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Art, culture et politique. Quelques réflexions sur l’éclipse du monde

Un texte de Serge Cantin
Thèmes : Art, Culture, Politique
Numéro : vol. 13 no. 2 Printemps - été 2011

Ce colloque a pour thème « la Cité et les arts ». Le premier terme désigne une réalité politique; le second relève de ce que l’on appelle communément la culture. Entre les deux, la conjonction « et » laisse entendre qu’il existe un lien ; plus encore, elle incite à penser ensemble ces deux dimensions du monde humain que sont la culture et la politique. C’est donc à cette tâche que je m’appliquerai ici, non sans solliciter d’avance votre patience et votre indulgence face à la témérité dont je fais preuve en m’aventurant à traiter en trois quarts d’heure d’un sujet aussi vaste et complexe que celui des rapports entre l’art, la culture et la politique.

Toutefois, avant d’entrer comme on dit dans le vif du sujet, je voudrais évoquer un souvenir personnel qui tiendra lieu d’entrée en matière à la problématique que j’essaierai ensuite de développer en m’inspirant de quelques auteurs, principalement – et cela n’étonnera guère ceux qui me connaissent un peu – de Fernand Dumont et aussi de Hannah Arendt, que je ne suis pas le seul à considérer comme le plus grand penseur politique du xxe siècle. Ce qui ne l’aura d’ailleurs pas empêchée, comme nous le verrons, de réfléchir sur la culture, sans cependant jamais perdre de vue le rapport que celle-ci entretient avec la politique, aussi éloignés que puissent paraître à première vue ces deux domaines.

Mais permettez d’abord que je me souvienne, et qui sait, peut-être, que je réveille en vous des souvenirs semblables au mien.

***

Il y a trente-cinq ans presque jour pour jour, je prenais l’avion pour la première fois. Destination : Paris, la France, la mère patrie, un pays qui représentait alors pour moi, comme pour tant d’autres Québécois de ma génération, la quintessence de la vieille Europe, un lieu presque mythique. Car j’ai grandi dans une sorte de culte de la France, de son histoire glorieuse et de sa culture universelle, de ses héros et de ses grands écrivains, de sa chanson et de son cinéma. Pour le jeune adulte que j’étais en 1975, la France était moins un pays réel qu’un pays rêvé semblable à celui des contes de mon enfance. C’est dire l’état d’excitation dans lequel je me trouvais avant mon départ, comme si, littéralement, j’allais au devant de mon rêve.

Vous étonnerai-je si je dis que la France réelle n’a pas déçu mon rêve ? Au contraire, et pour le dire dans une langue qui fascine tant les Français d’aujourd’hui : « my dream came true ». Cela existait donc. Les mots des romans et des poèmes dont je m’étais nourri, les paroles que les chansons de Piaf, de Trenet et de Montand avaient gravées dans ma mémoire, les images de la « douce France » qui m’habitaient depuis mes jeunes années, tout cela soudain prenait vie, éveillant en moi des sensations nouvelles, me révélant des sons, des odeurs et des saveurs inconnus et que je n’oublierais plus. Et puis, dans une ville comme Paris, le sentiment diffus de me trouver dans une Cité véritable, dans un espace où non seulement la parole compte, où elle est agissante, mais dans un domaine qui a été conçu, selon les mots d’Arendt, comme « une sorte de mémoire organisée afin que  les activités humaines les moins tangibles et les plus éphémères, les actes, les paroles et les histoires qui en sortent, deviennent impérissables ».

