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La pauvreté de l’architecture à Montréal. Une profession en quête de soutien et de diversité

Un texte de Jean-Claude Marsan
Dossier : Le Québec a-t-il mal à son architecture?
Thèmes : Architecture, Culture, Québec, Société, Travail
Numéro : vol. 13 no. 2 Printemps - été 2011

Personne ne contestera le fait que l’architecture à Montréal, sauf exceptions, ne se distingue pas aujourd’hui par sa créativité, voire par sa qualité. La métropole aurait-elle perdu sa capacité de produire une architecture d’intérêt ? La réponse requiert d’être nuancée car cette même interrogation s’est posée auparavant presqu’à chaque décennie, plus particulièrement lors des périodes de ralentissement économique. Ce qui la rend sans doute plus pertinente aujourd’hui, c’est que la crise de 2008 fut précédée par un long intervalle de prospérité relative. Pourquoi Montréal n’en a-t-elle pas profité pour se doter d’édifices remarquables ? Comment expliquer une telle situation ?

À notre avis, trois explications s’imposent. La première a trait au fait que l’influence de l’urbanisme fonctionnaliste et de l’architecture moderne, lesquels se sont avérés impuissants, ici comme ailleurs, à satisfaire les besoins complexes des sociétés contemporaines, continue néanmoins d’opérer en souterrain, ralentissant la transition vers une architecture davantage adaptée à la ville postmoderne. La deuxième est liée aux changements importants de la structure administrative qu’a connus la ville de Montréal ces dernières années et qui, associés à la faiblesse des acteurs politiques, ont ouvert la porte à la médiocrité dans les domaines liés à l’aménagement. La troisième concerne enfin la profession d’architecte, laquelle a subi les contrecoups de ces situations tout en ayant tendance à se replier sur elle-même. Mais avant toute chose, pour bien comprendre la problématique en question, il faut se pencher sur ce que l’on entend vraiment aujourd’hui par la notion d’architecture en milieu urbain.

 

L’ARCHITECTURE URBAINE

 

Les progrès fulgurants de l’informatique et du numérique ont changé les modèles architecturaux des décennies précédentes. On ne jure plus maintenant que par le musée Guggenheim de Bilbao de Frank Gehry, on encense le « cornichon » iconique de Normand Foster à Londres et on se pâme devant la forêt de totems architecturaux de Dubaï et de Shanghai. Pour assurer leur branding, nombre de villes en quête de reconnaissance se tournent désormais vers les  « stars-architectes », les Gehry, Koolhas, Libeskind, Renzo Piano, Nouvel et autres architectes à la signature électrisante. C’est l’ère de l’architecture spectacle et, en parallèle, de la domination du marché.

Le principal inconvénient de cette vogue est qu’elle perpétue la notion de l’architecture comme un objet d’art qui peut être transplanté, à l’exemple d’une sculpture, dans n’importe quelle ville tout en gardant son pouvoir d’attraction. Or le rôle de l’architecture dans la cité n’est pas uniquement d’étonner et de ravir les touristes : elle doit aussi servir les citoyens et contribuer à améliorer leur qualité et leur milieu de vie. Comme le souligne l’éminent sociologue Michel Maffesoli, dans la ville postmoderne, c’est l’espace comme support aux styles de vie et à la socialité qui est devenu important de façonner.[1] Ce qui est nécessaire à Montréal comme ailleurs, c’est une architecture capable de s’inscrire dans le contexte urbain en témoignant d’une mission sociale, de la culture locale et du génie du lieu.

Dans cette optique, même si elle ne présente pas d’œuvres architecturales exceptionnelles, la Cité du Multimédia offre un modèle d’architecture urbaine qui mérite considération.  Borné par la rue McGill à l’est, la rue de la Commune au sud, l’autoroute Bonaventure à l’ouest et la rue William au nord, le site de la Cité du  Multimédia occupe près de la moitié Est du Griffintown historique. C’est un secteur où s’étaient établis à partir des années 1850 des manufactures, des fonderies, des entrepôts, un poste central électrique et autres entreprises du genre et qui est  choisi en 1998  pour y développer cette Cité.[2] Ce projet visait à y attirer des compagnies liées aux médias, notamment à la conception en informatique, à la fois pour tirer profit du bâti existant et pour attirer des personnes susceptibles d’y travailler et/ou d’y résider, le tout visant en parallèle à stimuler la revitalisation du Vieux-Montréal historique situé à proximité.

