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Grandeurs et misères de la paternité. Regards sur les paradoxes entourant la disparition d’un modèle

Un texte de Jean-Christophe Demers
Dossier : Les pères d'aujourd'hui
Thèmes : Famille, Histoire, Modernité, Revue d'idées
Numéro : vol. 14 no. 1 Automne 2011 - Hiver 2012

Dans l’opinion publique de même que dans les cercles spécialisés, la place du père apparaît comme un sujet bien secondaire, alors que d’autres questions touchant la famille sont très médiatisées et font l’objet de nombreuses enquêtes et analyses. L’attention portée à la transformation du lien conjugal, à l’omniprésence du divorce et aux défis de la monoparentalité, par exemple, l’emporte au plan médiatique et normatif sur l’étude de la place et de la fonction du père dans les sociétés occidentales et en particulier dans la société québécoise. Serions-nous, en tant qu’observateurs et acteurs de la société actuelle, obnubilés par une série d’enjeux qui tombent aisément sous le sens commun ou, moins gravement, par un ensemble de problématiques légitimes auxquelles nous nous refusons d’attribuer une cause ou une nature communes? Négligerions-nous de considérer la question fondamentale à la base de plusieurs de ces phénomènes sociaux relatifs à l’identité, à l’enfance et à la famille, question à laquelle s’intéresse ce court article : que sont nos pères devenus?

Je ne pense pas que le Québec tout entier se mette la tête dans le sable en ce qui a trait à la place du père dans la société, mais j’estime que, parmi les multiples réflexions qui surgissent autour de la famille contemporaine, il en est peu qui donnent à la question de la nature contemporaine de la paternité la place qu’elle mérite et qui cherchent à déterminer en quoi, peut-être, cette paternité continuerait d’avoir une importance centrale dans la transmission de cette culture qui est la nôtre. Personnellement, je n’ai pas le sentiment d’avoir subi une perte d’espace ou d’autorité quelconque dans mes rapports avec  ma progéniture (je suis père d’une petite fille de deux ans), mais je crois que la nécessité de réfléchir  au rôle que je pourrais avoir à jouer dans la transmission d’un bagage politique, psychologique, spirituel, bref, d’une culture, à mes propres enfants, n’est pas suffisamment reconnue par l’opinion publique. Lorsque, à l’extérieur de l’université, je pose la question de la fonction du père ou du sens à donner au fait d’être père aujourd’hui, des regards perplexes  («que voulez-vous dire par “sens” ou “fonction”?»), réprobateurs, indifférents ou quelque peu condescendants, se posent sur moi. L’attitude condescendante me paraît à cet égard la plus répandue et également correspondre à une idée toute faite : «Ne savez-vous pas que, de nos jours, chacun fait ce qu’il veut de sa vie?

Pourtant, c’est bel et bien dans l’espace symbolique institué par le père au sein de la famille, en tant que vecteur de filiation et de subjectivation (abandon du narcissisme, transmission du langage symbolique et négation de l’égoïsme infantile) de sa progéniture, que se joue la sauvegarde de la culture. C’est dans les premiers stades du rapport socialisé à l’autre que s’amorce l’éducation des individus et des citoyens qui préserveront nos institutions, dirigeront nos organisations et prendront en charge la destinée collective de la nation. Dans une large mesure, en se chargeant de transmettre la culture au sein de la famille, le père montre qu’il désire maintenir dans notre vie collective de ces choses essentielles que sont le désir de vivre ensemble et la recherche des moyens institutionnellement admissibles  pour l’alimenter.

Du point de vue sociologique, qui est celui où je me place, un lieu commun veut que les transformations survenues au sein de  la famille constituent un progrès, qu’elles s’accompagnent d’une forme d’émancipation et qu’elles ont amené une prise en compte de l’individu. L’enfant pourrait dès lors s’inscrire dans la société d’une manière qui lui est propre et exprimer  sa singularité. S’accordant avec la logique sociétale du relativisme culturel et du pluralisme politique, ce pluralisme sociologique (voir, par exemple, la sociologie de François de Singly) reflète selon moi une idéologie ambiante travestie sous le nom  de liberté pour faire croire à la fin de l’histoire, pour dissimuler son caractère normatif et moralisateur, et, donc, contraignant et uniformisateur.