Je sais bien que ce jugement, Hannah Arendt l’appliquait d’abord et avant tout à la Cité grecque, à la polis. Et sans doute le Paris que je découvrais était-il fort éloigné de l’Athènes de Périclès. Reste que, en 1975, le général de Gaulle n’avait quitté la scène politique que depuis sept ans, avant d’aller mourir de chagrin à Colombey-les-deux-Églises. Or de Gaulle n’est pas seulement ce général qui, du haut du balcon de l’hôtel de ville de Montréal, lança un jour un retentissant « Vive le Québec libre » ; c’est aussi et surtout l’homme de l’appel du 18 juin 1940, qui exhortait les Français humiliés à la Résistance. De Gaulle, c’est l’homme politique comme il n’en existe malheureusement plus aujourd’hui, celui dont les paroles n’étaient ni vides ni mystificatrices, mais étaient faites au contraire pour révéler des réalités ou en créer de nouvelles.

Il y avait encore autre chose dans cette découverte émerveillée que je faisais de la France. Car, à travers elle, c’est l’Ancien Monde que je découvrais, un monde dont l’histoire se perdait dans la nuit des temps, un monde qui avait su, tant bien que mal, résister à l’usure du temps, ou, plutôt, que les hommes, génération après génération, avaient cru devoir sauver de la destruction. La France, cette « immense stabilité », disait le philosophe Emmanuel Levinas. Marchant sur les siècles des pavés ou assis sur un banc dans le jardin d’un cloître gothique, c’est elle, cette « immense stabilité », cette permanence du monde que je sentais vibrer sous mes pieds, moi le touriste venu du Nouveau Monde.

***

Vous vous demandez sans doute ce que ce souvenir personnel vient faire ici, quel est son rapport avec le sujet de ma conférence. Eh bien, il s’y rapporte en ceci qu’il y est question du monde. Drôle de question. Tout le monde ne sait-il pas d’emblée ce qu’est le monde ? À moins qu’il n’y aille de la question du monde un peu comme de la question du temps. Qu’est-ce que le temps ? « Si personne ne me pose la question, je le sais; si quelqu’un pose la question et que je veuille expliquer, je ne sais plus », écrivait il y a longtemps saint Augustin.

Mais si nous ne savons plus au fond très bien ce qu’est le monde, c’est peut-être parce que nous l’avons perdu. L’idée est moins saugrenue qu’elle n’y paraît. Je me permettrai d’invoquer ici un argument d’autorité. Certains parmi vous ont peut-être déjà lu ne serait-ce que des extraits du chef-d’œuvre d’Alexandre Koyré, Du monde clos à l’univers infini. Dans l’avant-propos de ce livre, l’auteur évoque les différentes interprétations que l’on a proposées de la révolution scientifique des xvie et xviie siècles: substitution de la scientia activa à la scientia contemplativa, de la praxis à la theoria ; sécularisation de la conscience; remplacement du schéma finaliste par l’explication mécaniste ; découverte par l’homme de sa subjectivité, etc. Pour Koyré, toutes ces caractérisations ne sont pas fausses, mais voici ce qu’il écrit :

Je crois, toutefois, qu’il s’agit là d’expressions et de concomitants d’un processus plus profond et plus grave, en vertu duquel l’homme, ainsi qu’on le dit parfois, a perdu sa place dans le monde ou, plus exactement peut-être, a perdu le monde même qui formait le cadre de son existence et l’objet de son savoir, et a dû transformer et remplacer non seulement ses conceptions fondamentales mais jusqu’aux structures mêmes de sa pensée.[1]

Ainsi, selon Koyré, avec le passage, au tournant du xviie siècle, « du monde clos à l’univers infini », l’homme, du moins l’homme occidental, aurait-il perdu ce que les Grecs avaient appelé le cosmos, c’est-à-dire un ordre antérieur à l’activité humaine et s’imposant comme un modèle où chacun avait sa place fixée à l’avance de toute éternité – comme c’était encore le cas dans la société médiévale, dont la structure  renvoyait à un modèle dans le ciel, à un ordre transcendant. Il n’entre pas dans mon propos d’examiner les causes ou les événements qui furent à l’origine de cette perte ou de cette éclipse du monde. Quant à l’objection selon laquelle ce cosmos n’était pas un monde réel, j’admets qu’il s’agissait en effet d’un monde imaginaire, mais qui ne servait pas moins de référence et de support à la vie réelle des hommes, à leur existence commune, culturelle et politique. Voilà ce qui a été perdu, pour le meilleur et pour le pire, avec le passage « du monde clos à l’univers infini » : non pas, comme dit Arendt, « la capacité de croire », mais « la certitude du vrai » et celle, corrélative, du salut ; d’où, en contrepartie, ce « zèle […] pour la sincérité » et l’authenticité qui, depuis Jean-Jacques Rousseau, n’a fait que croître au point de mobiliser aujourd’hui toute une industrie médiatique de la confession.