Ce secteur a été presque complètement revitalisé en une décennie en mettant en valeur la grille de rues héritées des siècles précédents. Plusieurs vieux bâtiments ont trouvé une nouvelle vocation et de nouveaux ont été insérés dans le tissu urbain.  On y trouve des ateliers, des compagnies informatiques, des logements, quelques commerces, une galerie d’art fort animée, la Fonderie Darling.

Le paysage urbain est hétéroclite par ses volumes, ses hauteurs, ses styles architecturaux et ses matériaux, mais n’est pas déplaisant pour autant. Le neuf fait bon ménage avec l’ancien : celui-ci n’est pas figé mais s’adapte à une vie nouvelle et crée une architecture hybride, originale, évolutive. On peut décrypter cette évolution du bâti par les matériaux employés pour les enveloppes des bâtiments: la pierre, la brique, le béton, le métal, le verre. Bref, la Cité du Multimédia  a succédé à l’approche de la rénovation urbaine à l’américaine consistant à tout raser pour recommencer à développer.

Même si cette Cité  n’a aucune prétention comme telle et ne se déploie que sur quelques rues, elle constitue un bon exemple de l’approche de l’urbanisme culturaliste  qui a succédé à l’urbanisme progressiste.[3]  En prenant appui sur l’essence et la culture des lieux pour créer des espaces  nouveaux à partir de ceux qui y ont laissé des racines, elle a produit un paysage urbain original, vivant et accueillant.  L’architecture y est concernée par l’espace existant et agit comme élément d’intégration et de recomposition des paysages. Dans ce sens, cette architecture peut difficilement être cataloguée temporellement car elle est adaptable et évolutive.

 

LA PÉRÉNNITÉ DÉLÉTÈRE DE L’URBANISME PROGRESSISTE ET DE L’ARCHIECTURE

 

Comme la plupart des villes sur le continent, Montréal a été fortement marquée au cours des années 1960 par l’urbanisme progressiste (appelé également fonctionnaliste) et par l’architecture de style international, les deux étant dans leur nature indissociables. Cet urbanisme et cette architecture étaient orientés vers l’avenir, à savoir aménager une ville et créer une architecture fonctionnelles pour les générations à venir, en rompant avec le développement organique et les acquis des cultures locales. Ce fut la période des autoroutes, des tours et des barres.

Ici comme ailleurs, cette approche technocratique, qui a charcuté le tissu urbain et favorisé une architecture standardisée, a soulevé progressivement l’insatisfaction de la population. La faillite du projet de la Cité Concordia[4] dans les années 1970 a signalé à Montréal la fin de cette façon d’aborder le développement et l’aménagement de la ville.

Pourtant l’esprit et les idées des années 1960 alimentent toujours l’imaginaire de certains fonctionnaires qui œuvrent au sein de divers  ministères et services municipaux. Ainsi apparaissent régulièrement à Montréal des projets d’infrastructure et d’architecture qui se rattachent par plusieurs aspects aux archétypes de ces années de rattrapage et qui sont incongrus dans le contexte de la ville postmoderne. Cette situation s’avère d’autant plus alarmante que ces autorités gouvernementales comptent parmi les principaux donneurs d’ouvrage pour les architectes du Québec.

Cela fut le cas, par exemple, de l’agrandissement du Palais des Congrès au début des années 2000. La Société immobilière du Québec a ainsi écarté le projet gagnant du concours lancé à cette fin de façon à imposer son projet, à savoir un complexe simpliste et anonyme, à peine égayé par des pans de verre de couleurs variées, lequel a banalisé le caractère particulier de son secteur d’accueil. C’est encore le cas plus récemment du projet du Groupe Devimco à Griffintown qui, dans sa version originelle, n’avait rien à envier à la rénovation à l’américaine. Faisant fi du caractère de ce quartier historique, ce projet imposait une conception d’ensemble de type banlieusard et une architecture de style indéfini propre à dénaturer le paysage urbain existant.

C’est hélas toujours cette même approche obsolète qui est privilégiée pour le réaménagement de la rue Notre-Dame Est dans Mercier/Hochelaga-Maisonneuve : les ingénieurs du ministère des Transports ne semblent avoir aucun scrupule à chercher à répéter le désastre de l’autoroute en tranchée Décarie, laquelle a plongé les secteurs adjacents dans un marasme dont ils ne se sont jamais remis.

