamentales, comme la liberté de culte, que si un motif impérieux l’exige. Or, quel tort pose donc le port de signes religieux par les employés de l’État? Quel motif justifie donc les contraintes apportées à la liberté des citoyens? Comme on l’a bien compris dans le monde anglophone, (États-Unis, Canada, Royaume-Uni, Australie) il n’est pas nécessaire de proscrire les signes religieux au travail pour garantir la neutralité des services rendus par l’État à la population. Le port d’un turban, d’une kippa ou d’un voile n’affecte en rien les services rendus par une infirmière ou un employé de la SAAQ. Même dans des milieux plus sensibles, comme les CPE et les écoles, on peut estimer que les enfants ne seront pas affectés, par exemple, par le voile de leur éducatrice, de leur enseignante ou de leur orthophoniste. Si vraiment ils avaient des questions à ce sujet, on peut compter sur le bon sens et la sensibilité des femmes voilées elles-mêmes pour fournir des réponses qui satisfassent la curiosité des élèves sans les entraîner dans des débats qui ne sont pas de leur âge. Sur ce point, mêmes les positions de la CAQ me semblent erronées.

Deuxièmement, il va également de soi, en droit, qu’on ne devrait pas adopter une loi si elle cause plus de tort qu’elle n’en répare. Or, tout indique que les dispositions de la charte relatives aux signes religieux vont avoir des effets discriminatoires que rien ne justifie. En effet, il faut bien voir que la Charte des valeurs québécoises va exclure certains citoyens du marché du travail dans le secteur public, en les forçant à choisir entre un emploi et leurs convictions religieuses. À titre d’exemple, peut-être verra-t-on des enseignantes prometteuses se détourner de l’école publique parce qu’elles sont voilées pour aller travailler dans le réseau privé, qui ne sera pas soumis, lui, à ces obligations. Qui plus est, la charte va affecter certains groupes religieux plus que d’autres, dans la mesure où ils ont des obligations vestimentaires que n’ont pas les autres. C’est bien évidemment les cas des sikhs, des femmes musulmanes traditionnalistes et des juifs orthodoxes. D’un point de vue libéral, on voit ici à l’œuvre une forme insidieuse de tyrannie de la majorité, car il est bien évident que les dispositions de la Charte relatives aux signes religieux n’affectent guère, en réalité, la majorité, qui a depuis longtemps abandonné la pratique religieuse et qui de toute façon n’a pas, dans la tradition catholique, de tradition vestimentaire interdite par la Charte. Car sérieusement, qui donc se promène avec d’énormes croix au cou? Tout cela révèle une ambiguïté patente quant aux objectifs réels de ce projet de charte. S’agit-il vraiment de promouvoir la laïcité de l’État ou vise-t-on plutôt à réaffirmer les valeurs d’une majorité québécoise de souche qui se sent menacée par le « multiculturalisme » montréalais? À cet égard, on peut imaginer que cette charte va générer un climat de défiance accrue à l’endroit des simples citoyens qui arborent ce genre de signes dans la rue. Elle favorisera ce que Joseph-Yvon Thériault appelait récemment, dans les pages du Devoir, un « nous pessimiste » méfiant et alarmiste. Or, les groupes religieux visés sont déjà des citoyens vulnérables à toutes sortes de forme de discrimination dans nos sociétés. Ils n’ont pas, besoin, en plus, que l’État exerce inconsidérément sa puissance contre eux.

 

