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La double immolation de l'Occident

Un texte de Esther Benfredj
Thèmes : Politique, Religion
Numéro : Argument 2012 - Exclusivité Web 2012

Écrite en 1736 et jouée pour la première fois en 1741, une pièce de théâtre fit alors scandale. Signée par Voltaire, celle-ci s’intitulait Le Fanatisme ou Mahomet le Prophète. Si la représentation de Mahomet y était pour le moins insultante, il s’agissait d’abord de dénoncer, ainsi que l’écrivit l’auteur, « l’intolérance de l’Église catholique et les crimes commis au nom du Christ » : Voltaire critiquait en fin de compte tous les intégrismes. Rien de nouveau par conséquent sous le soleil : parler, écrire et dessiner nous font presque toujours offenser quelqu’un. Toutefois, la violence meurtrière, déclenchée par une vidéo diffusée sur le site You Tube et les caricatures à nouveau publiées dans le journal Charlie Hebdo, outrepasse sans commune mesure le scandale qu’avait provoqué la pièce de Voltaire.

Si nous craignons en raison de traits trop accentués d’outrager un mufti à Ryad ou un muezzin à Istanbul, nous finirons bientôt par ne plus choquer que nous-mêmes. Ajoutons que toute tentative d’aboutir à une entente entre liberté d’expression et respect de la religion est une entreprise vouée à l’échec : l’un empiétant presque nécessairement sur l’autre. Acquise en Occident au fil des siècles, la liberté d’expression semble en mauvaise posture : alors que les critiques les plus cinglantes émanent majoritairement du monde musulman, les Occidentaux restent, quant à eux, partagés. Au nom de l’antiracisme, on ne pourrait plus, pour certains, s’exprimer  y compris dans le respect de la loi : « l’antiracisme sera au 21ème siècle ce que fut le communisme au 20ème » dixit Alain Finkielkraut. En matière religieuse, la dénonciation de ce qui est perçu comme péjoratif par les nombreuses autorités musulmanes, différentes associations et certains Occidentaux devient, si l’on peut dire, parole d’évangile.

Symptômatique d’un choc civilisationnel, l’embrasement de la situation actuelle dépasse le simple cadre du questionnement relatif à la liberté d’expression. Il pousse à s’interroger sur le phénomène suivant : les caricatures et le film, jugés comme étant islamophobes, sont-ils la cause profonde et véritable de ce déchainement international anti-occidental ? N’en constitueraient-ils pas plutôt un prétexte, un alibi, pour immoler l’Occident et tout ce qu’il représente ? Il y aurait ainsi du René Girard dans l’air : sur l’autel médiatique, le nouveau bouc émissaire, symbolisé par l’Occident, est sacrifé afin de permettre au monde arabo-musulman de retrouver une certaine paix sociale, anéantie par les révolutions arabes. Cette interprétation ne suffit pas !

Depuis longtemps, il existe un rejet relativement fort de l’Occident provenant tant du monde musulman que de l’Occident lui-même. Ce dernier a conduit, au sein du monde occidental, à une asymétrie évidente dans la médiatisation de nombreux événements : qui se préoccupe par exemple des vidéos ou des propos anti-juifs et anti-chrétiens diffusés dans de nombreux pays arabes et moyen-orientaux ? Où sont les associations antiracistes censées dénoncer la façon dont sont représentés, dans ces pays, les non-Musulmans ? Il est regrettable d’aboutir au constat qu’il est plus important de montrer ici la colère du monde arabo-musulman afin de mieux s’autocritiquer puisque nous en serions les responsables. En agissant de la sorte, la presse occidentale continue de jouer la partition des intégristes. Cette asymétrie médiatique ne fait d’ailleurs que renforcer la thèse de Pascal Bruckner selon laquelle l’Occidental souffre d’un sentimentalisme tiers-mondiste excessif et d’une haine de soi destructrice.