Quoi qu’il en soit, la question se pose : si l’homme, en perdant le « monde clos », a dû, selon la formule de Koyré, transformer et remplacer « jusqu’aux structures mêmes de sa pensée », alors par quoi, par quelles « structures de pensée » l’homme devenu moderne a-t-il compensé la perte du Monde ? À cela, on pourrait répondre que l’homme moderne a remplacé le monde perdu par des visions du monde. « Le Monde en tant qu’image conçue, écrivait Heidegger, ne devient pas de médiéval, moderne; mais que le Monde comme tel devienne image conçue, voilà qui caractérise et distingue le règne des Temps Modernes.[2] »

Le « Monde en tant qu’image conçue » dont parle ici Heidegger n’est plus un cosmos, il n’est plus pour l’homme ni un modèle ni un lieu d’appartenance ; le « Monde en tant qu’image conçue », c’est le monde comme objet, le monde tel que le conçoivent la Science et la Technique modernes. « Ôtez toute chose que j’y voie », faisait dire Paul Valéry à son Monsieur Teste, cet esprit cartésien qui mettait radicalement en doute l’existence du monde donné pour mieux s’en rendre maître et possesseur par les seules puissances de sa raison.  « Ôtez toute chose que j’y voie »… et que j’y fasse. Car les Temps modernes marquent, du moins dans un premier temps, le triomphe de l’homo faber, du faire. Que fait l’homo faber moderne ? Il fait le monde, ou, plus précisément, il le refait à la faveur de sa mise à distance, une mise à distance elle-même rendue possible par la perte du cosmos et la défection de la culture traditionnelle. Comme le remarque Fernand Dumont, « si nous considérons, et depuis peu, la culture comme un objet, ce doit bien avoir quelque rapport avec des changements profonds dans la manière dont nous l’habitons[3] ». En d’autres termes, ceux encore une fois de Heidegger, les Temps modernes signent l’avènement d’une nouvelle « manière d’être homme qui consiste à occuper la sphère des pouvoirs humains en tant qu’espace de mesure et d’accomplissement pour la maîtrise et la possession de l’étant dans sa totalité[4] ».

L’esthétique, le « processus de l’entrée de l’art dans l’horizon de l’Esthétique », participe de cette nouvelle manière, spécifiquement moderne, d’être homme qui suppose une mise à distance du monde, une distanciation aliénante de l’homme comme sujet par rapport au monde comme objet. Autrement dit, pour que l’œuvre d’art apparaisse comme un objet esthétique se prêtant à un jugement de goût, il faut que l’unité organique qui liait l’homme au monde ait été rompue. Aussi n’est-ce pas un hasard si, comme Luc Ferry entre autres l’a montré, l’esthétique est née au xviiie siècle. Avant, dans l’Antiquité et encore au Moyen Âge, l’œuvre d’art n’était pas faite pour servir les fins de l’éducation ou de la perfection personnelles, elle était créée pour le monde, elle était un microcosme, un petit monde qui reflétait le grand monde commun à tous ; l’œuvre d’art était comme « une figuration du cosmos ». Quant à l’artiste, il se considérait plus lui-même comme « un intercesseur entre les hommes et les dieux[5] » que comme un créateur; et c’est d’ailleurs pourquoi, le plus souvent, l’artiste ancien ne signait pas ses œuvres, lesquelles n’avaient d’ailleurs d’autre finalité que d’apparaître et de témoigner, par leur beauté même, de la permanence du monde par delà la vie limitée des mortels et le va-et-vient des générations.