Pour le dire en peu de mots, on pourrait avancer qu’en oscillant entre un pluralisme politique et culturel qui s’est enraciné dans les universités, les journaux et la Chambre des communes, et une critique alarmiste qui affirme que tout s’en va à vau-l’eau et que le père est devenu superflu dans la société, la question de la place et de la nature de ce dernier dans le monde d’aujourd’hui est effectivement de peu d’intérêt. Peut-être devrions-nous, tout compte fait, l’abandonner à son sort.

Pour développer mon propos, je tiens à exprimer un malaise, une incertitude qui me paraît tout à fait légitime par rapport à l’état actuel de la paternité, incertitude sur laquelle aime à s’appuyer le sociologue que je suis pour tenter d’élargir le cadre de la réflexion, qui me paraît un peu trop étroit. En somme, les pères sont toujours là : je les vois à l’œuvre au supermarché, dans les magasins de jouets, chez le marchand de crème glacée, dans les parcs et les piscines publics, dans les centres commerciaux, à la clinique médicale, bref, partout où je suis moi-même conduit en tant que père. Les pères aident leurs enfants à faire leurs devoirs et à prendre leur  bain le soir, ils les mettent au lit, les inscrivent au terrain de jeu et achètent le dernier gadget électronique à la mode. Ils sont présents au moment de l’accouchement, font du taxi au besoin et avalent les spaghettis dégoulinants et autres aliments déjà mâchés que leur tend avec affection leur rejeton. Je puis donc affirmer que le «rôle de père» s’exerce encore. Mais est-il maintenant à ce point éclaté qu’il doive se limiter à accompagner l’enfant  dans son auto-développement ou à à être un compagnon de jeu considéré tout au plus comme un peu plus expérimenté? Le père aurait-il perdu tout espace et exercerait-il  une paternité symbolique, mais socialement significative?  Examinons d’abord la thèse du déclin qui marque l’imaginaire contemporain ayant rapport à la paternité.

 

DISPARITION D’UN MODÈLE, DISPARITION D’UNE CONSCIENCE

 

Entre les années 1960 et 1990, les ouvrages de psychologie et de psychanalyse ayant pour sujets la paternité et l’autorité symbolique (notamment à travers les thèmes de l’identité et du narcissisme) se sont multipliés. À la suite des révolutions culturelles américaine et française, de nombreux observateurs de nos sociétés occidentales ont annoncé la disparition d’une forme de figure paternelle jusque-là efficace, souvent très valorisée et présentée comme un idéal. Le père représente en effet la synthèse triomphante d’un modèle de société conciliant famille d’antan (celle-ci étant, faut-il le rappeler, façonnée par la religion et la morale  traditionnelles) et idéal moderne républicain d’universalité, d’individualisation et de responsabilité citoyenne. Il n’y a pas si longtemps encore, en France, au Québec et aux États-Unis, , le père remplissait aussi la tâche plus ou moins symbolique, plus ou moins explicite, de sauvegarder l’héritage culturel (transmission de la langue, participation aux fêtes et célébrations religieuses et culturelles, respect absolu de l’autorité accompagné d’un fort sentiment de culpabilité en cas d’inconduite). Sur le plan de la cité, le père avait aussi la responsabilité d’inscrire ses enfants à l’école et de les guider dans la connaissance de la loi, l’acquisition des vertus civiques et l’amour de la nation. Ayant lui-même fait sien ce modèle, puisque son identité personnelle se confondait avec ses différents rôles, le père possédait alors un certain nombre de certitudes et avait le sentiment que son autorité était légitime (du moins en principe, car le doute fait, bien entendu, partie de la nature humaine), ce qu’on n’observe plus aujourd’hui que dans certaines catégories sociales. Alors qu’une partie de l’élite et des classes laborieuses semblent avoir conservé quelque chose des caractères religieux et culturels liés à l’autorité paternelle, celle-ci étant respectée et reconnue en tant que telle, la notion de paternité semble ne plus aller de soi pour la plupart des gens appartenant à la classe moyenne et aux milieux  instruits. Les structures culturelles et symboliques sur lesquelles repose l’ancien modèle paternel paraissent bel et bien dépassées (chute brutale du taux de mariage, recomposition de la famille, etc.), et nul ne s’étonnera que la réflexion sur la paternité ait été laissée en suspens. La disparition historique des conditions structurelles de ce  modèle normatif a donc pour corollaire la mise entre parenthèses de la réflexion commune sur la disparition de ce dernier.