Le cas du hidjab

Parmi tous les signes religieux bannis de la fonction publique, le hidjab est certainement celui qui suscite les plus vives réactions. À preuve, les déclarations récentes de Pauline Marois ou le militantisme actif (et noble) d’une Djemila Benhabib, candidate du PQ aux dernières élections. Au Québec comme en France, le voile musulman pose un problème particulier à la population, pour des raisons qui sont parfois légitimes. Ce vêtement reflète un rapport à la femme, à la pudeur et à la séduction qui ne rejoint pas les valeurs de nombreux citoyens du Québec. Qui plus est, parmi les organisations religieuses qui exigent son port, il s’en trouve qui défendent des conceptions particulièrement autoritaires de l’islam (wahhabisme et salafisme notamment), ce qui fait que le voile apparaît comme l’étendard le plus visible de cette mouvance islamiste. Pour toutes ces raisons, le hidjab heurte la sensibilité de plusieurs, y compris de notre première ministre. Faut-il pour autant l’interdire? Est-ce la voie à suivre pour faire face au défi particulier que pose ce vêtement aux valeurs de la majorité? Il me semble que non. D’un point de vue libéral, la voie à suivre semble claire : de la même manière qu’il faut s’opposer à des États qui en exigent le port, il faut s’opposer à des formes de laïcité trop répressives à son endroit. Plusieurs arguments vont en ce sens. D’abord, il n’est pas dit que le port de ce vêtement soit toujours un signe de soumission. Il est vrai que dans certaines régions, on exerce une forme de terreur à l’encontre des femmes qui refusent de le porter. Je n’ai ni l’espace ni les mots pour évoquer l’horreur que cela m’inspire. Mais il faut bien admettre que toutes les femmes qui le portent n’y sont pas contraintes, en particulier en Occident, malgré l’influence avérée de réseaux islamistes. Une proportion non négligeable d’entre elles, la majorité en fait, déclarent le porter librement. Jusqu’à preuve du contraire, un libéral respectera cette parole et défendra le droit de ces femmes à porter le voile. Ces femmes deviennent-elles, ainsi, les victimes consentantes d’une pensée patriarcale et machiste, voire misogyne? C’est possible, mais en un sens, le mieux que puisse faire une démocratie libérale dans ces circonstances, c’est de laisser le débat à ce sujet se poursuivre dans le respect des droits et libertés de chacune et chacun. Je n’entrerai pas, justement, dans le débat sur l’interprétation théologique des deux sourates du Coran qui traitent du voile. Je me contenterai de noter qu’on voit poindre un « féminisme islamique » dont se réclament, par exemple, certaines de mes étudiantes.

De toute façon, si nous souhaitons voir le port du voile régresser, le mieux à faire, dans une démocratie libérale, n’est pas de recourir au pouvoir de coercition de l’État. Pour favoriser des changements de mentalité dans une démocratie, avant de recourir à la contrainte, il faut toujours miser sur les vertus du dialogue et de la simple socialisation. Si le port du voile, qui a connu une recrudescence dans le monde musulman depuis les années 80, doit un jour perdre en popularité, ce ne sera pas en raison de lois comme celles que proposent le PQ et la France (ou la Turquie), mais à cause de transformations sociales qu’une laïcité ouverte aura rendu possible. De nouvelles idées feront leur chemin progressivement, si on laisse le dialogue se nouer entre les femmes voilées et celles qui ne le sont pas, notamment dans les milieux de travail du secteur public. D’autre part, quelle que soit sa popularité dans les années à venir, le voile est là pour rester, que cela nous plaise ou non. Il rejoint les valeurs de certaines femmes parmi nos concitoyennes. Il nous faudra bien apprendre à le tolérer, y compris dans l’espace public. Après tout, l’état de santé d’une démocratie libérale se mesure notamment au niveau de tolérance que ses citoyens y pratiquent, même à l’égard de doctrines auxquelles ils sont fermement opposés.

Libéralisme, républicanisme et nationalisme civique

Last but not least, j’aimerais montrer qu’une conception plus libérale de la laïcité n’est pas incompatible avec une certaine forme de républicanisme, si l’on entend par là autre chose que le jacobinisme qui a cours en France. En effet, la conception plus libérale de la laïcité est en vigueur des pays dits « multiculturels » comme le Canada et le Royaume-Uni, mais également aux États-Unis, nation du melting pot où il existe une forte tradition républicaine. Manifestement, on estime, au pays de l’Oncle Sam, qu’un patriotisme fort est compatible avec un libéralisme clair en matière de signes religieux. Je ne dis pas que les États-Unis sont un modèle de laïcité : les God bless America, le serment sur la Bible et les appels répétés à la religion dans la vie politique témoignent du contraire. Je dis simplement que le libéralisme en matière de signes religieux n’équivaut pas à la liquéfaction du sentiment patriotique ou communautaire. Cela dit, il faut le reconnaître, l’adoption du libéralisme dans une société de plus en plus diversifiée oblige à repenser les formes de la nation et du patriotisme. Au Québec, cela nous contraint et nous incite à nous rapprocher d’un nationalisme civique où la langue française et l’interculturalisme seront les deux grands vecteurs d’intégration des nouveaux arrivants à leur culture d’accueil. C’est le chantier auquel tous les nationalistes québécois sont conviés, souverainistes comme fédéralistes. 

 




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