Les cathédrales, nous dit Hannah Arendt, furent bâties ad majorem gloriam Dei; si, comme constructions, elles servaient certainement les besoins de la communauté, leur beauté ne pourra jamais être expliquée par ces besoins, qui auraient pu être satisfaits par quelque indescriptible bâtisse. Leur beauté transcende tout besoin, et les fait durer à travers les siècles. Mais si la beauté, beauté d’une cathédrale comme beauté d’un bâtiment séculier, transcende besoins et fonctions, jamais, poursuit Arendt, [cette beauté] ne transcende le monde, même s’il arrive que l’œuvre ait un contenu religieux. Au contraire, c’est la beauté même de l’art religieux qui transforme les contenus et les soucis religieux ou autres de ce monde en réalités humaines tangibles.[6]

Je voudrais revenir un instant à mon souvenir de jeunesse, plus précisément à l’expérience que j’ai connue lorsque j’ai été pour la première fois exposé à la beauté d’une cathédrale. Cette expérience était-elle une expérience esthétique ? Oui et non. Oui, parce que, devant la beauté qui s’offrait à mes yeux, mon attitude était évidemment celle du sujet ou de l’individu moderne que je suis, celle, si j’ose dire, d’un voyeur. Et non, parce que j’étais trop ignorant, trop inculte, pour être ce « philistin cultivé » que raille Hannah Arendt. Mais, si je n’étais pas en mesure de comprendre et d’interpréter ce que je voyais, si je n’étais pas à proprement parler un Homo aestheticus, un esthète, un sujet exerçant son jugement de goût, qu’est-ce qui alors rendait mon expérience si forte, si prégnante, si inoubliable ? À défaut d’une meilleure formule, je dirais que c’est la découverte d’un monde perdu, d’un monde perdu dont la trace subsiste néanmoins dans les œuvres qu’il a laissées, dans des œuvres qui ne doivent leur pérennité qu’à leur beauté.

Bien sûr, réfléchissant à cela trente-cinq ans plus tard, j’interprète une expérience qui fut largement irréfléchie, une expérience que je n’ai vécue au fond que sous le mode de l’étrangeté et du mystère. Et il me faut reconnaître qu’aujourd’hui encore, lorsque je pénètre dans une basilique romane ou dans une cathédrale gothique, j’éprouve, malgré l’émotion dont je suis saisi, le sentiment que quelque chose d’essentiel m’échappe et m’échappera toujours en de tels lieux, et ce d’abord parce que je suis un homme du nouveau monde, non pas tant au sens géographique du terme qu’au sens époqual, au sens où je suis, nolens volens, un homme moderne, c’est-à-dire l’homme d’un monde acosmique, l’homme ou l’individu d’une société sortie de la religion. « La société sortie de la religion, écrit Marcel Gauchet, se caractérise […] par une détraditionnalisation radicale » qui « défait [le] rapport de coappartenance du présent avec le passé et d’incorporation du passé dans le présent[7] ». Cette détraditionnalisation, ajoute Gauchet, se traduit par une muséalisation qui « embaume le passé, le distancie, l’extériorise par rapport au présent, sous le signe d’un respect indifférent […] Ce que nous peinons de plus en plus à assurer, poursuit-il, c’est l’appropriation du sens du passé qui nous a faits, dans les œuvres et les monuments où il s’atteste. Appropriation qui est pourtant la condition de l’avènement à eux-mêmes d’acteurs historiques autonomes, en possession du monde où il leur est donné d’évoluer et de la culture qui le commande ».