Aucune architecture créative et de qualité n’a fleuri le long de l’autoroute Décarie et il n’en aura jamais parce qu’un lieu urbain aussi sordide ne peut engendrer des chefs- d’œuvre. Même situation le long de l’autoroute Métropolitaine et de l’autoroute Ville-Marie, du moins jusqu’au début du recouvrement partiel de cette dernière. C’est là un des problèmes pérennes qui minent l’émergence d’une architecture de qualité à Montréal. Si on faisait de cette rue Notre-Dame un impressionnant boulevard planté, avec un corridor réservé aux transports en commun comme on en voit à Paris ou à Barcelone, cela créerait un contexte urbain susceptible d’attirer des investisseurs désireux de se démarquer par la qualité de leurs projets.

Le succès du Quartier International est très révélateur de cette situation. Tant que le square Victoria est demeuré un fourre-tout déstructuré et sans caractère, aucun projet d’architecture intéressant n’y a pris forme. C’est le réaménagement de ce secteur grâce à un projet de design urbain prenant appui sur l’héritage historique du square Victoria qui a favorisé, voire dans un certain sens requis, la qualité architecturale de la Caisse de dépôt.

Même des œuvres architecturales qui, à l’exemple de la Grande Bibliothèque, sont considérées de qualité auraient pu être mieux réussies si elles avaient été conçues avec une plus grande préoccupation pour la structure, l’identité et la signification des espaces urbains d’accueil. Ainsi cette Grande Bibliothèque, avec son échancrure béante à l’angle du boulevard de Maisonneuve et de la rue Berri, affaiblit l’encadrement de la place Émilie-Gamelin et en dilue le caractère. Ces deux structures, l’une de surface, l’autre volumétrique, sont juxtaposées sans aucune dynamique entre elles alors qu’elles auraient dû s’enrichir de la présence de l’une et l’autre. Encore une fois, c’est l’absence d’intégration au potentiel du paysage existant, l’absence d’approche de design urbain qui est à l’origine de cette faiblesse.

À l’opposé, pour ne prendre qu’un exemple, l’édifice ibm-Marathon, boulevard René-Lévesque Ouest, constitue une œuvre d’architecture remarquable, s’intégrant d’une façon originale, malgré l’énorme différence d’échelle, à l’église Saint-Georges, à la gare Windsor, voire au dôme de la cathédrale Marie-Reine-du-Monde auquel la forme de sa tour fait écho du côté de la Place du Canada. Outre le talent des architectes concepteurs (Kohn Pederson Fox), c’est une étude de design urbain (réalisée par la firme Cardinal Hardy) qui a largement contribué à cette réussite architecturale et urbaine.

Ces quelques exemples montrent comment la qualité de l’architecture pourrait être améliorée à Montréal. Prenons uniquement comme exemple le cas du centre-ville. Montréal est historiquement une ville de places et de squares publics, ce qui constitue, avec une approche réfléchie de design urbain, un atout de taille pour susciter une architecture urbaine de qualité. Ainsi, si au lieu d’accumuler des projets sans liens entre eux ni relations avec ces lieux publics (comme c’est malheureusement le cas actuellement dans le cas du square Viger), la Ville mettait en avant un chantier modèle visant à doter d’excellentes études de design urbain des squares tels que Viger, Chaboilez, Cabot et Phillips, lesquels ont tous besoin de revitalisation à leur pourtour, elle créerait de cette façon un terreau fertile pour faire naître une architecture de qualité et mettre en valeur ces espaces publics.

C’est de cette façon que le maire Jean-Paul l’Allier de Québec a réussi à améliorer, avec l’aide de professionnels compétents, l’architecture et les paysages de sa ville durant ses seize années à la mairie, notamment dans le cas de la revitalisation du quartier St-Roch. Il a suivi le conseil de l’urbaniste Kenneth Greenberg, responsable du design urbain à Toronto dans les années 1980, à savoir intervenir d’une façon dynamique en prenant appui sur les infrastructures publiques. À Barcelone, au cours de la même période, Oriol Bohigas n’a pas agi autrement dans la réhabilitation des quartiers grâce à son approche d’urbanisme de projet.[5]

 

UNE ADMINISTRATION MUNICIPALE CONTRE-PRODUCTIVE

 

La saga des fusions et défusions, qui a fini par morceler la Ville de Montréal en une ville-centre et 19 arrondissements quasi autonomes, chacun doté d’un maire et de ses conseillers (en tout 103 élus dont 20 maires), constitue une des pires absurdités qui ait marqué l’histoire de Montréal. Cette structure a affaibli le leadership de la Ville comme entité porteuse de vision et soucieuse du bien public.