Ma sensibilité m’interdit de passer sous silence ce qui m’apparaît représenter une certaine perte par rapport au modèle paternel fondé sur l’autorité et la transmission de la culture. Comme je vis avec mon époque et que je suis un rejeton, en quelque sorte, de cette nouvelle génération de pères, je me sens  peu disposé à me livrer à des jérémiades, d’autant que je ne considère pas la situation comme tout à fait négative. je dirai plutôt qu’elle m’apparaît paradoxale, en ce sens qu’elle comporte non pas un ensemble de contradictions qui viendraient sceller le sort de la paternité, mais plutôt un ensemble de conditions susceptibles de la faire évoluer favorablement ou, au contraire, défavorablement.

 

MISÈRE RELATIVE DE LA PATERNITÉ

 

Les paradoxes de la libéralisation actuelle de la paternité, de sa libération des ancrages institutionnels du passé, apparaissent à la fois multiples et parents pour peu qu’on prenne en compte certains enjeux déjà soulevés par des penseurs importants. Sans entrer dans une discussion exégétique, voire hermétique, voici ce que je considère comme les deux pôles du nouveau discours misérabiliste concernant la paternité.

La critique américaine du narcissisme et du recul de la morale nous éclaire sur le caractère avant tout moral de la disparition des structures sur lesquelles reposait la paternité. La fin du XXe siècle serait marquée par une déculpabilisation généralisée et la montée des modèles thérapeutiques du bien-être et de l’épanouissement personnel. Comme une foule de thérapeutes et de coaches de vie y vont de leurs interprétations, diffusent leurs connaissances et prennent en charge l’éducation sexuelle, morale et affective de l’individu depuis l’enfance jusqu’à la mort, le père qui fondait son intervention et sa présence sur l’ascendant qu’il pouvait exercer, sur le fait que son autorité lui permettait de guider ses enfants, est maintenant obligé de se tenir coi dans la famille. Il lui reste le monde extérieur, le monde du travail, où il est également «neutralisé», puisque, cette fois en tant que travailleur, il est soumis à d’innombrables règles et doit s’intégrer dans des structures hiérarchisées. Par ailleurs, la femme ayant elle aussi un emploi, le rôle du père ne peut plus être ramené à celui de soutien de famille. Le sociologue Daniel Dagenais souligne ainsi que, à l’intérieur même du foyer familial, la distribution des rôles en fonction du sexe est abandonnée au profit d’une égalité formelle et aussi d’un modèle socioconstructiviste de l’éducation de l’enfant. Dans ce modèle, le père et la mère déterminent conjointement les conditions susceptibles d’assurer le plein développement de l’enfant, plutôt qu’ils ne se complètent mutuellement en se réservant chacun un certain nombre de champs d’intervention[1].

Privé de ce qui le définit, le père en vient, lui aussi, à vouloir trouver cet épanouissement personnel qu’il cherche vainement dans l’exercice d’une autorité dépouillée de son caractère absolu. Alors, comme il y a maintenant recherche du bien-être et de la réalisation de soi, la figure du père, de même que celle de l’individu conquérant, autonome et fort, est délaissée au profit d’un épanouissement personnel de type créatif et coopératif, qui requiert l’utilisation de ressources extérieures plutôt que la conquête d’une autonomie résultant de la maîtrise des codes et des dispositions culturelles acquises par un apprentissage institutionnalisé. Aux yeux des observateurs les plus critiques, la transformation des attentes à l’égard des pères et des individus en général conduirait à une  forme de narcissisme sociétal, dans lequel ce que l’individu attend de lui-même paraît irréaliste et, par le fait même, voué à l’échec : sans figure du père, comment, en effet, amener l’individu à borner ses attentes et à modérer ses désirs, autrement dit comment le détourner de son narcissisme? Le discours sur le bien-être tous azimuts devient alors un système autodestructeur qui, en raison des moyens qu’il mobilise et des convictions irréalistes qu’il implique, nie la liberté de l’individu et l’empêche de s’épanouir en lui refusant l’accès  au monde symbolique.