Ce que Gauchet fait ici ressortir, c’est le lien sous-jacent qui unit l’art, la culture et la politique en tant que phénomènes du monde public, en même temps que la menace que fait peser sur eux et sur le monde public en général « la sortie de la religion » dans la mesure où cette sortie va de pair avec un processus de détraditionnalisation. Mais en quoi au juste la détraditionnalisation menace-t-elle tout à la fois l’art, la culture et la politique ? C’est ce que Gauchet lui-même a, me semble-t-il, un peu de mal à expliquer. Aussi ferai-je appel aux lumières de Dumont et de Arendt, qui ont tous les deux réfléchi en profondeur sur les implications culturelles, politiques et anthropologiques de cette détraditionnalisation, le premier dès Le Lieu de l’homme, paru en 1968, mais dans bien d’autres écrits par la suite, notamment dans L’Avenir de la mémoire, un petit livre issu d’une conférence et qu’il a publié à la fin de sa vie. Quant à Arendt, l’essentiel de sa réflexion sur ce thème se trouve dans Between past and future, paru en 1961 et traduit en français sous le titre La crise de la culture. Dans ce livre, qui est un recueil d’essais ou d’« exercices de pensée politique », comme le précise le sous-titre, Arendt écrit ceci :

[L]a disparition d’une tradition solidement ancrée (survenue, quant à la solidité, il y a plusieurs siècles) a mis en péril toute la dimension du passé. Nous sommes en danger d’oubli et un tel oubli – abstraction faite des richesses qu’il pourrait nous faire perdre – signifierait humainement que nous nous priverions d’une dimension, la dimension de la profondeur humaine. Car la mémoire et la profondeur sont la même chose…

Que la mémoire et la profondeur soient la même chose, la maladie d’Alzheimer, que nous appréhendons tous, en fait cruellement la preuve : perdre la mémoire, c’est se perdre soi-même, c’est perdre son identité, sa profondeur. Or ce que Hannah Arendt suggère dans le passage que je viens de vous lire, c’est que cette perte de la mémoire et de la profondeur ne concerne pas seulement les individus, mais qu’elle menace également les collectivités humaines elles-mêmes, les cultures, qui seraient sujettes à une semblable amnésie. On pourrait objecter qu’il s’agit là d’une métaphore abusive, qu’il existe une différence irréductible entre un individu et une société, de sorte que projeter sur celle-ci les pathologies de celui-là relèverait ni plus ni moins de la faute logique. Je pense néanmoins que l’analogie est justifiée ; plus encore, je crois qu’il existe, chez l’individu, une « dimension de la profondeur humaine » dont il est largement redevable à la société et à la culture qui l’ont vu naître, comme l’a du reste montré Maurice Halbwachs dans Les cadres sociaux de la mémoire. Mais en quoi consiste au juste cette « dimension de la profondeur humaine » ? Autrement dit, qu’est-ce que la mémoire ? Que l’on me permette de citer ici un long passage de L’Avenir de la mémoire de Fernand Dumont :

Malgré des disparités considérables entre les civilisations, un trait leur est commun : l’histoire s’y dédouble toujours. D’une part, elle se présente comme un flux d’événements qui surgissent plus ou moins au hasard et dont la direction est imprévisible; d’autre part, pour que l’action se fonde, pour que les groupements humains se pourvoient de raisons d’être et d’objectifs, il faut que soit envisagée une histoire différente qui, elle, paraît avoir un sens susceptible d’être projeté sur l’autre. Dans les collectivités et chez les individus, la mémoire n’est pas un éclairage externe porté sur le cours de l’histoire; elle est l’assomption d’une histoire énigmatique au niveau d’une histoire significative où l’interprétation devient vraisemblable et la participation envisageable.