Cette absurdité ne se limite pas qu’au politique. C’est toute la capacité de la ville de se développer d’une façon cohérente qui est mise en cause. Ainsi, le mont Royal, qui constitue un bien collectif emblématique de tous les Montréalais, est-il partagé désormais entre quatre arrondissements et la ville de Westmount, chacun l’abordant et le gérant à sa manière. Non seulement le service d’urbanisme qui, auparavant, avait comme compétence tout le territoire de la municipalité, a été démantelé, mais les arrondissements sont maintenant en concurrence les uns par rapports aux autres et s’avèrent plus ou moins bien nantis de cadres professionnels capables d’orienter le développement sur leur territoire et d’en garantir la qualité.

Le projet des dernières années qui met le mieux en lumière cette absurdité, c’est celui du Groupe Devimco dont nous avons déjà fait état. Même s’il a été réduit de taille suite à la crise économique de 2008 et légèrement amélioré pour répondre aux diverses critiques, il démontre bien l’incapacité croissante de la Ville à gérer convenablement son développement : la qualité de l’architecture ne peut faire que les frais d’une pareille situation d’absence de vision et de contrôle.

Ce projet doit être réalisé dans l’arrondissement du Sud-Ouest, dans la partie Ouest de Griffintown voisine de la Cité du Multimédia. Or, dans les faits, cet ancien secteur industriel fait partie intégrante du centre-ville et le découpage des arrondissements vient obscurcir cette réalité. Ainsi, dans la version originale, avec ses centaines de milliers de mètres carrés d’espace commercial, ce projet entrait en concurrence directe avec les commerces du centre-ville (incluant ceux de la ville intérieure), situés dans un rayon de quelques kilomètres. L’atout pour le promoteur, c’est que son complexe s’avérait facilement accessible par automobile, à l’exemple de son centre d’achat Dix30 à Brossard. Pourtant, malgré cette situation fort discutable, les acteurs politiques et économiques de l’arrondissement du Sud-Ouest se sont montrés ravis d’avoir enfin un gros projet dans leur cour, sans se soucier le moins du monde de son impact négatif sur l’arrondissement Ville-Marie voisin.

Le rôle de l’urbanisme, c’est précisément d’éviter ce genre de confrontation et d’assurer la cohésion et la qualité du développement urbain. Avec le projet Devimco, malgré les progrès réalisés à partir de 1992 avec l’adoption du premier plan directeur de la Ville, Montréal revient 40 ans en arrière, à savoir à l’époque même du développement à outrance et sans contrôle symbolisé par la faillite du projet de la Cité Concordia.

Comme on l’a vu avec la Cité du Multimédia, un bon projet urbain capable de susciter une architecture originale, de qualité, c’est un projet qui surgit de l’esprit et de la culture des lieux : il nécessite un concept d’aménagement adapté qui s’inspire de la trame urbaine et de sa dynamique, des bâtiments existants et de la vie communautaire locale pour faire émerger un scénario d’aménagement approprié, capable d’ensemencer  une architecture de qualité. S’imaginer qu’en superposant un concept de centre commercial de banlieue sur la trame et l’héritage urbain de Griffintown et qu’en jouant avec la couleur de la brique on va engendrer des lieux d’usage captivants et une architecture attirante, c’est grandement s’illusionner et tromper la population.

Un des problèmes très sérieux de Montréal et qui banalise systématiquement son architecture, c’est que chaque fois qu’un promoteur sort un gros lapin, les élus, humant les retombées potentielles de taxes, déroulent le tapis rouge et agitent les épouvantails d’usage pour faire taire les critiques. Dans une pareille situation, ce sont ces promoteurs qui remportent la mise, le plus souvent avec des projets médiocres et les bons architectes, eux, restent sur la touche.