Une autre forme de critique de la paternité, plus hexagonale, peut être dérivée d’une pensée de la crise du sens historique en Occident, et par ricochet, du déclin sensible du modèle de l’État-nation de type républicain. D’inspiration néo-tocquevillienne, cette vision annonce l’avènement d’une forme douce de despotisme résultant de la disparition de la polarité entre réalisation de soi dans une sphère personnelle particulière  et réalisation de soi à travers une entité sociale de nature universelle, susceptible de sublimer les passions égoïstes vers une synergie collective dont l’horizon n’est autre que national. N’étant plus appelé à sortir de soi pour mieux intégrer ces abstractions que sont la sphère publique, l’avenir et la prise en charge collective, mais plutôt à y projeter ses propres particularismes (voir sur ce sujet Marcel Gauchet, La Religion dans la démocratie), l’individu se replierait sur la sphère privée, Pour certains, l’individu s’exposerait ainsi, involontairement, à subir les méfaits de la désolidarisation, à devenir vulnérable sur le plan économique et social et à jouir d’un semblant de liberté. Replié sur sa propre singularité, l’individu ne verrait plus dans l’autorité qu’une forme déguisée de tyrannie et chasserait le père de son existence en même temps qu’il écarterait l’institution. Délégitimée, l’institution périrait en même temps que la tradition et la religion, ce qui priverait père du cadre dans lequel s’effectuaient les fonctions d’intégration et de socialisation de l’enfant, une fois passé le stade narcissique.

En somme, le père devient un individu comme les autres. La paternité suppose alors qu’on favorise le développement de ses propres enfants en leur donnant obligatoirement l’exemple d’un épanouissement personnel. Cependant, dans les domaines où il faut encore faire montre de maîtrise de soi et de qualités socialement reconnues, comme le sport, l’entrepreneuriat, les études universitaires, la responsabilité incombe entièrement sur l’individu, sur sa capacité à créer ou à réaliser un idéal. Lorsqu’une telle culture de la performance recueille les rejetons épris de singularité n’ayant jamais passé par la machine à produire du symbolique et de la civilité que constituait la famille traditionnelle, on peut évidemment penser que nous sommes aux antipodes d’une société pouvant compter sur des pères visibles dans l’espace public et actifs dans la famille. À la question : «Que sont nos pères devenus?», il nous faudrait alors répondre qu’ils sont devenus des accompagnateurs dans l’expression narcissique de la singularité de l’enfant et qu’ils participent dorénavant non plus à la reproduction symbolique de la culture, mais à son effacement, du fait des exigences pratiques liées à l’épanouissement de l’individu (pédagogie, loisir, culte du corps, de la santé mentale, etc.).

Le point central de ces diverses critiques, relativement à la question que nous posons ici, me semble résider dans le fait que, sans la présence d’une figure paternelle forte ou, du moins, sans le désir d’en créer une, il se peut que la notion de paternité s’affaiblisse au point où il devienne impossible de la réinscrire dans le continuum de nos expériences et de nos valeurs collectives. Cette attitude un peu alarmiste a le mérite d’inviter à prendre conscience qu’il importe de redéfinir socialement la place et la fonction du père. En outre, elle détruit le mythe d’un sujet autonome se construisant lui-même en obligeant à voir certaines conséquences néfastes, sur le plan social, d’une telle manière de voir qui fonde le rapport de l’individu avec l’institution. Ainsi, sans une réflexion collective sur la redéfinition de l’espace à allouer à la paternité, les effets du laisser-faire actuel en matière d’autorité paternelle pourraient bien devenir plus ravageurs. Le sentiment de perte de contrôle ou de décalage éprouvé par les pères qui cherchent à baliser leur action pourrait se généraliser, alors que rien ne vient les rassurer en ce qui concerne la critique touchant l’autorité et que rien ne vient amoindrir la perte de la spécificité de leur rôle.