Cette « assomption », ce dépassement, ce dédoublement de l’histoire, n’est-ce pas cela au fond l’enjeu fondamental de la mémoire ? La « dimension de la profondeur humaine » que Hannah Arendt assimile à la mémoire, cette dimension ne réside-t-elle pas dans la capacité ou la faculté de se dédoubler, c’est-à-dire de prendre distance par rapport à soi pour réfléchir et interpréter sa condition ? Contrairement à l’animal, qui est déterminé à agir comme il agit parce qu’il ne vit qu’à un seul niveau, que dans un milieu auquel il est parfaitement adapté, l’homme, lui, est un être foncièrement divisé ou déchiré entre deux niveaux, entre un milieu et un horizon, entre ce que Dumont appelle aussi la culture première et la culture seconde, laquelle est un dépassement de la culture première, de la culture vécue, un dépassement dont l’œuvre d’art demeure le modèle.

Or, c’est précisément ce dépassement, ce dédoublement qui, pour Dumont comme pour Arendt, se trouve radicalement compromis par la détraditionnalisation. Car la Tradition au sens où l’entendent nos deux auteurs ne se réduit pas à un ensemble de coutumes ou d’habitudes de vie dont les hommes pourraient changer comme on change de chemise ; la Tradition désigne plutôt, comme le dit encore Dumont, « la persistance millénaire d’un lieu de la Transcendance, d’une césure par laquelle la collectivité ou l’individu pouvaient interpréter leur immanence en la réfractant sur un autre monde ». Tel est le rôle que jouait la Tradition dans les sociétés prémodernes; elle était comme une métahistoire qui surplombait les événements de l’histoire empirique et permettait de les interpréter, de leur donner sens. Voilà ce qui n’est plus assuré avec la sortie de la Tradition, comme l’avait du reste parfaitement compris Alexis de Tocqueville il y a plus de 175 ans, quand il affirmait que : « Le passé n’éclairant plus l’avenir, l’esprit marche dans les ténèbres ». En effet, quand le sens n’est plus donné dans une Tradition fondatrice, dans une métahistoire, il est à chercher indéfiniment dans les ténèbres de l’histoire. Voilà ce que c’est que d’être « absolument moderne », selon la formule de Rimbaud. Être moderne, c’est quitter l’âge traditionnel pour entrer dans l’âge proprement historique ; c’est vivre ou tâcher de vivre dans l’immanence sans le soutien d’une Tradition ou d’une Transcendance, sans fil conducteur pour nous guider dans les dédales de l’histoire ; et cela, c’est vraiment une autre manière d’être homme ou, plus précisément, une autre manière pour l’homme de se situer dans la temporalité, de composer avec la grande énigme du temps.

***

Ainsi, après la question du monde, nous voici confrontés à la non moins redoutable question du temps que j’ai évoquée incidemment en citant les paroles de saint Augustin. Qu’est-ce que le temps ? À cette question, les réponses sont le plus souvent négatives : le temps c’est ce dont nous ne pouvons nous abstraire, ce que nous ne pouvons maîtriser. Un écoulement incessant et irréversible. « Ne pouvoir détruire le temps, ni l'avidité dévorante du temps, telle est la détresse du vouloir », disait Nietzsche dans son Zarathoustra. Cette détresse est la nôtre quand, dans nos moments de lucidité ou de désespoir, nous éprouvons le vif sentiment de l’éphémère, la dure certitude que rien ne dure, que tout passe, que tout devient et disparaît. Et comme le poète, il nous arrive alors de demander, de supplier en vain : « Ô temps, suspends ton vol, et vous, heures propices ! Suspendez votre cours… »

L’existence humaine est, comme toute vie sur cette terre, vouée à ce que le bouddhisme appelle la loi de l’universelle impermanence. Sauf que les hommes sont les seuls à pouvoir énoncer cette loi, les seuls qui aient conscience de l’impermanence, c’est-à-dire du temps. On pourrait même dire qu’il n’existe de conscience que du temps, que la conscience est originellement conscience du temps. Mais cette conscience originelle du temps est aussi, comme l’a montré Hegel, une conscience malheureuse. La conscience est en effet malheureuse de se découvrir dans l’élément du temps, elle qui aspire à l’éternité. Voilà pourquoi depuis qu’il y a conscience, depuis que l’homme existe, celui-ci s’invente des figures de l’immortalité et de la permanence en créant des œuvres d’art ou en fondant des civilisations, des cultures, des religions, des cités et des États : autant de remparts contre les assauts répétés du temps, autant de manières pour la conscience de surmonter son malheur originel.

