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L'effet Bedos

Un texte de Carl Bergeron
Thèmes : France
Numéro : Argument 2011 - Exclusivité Web 2011

La scène était cruelle mais significative. Le 28 mai dernier, à On n'est pas couché, l'émission de fin de soirée de Laurent Ruquier sur France 2, le franc-tireur Éric Naulleau s'en prenait piteusement à Nicolas Bedos, fils de Guy et jeune star montante de la télé française. Piteusement ? Il arrive que la maladresse ne trahisse pas l'incompétence, mais simplement l'usure. Quelques jours plus tôt, Naulleau avait appris de Ruquier que son contrat, ainsi que celui de son comparse Éric Zemmour, ne serait pas reconduit pour la prochaine saison, après cinq années de services. Face à lui sur le ring, un grand dandy de 30 ans au sourire rayonnant qui est de l'avis général le chroniqueur le plus caustique et brillant de France. Un Naulleau qui s'appelle Éric contre un Desproges qui s'appelle Bedos ! Le combat était inégal. Il était perdu d'avance. Mais parfois il faut perdre pour savoir s'effacer.


Celui qui était surtout connu dans le milieu théâtral a eu la bonne idée l'an dernier de s'improviser humoriste sur le plateau de Semaine critique, l'émission de Franz-Olivier Giesbert, où il commentait jusqu'à tout récemment l'actualité à la manière d'un mythomane aussi misanthrope que drôle. La « Semaine mythomane » de Nicolas Bedos, c'est dix ou douze minutes de monologue chaque semaine, feu d'artifice de comique et d'invention verbale dont l'apparente facilité masque trois jours d'écriture. Dans le rôle d'un jeune aristo féroce au dégoût impitoyable, qui surnage dans le succès et le sexe, Bedos n'épargne personne, des plus hauts politiques aux médiocres les plus anonymes de la foule démocratique. La guillotine par la parole, ou l'assassinat satirique comme l'un des beaux-arts ! Quel plaisir parisien plus délicieux, depuis que la Révolution est un scoop éventé (les Français l'ont déjà fait une fois), que de couper des têtes avec des mots ?

 

Il y a du Swift et du Rabelais chez Nicolas Bedos, un art théâtral de mêler l'épique et le drolatique qui confine au génie comique. Gauche, droite, socialistes, umpistes, Mélenchon, frontistes, showbiz, BHL, Finkielkraut, Kadhafi, le printemps arabe, DSK, le Festival de Cannes, tout ce qui paraît important aux yeux des gens sérieux devient l'instant d'un monologue, sous l'effet de son débit mitrailleur, un simple détail dans la vaste et joyeuse comédie de l'existence. On ne résiste pas à ses saillies sur Jack Lang (« il passe tellement de temps à la télé qu'on ne le démaquille même plus »), Dominique de Villepin (« même en costume trois-pièces il a l'air en maillot de bain »), à sa mauvaise foi – hénaurme – non plus qu'à sa cravate dénouée de millionnaire involontaire. Prenant plaisir à insulter tantôt la foule (qui en redemande), tantôt son prompteur (qui ne peut parler), l'insolent enfile dans une narration suivie, avec l'aplomb directeur du verbe, des scènes pourtant burlesques et disparates. Comment fait-il ? C'est là une secrète alchimie, qui rassemble le talent théâtral, le génie comique et l'esprit littéraire.

 

Ces dernières années, notamment avec son spectacle « Le Point sur Robert », Fabrice Luchini s'était imposé comme l'un des meilleurs représentants de cette spécificité française qui a fait de l'esprit littéraire la condition de la séduction scénique. Luchini l'a merveilleusement démontré : la langue est intelligence, la langue est jeu. Au détour d'un mot à double sens ou d'une citation archaïque, à travers les épaisseurs obscures de la métaphore se dévoilent les noces de la pensée qu'interdit le pragmatisme gestionnaire de la société contemporaine. Valéry, Barthes, Céline, Baudelaire, Proust et, plus tôt cette année, dans un spectacle à part qui lui était consacré, Philippe Muray : Luchini parle au public à partir d'une tradition littéraire qui lui prête littéralement voix. De la même façon qu'il a donné à la France, Luchini a été créé par elle, par le poids cumulé de son histoire. Imagine-t-on la quantité d'écrivains morts, le nombre de pages brûlées, d'apéros et de séances de torture intellectuelle qu'il a fallu en France pour accoucher des meilleures lignes d'un Proust ou d'un Rimbaud ? C'est entendu, Luchini et Bedos ne portent pas la même gravité artistique que les grands écrivains, il n'empêche que la nature de leur charme scénique est un lointain écho d'une musique qui remonte aux sources de leur culture.

 

L'esprit littéraire est comme l'éros : il est rebelle aux normes, aux conventions. On croit le figer dans une caricature et le voilà qui se ranime en terrain hostile, dans le cube plasma honni, support de toutes les médiocrités (la télé !), sous la main joueuse d'un dilettante de 30 ans... Dragué par tous les producteurs du pays, Nicolas Bedos, dit-on, voudrait retourner à son théâtre et ses mises en scène, lui qui soutient n'avoir jamais fait de la télé sérieusement. Est-il au début d'une carrière prolifique et durable ? Ou aura-t-il la coquetterie du dandy, qui préfère s'éclipser aussitôt apparu ?

 

Quel que soit son choix, l'effet Bedos aura été beau.


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