 

GRANDEUR RELATIVE DE LA PATERNITÉ

 

Résumons : la crise qui affecte à la fois le modèle autoritaire/traditionnel et le modèle républicain/moderne de la paternité rend de toute évidence caducs les schémas connus de la paternité. On a affaire à une crise du modèle de socialisation institutionnel[2]  et de la vie familiale fondée sur un ensemble de rôles traditionnels. À qu’entrent dans l’imaginaire collectif les critiques de l’institution (néolibéralisme, libertarisme, pluralisme culturel) et de la tradition (féminisme, anticléricalisme, post-structuralisme), le modèle bien connu du père en tant qu’autorité morale et éducateur-citoyen s’affaiblit. La question qui se pose alors est évidente, quoiqu’elle soit le plus souvent esquivée : Le retrait du père entraîne-t-il un vide sur le plan social et symbolique, et aussi dans la vie quotidienne au sein de la famille?

                Il m’apparaît évident que les critiques de la nouvelle identité individuelle, qui regardent celle-ci comme une entité éclatée, postmoderne, réfractaire à la morale et éprise de sa propre quête narcissique d’authenticité, sont les mêmes qui déplorent le déclin du rôle du père sous sa forme traditionnelle. Le principal tort de ces critiques est de faire l’impasse sur un aspect fondamental de l’identité des individus appartenant aux nouvelles générations, identité qui concerne directement les pères d’aujourd’hui. En réalité, cette identité n’est pas moins structurée que l’ancienne. Bien qu’elle présente de multiples particularités, elle permet  l’encadrement paternel.

Cela étant dit, il apparaît évident que, dans un modèle de société considéré comme absolu et structuré autour d’idéaux et de références communes, le père ne sera probablement plus jamais une référence stable. Mais qui nous dit que le père plus ou moins en phase avec les institutions sociales serait moins capable d’être père que les pères du passé, lesquels partageaient plus ou moins les valeurs culturelles prônées en leur temps?

                Pour autant, le bon père doit-il être à tout prix à la dernière mode ou prévoir les changements qui surviendront dans la société? Le bon père est-il celui qui possède, avant même son ado, la tablette numérique dernier cri, qui parle trois langues étrangères et fait une centaine de voyages à l’étranger au cours d’une année? Je pense plutôt que le père est appelé à être celui qui guide l’enfant, puis l’adolescent, à opérer la synthèse d’une identité autour d’un noyau normatif qui lui permettra d’habiter le monde de manière éthique, de vivre sa vie de manière responsable. Il lui transmet non seulement LA morale, mais aussi un sens moral, en puisant dans les valeurs et les préceptes qui subsistent dans nos sociétés diversifiées. L’autonomie était jadis fondée sur l’identité individuelle au sens restreint du terme, sur la capacité à habiter un monde dans lequel l’individu était en quelque sorte inséré par un ensemble de rituels instituants, elle repose aujourd’hui sur une vision ouverte de l’identité et sur la capacité à distinguer ces multiples sources identitaires. Le père peut alors introduire de l’intelligence, de la réflexion, de l’expérience et un sens de la continuité dans cette attitude générale d’ouverture. Il peut même exercer une sorte de droit de veto sur certaines  manifestations d’ouverture, refusant les unes, encourageant les autres, invitant l’enfant à l’imiter dans certaines autres voies qu’il considère comme étant au fondement de la vie familiale. Pour continuer d’occuper cet espace symbolique paternel (ce rôle instituant), le père (comme individu empirique) doit toutefois établir des distinctions, infléchir le désir et transmettre à l’enfant un langage symbolique lui permettant d’agir dans le monde commun sur une base significative pour lui-même et pour les autres. Pour que soit perpétué son rôle ou sa fonction culturelle, le père doit tout d’abord transmettre, envers et contre tous, le principe même de la transmission. Autrement dit, si le père ne peut plus incarner LA loi sans se placer en porte-à-faux par rapport à l’identité contemporaine, il peut et doit minimalement incarner une manière spécifique de se référer à la loi, au bien commun. Transmettre une manière de faire société tout en admettant qu’il peut y en avoir d’autres est à mon sens tout aussi valable que de transmettre une culture en affirmant l’universalité de celle-ci. Ce qu’il s’agit de faire, c’est de saisir de cette part de particulier et d’adaptation locale et historique de toute norme et de toute institution, caractéristique de toute époque et de tout lieu, et de l’ériger en problématique éthique (au niveau familial) et morale (au niveau sociétal), plutôt que de l’abandonner au pluralisme ou au cynisme. Le travail de transmission qui incombe aux pères de la génération Y consiste donc à transmettre d’abord un sens moral général, puis de des connaissances concernant les valeurs et les enjeux propres à la culture dans ce qu’elle offre à la fois de certitude et d’incertitude. Leur rôle consiste aussi à mettre l’enfant en garde contre la tentation de sous-évaluer les résistances de même que la fragilisation de la culture et d’y projeter tout bonnement sa propre singularité.