Bien sûr, ces remparts de la conscience, ces institutions religieuses, culturelles, politiques, ne sont que des parades au temps, que des illusions. Nulle culture, aussi riche soit-elle, nulle œuvre, aussi géniale et sublime soit-elle, nulle religion, aussi contraignante soit-elle, nul État, aussi totalitaire soit-il, rien ne saurait empêcher les hommes de vieillir et de mourir, d’être et de se savoir mortels. Rien sinon ce qui rendrait les hommes surhumains ou inhumains en les rendant immortels, comme y travaille de nos jours un certain pouvoir technoscientifique et biomédical en sapant les institutions humaines de la permanence au nom de la vie, au nom de ce que Hannah Arendt appelle « le processus dévorant de la vie », un processus travesti sous le masque trompeur du progrès ou de ce que l’on appelle aussi – dans cette novlangue qui nous tient trop souvent lieu de pensée – le « développement durable », où rien ne dure sinon le développement lui-même.

Pour bien faire comprendre ce quArendt veut dire quand elle parle du « processus dévorant de la vie », il faudrait exposer les grandes lignes de son interprétation de la condition de l’homme moderne, ce qui requerrait une autre grande conférence… Disons, pour simplifier à l’excès, que ce quArendt met en évidence, ce qui lui apparaît déterminant à l’époque moderne, qui commence pour elle au xvie siècle, c’est l’apparition sur la scène publique de l’économie, de ce que les Grecs anciens appelaient l’oikos, c’est-à-dire toutes ces activités liées au processus vital, à la production et à la reproduction de la vie, toutes ces activités qui, avant l’époque moderne, avaient été laissées dans l’ombre, confinées au domaine privé de la maisonnée et de la famille. Où est le problème, me direz-vous ? Le problème, pour Arendt, c’est ce que ces activités économiques, aussi nécessaires soient-elles, aussi vitales soient-elles pour l’homme, n’en demeurent pas moins des activités essentiellement futiles. Futiles au sens où elles n’ont d’autre but que la perpétuation de l’espèce humaine. Futiles parce que, à la différence de l’œuvre, cette activité qui fournit au monde ces objets durables que sont les monuments, les livres, les tableaux, etc., l’activité économique, elle, ne laisse rien derrière elle, les objets qu’elle produit grâce au travail humain ou à celui des machines n’étant pas faits pour durer, pour rester dans le monde, mais pour être consommés ou jetés après usage et remplacés par d’autres objets, par d’autres produits, et cela indéfiniment. Telle est la futilité propre au processus vital, à l’activité économique du travail, laquelle n’est pas moins futile quand le travail devient comme à l’époque moderne, grâce à la rationalisation du travail et au machinisme, extraordinairement fécond, extraordinairement productif.

Mais, encore une fois, où est le problème ? Eh bien, le problème, ou le danger, pour Arendt, c’est que, éblouis ou aveuglés par l’extraordinaire productivité de ce processus sans fin de la production et de la consommation, les hommes ne soient plus en mesure de reconnaître la futilité et le non-sens d’une telle productivité ; qu’ils n’aient même plus conscience de l’absurdité d’une vie axée sur la consommation. N’est-ce pas en effet le danger qui nous guette dans nos sociétés où tout semble devenu objet de production et de consommation, la culture elle-même ? Ne parle-t-on pas de produit culturel et d’industrie culturelle ?:

La vie, écrit Hannah Arendt, est un processus qui partout épuise la durabilité, qui l’use, la fait disparaître […] La vie est indifférente à la choséité d’un objet; elle exige que chaque chose soit fonctionnelle, et satisfasse certains besoins. La culture se trouve menacée quand tous les objets et choses du monde, produits par le présent ou par le passé, sont traités comme de pures fonctions du processus vital de la société, comme s’ils n’étaient là que pour satisfaire quelque besoin.[8]

Pour paraphraser le titre du beau film de Bertrand Tavernier, le danger qui nous menace c’est « la vie et rien d’autre », la vie et son spectacle, le spectacle futile de la production et de la consommation de gadgets et de téléréalités. Le danger, c’est qu’un jour l’immense majorité des hommes ne soient plus que des spectateurs passifs d’un simulacre de monde. Dans la conférence d’ouverture qu’il a prononcée dans le cadre du Congrès mondial de philosophie en 1983, Fernand Dumont portait un diagnostic inquiétant sur notre société du spectacle :

Pour qu’un événement, un modèle, un projet aient quelque consistance, pour que l’on s’y sente compromis, pour que l’on soit tenté d’y prendre parti par un engagement venant de ses intentions et de sa vie, il leur faut un point d’appui dans une histoire dont on puisse espérer de quelque manière modifier le cours. Lorsque dans son milieu, dans sa vie quotidienne, tout devient relatif, il ne reste plus qu’à voir défiler devant soi cette relativité, qu’à la vérifier dans un spectacle. À mesure que les événements se multiplient et s’entrechoquent, comment y intervenir ? Il n’y a d’autre recours que de s’asseoir au bord du chemin de l’histoire pour regarder le défilé des acteurs, des politiciens, des artistes, des scientifiques, et parfois des philosophes.

Nous sommes loin ici de l’optimisme naïf des chantres de la postmodernité qui exaltent les vertus libératrices de « l’ère du vide ». Dumont nous invite plutôt à réfléchir sur le sort que « l’empire de l’éphémère » réserve à la « dimension de la profondeur humaine », à la mémoire et à la culture. Il nous prévient du danger qu’un jour il n’y ait plus de « lieu de l’homme », c’est-à-dire de figures un peu fermes de la permanence, de milieux de vie et d’horizons un peu consistants pour l’existence humaine ; qu’il n’y ait plus de durable que le processus dévorant de la vie. Jusqu’à ce que ce processus ne finisse par dévorer l’homme lui-même en le réduisant, comme à Auschwitz, à une chose jetable ou manipulable ad libitum. Hannah Arendt, qui s’y connaissait en totalitarisme, disait : « Le monde devient inhumain lorsqu’il est emporté dans un mouvement où ne subsiste aucune espèce de permanence ».

Serge Cantin*

Conférence au colloque Une cité pour l’homme: la cité et les arts, Cégep de Trois-Rivières, 3 juin 2010.



NOTES

*      Serge Cantin enseigne au département de philosophie de l’Université du Québec à Trois-Rivières.

[1]       Alexandre Koyré, Du monde  clos à l’infini, trad. de l’anglais par Raïssa Tarr, Paris, Gallimard, 2003 [1957], p. 11. Est-ce la bonne édition? L’auteur ne le spécifiait pas?

[2]       Heidegger, p. 118. Dans quel livre et quelle édition?

[3]       Fernand Dumont, p. 270. Dans quel livre? Le Lieu de l’homme ou L’Avenir de la culture?

[4]       Heidegger, p. 120. Dans quel livre et quelle édition?

[5]       Luc Ferry, dans quel livre?

[6]       Hannah Arendt, p. 267. Dans La crise de la culture? Quelle édition?

[7]       Marcel Gauchet, p. 243. Dans quel livre?

[8]       Hannah Arendt, Condition de l’homme moderne, p. 109 et 266. Quelle édition?



 


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