De fait, nombreux sont les médias occidentaux à avoir instantanément affirmé que la vidéo était la réalisation d’un Israélo-Américain (financé par 50 puis 100 donateurs juifs), contribuant ainsi à faire le jeu, ô combien sanglant, des extrémistes. Tourné par un copte égyptien, ce film coûta la vie à une cinquantaine de personnes dont celle de Christopher Stevens, réputé pour être le plus arabophile des ambassadeurs américains. Les coptes n’ont pas pour autant été pris comme boucs émissaires ce qui prouve qu’il s’agissait bien de réactions anti-occidentales. Quant à Christopher Stevens, il avait aidé les Libyens, on s’en souvient, à se débarasser de Kadhafi en leur procurant armes et munitions. Mais les révolutions arabes ont depuis permis aux intégristes de s’emparer du pouvoir. Devenait-il alors impensable pour ces groupes islamistes, dont Al-Qaïda, d’avoir été appuyés par un diplomate américain ? L’existence d’un film islamophobe (tourné quelques mois auparavant) aurait-il servi de prétexte pour l’assassiner ? La question de l’assassinat de l’ambassadeur par des terroristes plutôt que par des manifestants réagissant à la vidéo a d’ailleurs été abordée lors des débats entre Barack Obama et Mitt Romney, candidats à la présidence des États-Unis. Une chose demeure certaine : le rôle de débiteur est toujours plus difficile à endosser que celui de créditeur. Personnage emblématique du théâtre d’Eugène Labiche, Monsieur Perrichon en est une éclatante illustration.

Tandis que le monde occidental prône, cette fois avec raison, l’idée qu’il ne faut justement pas sombrer dans les amalgames, ces derniers sont, pour leur part, monnaie courante dans un monde musulman de plus en plus en proie à l’islamisme. Ce « droit aux amalgames » lui est si bien acquis qu’il ne choque ou ne fait réagir, en Occident, quasiment plus personne.

Privés d’interprétation, l’Islam et les lois religieuses définies par la Charia paraissent plus proches de l’autoritarisme que de la religion. L’islamisme, phénomène ancien, vise notamment à instaurer un État régi par les règles strictes de la Charia et à réunifier la Ummah. En ce sens, il ne relève plus du droit mais du devoir que d’en critiquer les mécanismes qui, d’ailleurs, ne font que caricaturer l’Islam. Demandons-nous finalement, à la suite de Raphaël Enthoven, qui caricature qui1 ?

Sourions enfin de l’actualité d’une œuvre immortelle, dont la célèbre tirade de Figaro fut, en partie, reprise par le quotidien français du même nom : « Auteur espagnol, je crois pouvoir y fronder Mahomet sans scrupule : à l’instant un envoyé... de je ne sais où se plaint que j’offense dans mes vers la Sublime-Porte, la Perse (…), toute l’Egypte, les royaumes de Barca, de Tripoli, de Tunis, d’Alger et de Maroc : et voilà ma comédie flambée, pour plaire aux princes mahométans, dont pas un, je crois, ne sait lire, et qui nous meurtrissent l’omoplate, en nous disant : chiens de chrétiens. (…) Que je voudrais bien tenir un de ces puissants de quatre jours. (…) Je lui dirais... que les sottises imprimées n’ont d’importance qu’aux lieux où l’on en gêne le cours ; que, sans la liberté de blâmer, il n’est point d’éloge flatteur ; et qu’il n’y a que les petits hommes qui redoutent les petits écrits2. » Beaumarchais aurait-il encore aujourd’hui droit de cité ?

Esther Benfredj

Tutilaire d’un master en science politique (Université Jean Moulin, Lyon III) et d’un LL.M. en droit international (Université de Montréal)

1 Raphaël Enthoven, « Affaire Charlie Hebdo : rire ou mourir », L’Express, 28 septembre 2012.

2 Pierre-Augustin Caron de Beaumarchais, Le Mariage de Figaro, Acte V, scène 3, 1784 (date de la première représentation).  


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