En ce qui a trait à la spécificité même du rôle du père, il nous paraît possible de reconnaître sa grandeur relative en lui attribuant des qualités dialectiques d’inférence/interférence qui, de facto, lui appartiennent déjà : «inférence», au sens où le père doit plus que jamais s’appuyer sur son expérience pour tirer les leçons qui guideront son action, et cela en proportion du recul des modèles généraux de la moralité aujourd’hui fortement déconsidérés ; «interférence», au sens où il lui appartient de médiatiser l’expérience de ses propres enfants, de les diriger vers une somme cohérente et moralement hiérarchisée d’expériences significatives, tout en les protégeant de celles, nocives, qui pourraient théoriquement, et cela plus que jamais dans une société marquée par l’ouverture et le mouvement, s’intégrer à leur cursus. Le père est donc celui qui rapporte les expériences multiples de l’identité ouverte des enfants hypermodernes à un horizon de valeurs morales dont il établit le cadre. Il a pour charge d’instituer ce cadre au sein de sa famille en triant ces valeurs morales sur la base de leur valeur relative par rapport à la production d’un monde commun cohérent et sensé. Il a pour défi, par rapport au père d’antan, de devoir garder ouverte cette question du sens, puisqu’il n’habite plus lui-même un monde ou se fait sentir la présence d’institutions porteuses de sens. Par conséquent, il ne peut déterminer les expériences de ses enfants en fonction d’un horizon certain et unifié, et doit plutôt réagir et intégrer la nouveauté, l’incertitude, la contingence. Ces «interférences» s’appuyant sur les «inférences» font de la figure du père un individu responsable, sensible et critique, qui relève de ce que les plus pessimistes et les plus débonnaires semblent lui refuser, soit une qualité morale d’instituteur sur le plan symbolique et culturel. Ainsi une grande part de la réhabilitation de la fonction du père passe par la reconnaissance sociétale des fonctions qu’il remplit déjà, par la revalorisation de celles-ci eu égard à un imaginaire du déclin, et certainement par la création de supports institutionnels pour cette paternité en cours de redéfinition. Il ne suffit pas, en effet, de dire que la paternité possède toujours une spécificité et une fonction qui la rendent désirable. Encore faut-il se prémunir, en tant que société, contre les détracteurs de cette paternité à la fois symboliquement viable et ouverte sur le plan identitaire. Il appartient à nos analystes et à nos créateurs de favoriser un discours affirmatif, critique et réflexif par rapport à celle-ci, alors qu’elle peine à fonder sa pertinence sur d’improbables institutions solides et stables.



Jean-Christophe DEMERS*

NOTES

* Jean-Christophe Demers est étudiant au doctorat en sociologie. Il poursuit actuellement des études de troisième cycle en cotutelle à l'Université d'Ottawa et à l'EHESS, et est affilié au CIRCEM et à l'Institut Marcel Mauss.


[1] Daniel Dagenais, La Fin de la famille moderne. Signification des transformations contemporaines de la famille, Québec, Presses de l’Université Laval, 2000.

[2] Voir à ce sujet François Dubet,  Le Déclin de l’institution, Paris, Seuil, 2002.




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