 

UNE PROFESSION EN PERTE DE RAYONNEMENT

 

Dans les années 1960, les architectes comptaient parmi les professionnels les mieux rémunérés au pays. Aujourd’hui, au Québec, le salaire moyen d’un architecte, malgré qu’il ait fait trois ans d’étude de baccalauréat, deux de maîtrise et trois autres de stage, est l’équivalent à celui d’un pompier et encore, ce dernier jouit habituellement d’une meilleure pension. Cette dégringolade ne peut s’expliquer seulement par des ralentissements économique et démographique. Cela reflète bien davantage le peu d’importance que les acteurs politiques et la population en général accordent aux architectes. Comme le répète à qui veut l’entendre Aurèle Cardinal, les architectes sont en train de se laisser confiner au rôle de « faiseurs d’images » ! Ce qui est encore pire, selon l’ancien président de l’Institut Royale d’Architecture du Canada, Yves Gosselin, c’est que les écoles d’architecture contribuent elles-mêmes à cette érosion de la profession par leur engouement pour l’image.[6]

Ce constat est flagrant, par exemple, lors de l’exposition annuelle des projets à l’École d’architecture de l’Université de Montréal, d’autant plus qu’il y a un penchant depuis quelques années à valoriser l’approche disciplinaire de l’architecte-artiste. Malgré les beaux discours sur l’inter et la multidisciplinarité véhiculés par la Faculté de l’aménagement, cette exposition se traduit habituellement par un festival des formes. L’ « architecture photo-shop »[7] caractérise bon nombre de projets étudiants, suscitant une concurrence d’ordre du spectaculaire et engendrant une atmosphère palpable de vedettariat. Les images oniriques résultant de l’approche des métaphores, par exemple, tendent dans plusieurs cas à occulter la complexité du réel, à simplifier les problématiques, à surfer sur l’usage et la socialité, enfin à minimiser la contribution réfléchie aux paysages culturels. Rares sont les professeurs qui abordent en atelier des projets réels, avec des clients réels…d’autant plus que les professeurs qui ne le font pas s’avèrent davantage sollicités par les étudiants ! Mais la vie professionnelle se chargera, ici comme aux États-Unis, de ramener ces derniers sur le terrain du réel :

The schools still prepare students for traditional, design-oriented careers, which lead to expectations which are constantly frustrated. Many go through long struggles to redefine and re-educate themselves so that they have skills more appropriate to the challenging opportunities this world offers to us.[8]

Il est normal que le design enthousiasme les étudiants et les professeurs. Mais ceux-ci n’ont guère avantage à se faire trop d’illusion sur les résultats à long terme. Comme dans le cas de la musique, de la peinture ou de la sculpture, les créateurs d’exception ne sont pas légion, à peine quelques-uns par génération. Et, dans un bon bureau d’architectes, seulement 15% environ du personnel se penche sur la conception, les autres contribuant par diverses autres interventions à la réalisation des projets. Ramener tout à la création comme si cela s’avérait un dogme de la profession, c’est contribuer à affaiblir celle-ci. Car les étudiants qui ont un talent relatif, et c’est la majorité par le force des choses, ne sont pas amenés à s’intéresser à d’autres facettes de la réalisation du cadre bâti pour lesquelles ils pourraient exceller davantage et contribuer à leur façon à façonner un milieu de vie de qualité.

La comparaison entre les contenus de la revue arq Architecture Québec et d’Urbanité, celle de l’Ordre des urbanistes du Québec, est très révélatrice de cette situation. Même si les urbanistes sont quatre fois moins nombreux que les architectes au Québec, ils abordent avec dynamisme une quantité considérable de sujets, dont plusieurs périphériques à leur profession, faisant des comparaisons entre les régions du Québec et avec d’autres villes dans le monde, incluent régulièrement dans leurs réflexions des problématiques d’architecture et occupent presque toute la place dans le design urbain. Dans le cas de la revue arq, malgré toute la bonne volonté de ses responsables, on ne sent pas cette même ouverture sur les relations complexes entre l’architecture et l’aménagement urbain, comme si l’architecture s’avérait un élément à part, qui ne peut être partagé avec d’autres professions.

Prisonnière de ses mythes qui lui font ignorer ou délaisser des champs de pratique et d’intervention, la profession d’architecte vivote au Québec, ses membres se faisant tasser régulièrement par le gouvernement du Québec et amenés à l’occasion à rogner sur leurs honoraires pour mettre la main sur des projets potentiels. Dans de tels cas, la concurrence n’est pas synonyme d’amélioration mais bien de détérioration de la qualité architecturale. Il n’y a pas que les ingénieurs qui profitent des cette anémie et de cette orientation univoque de la profession : des formations parallèles, comme celles des techniques de l’architecture offertes dans les cegep et des sciences de la construction dispensée à l’École de Technologie Supérieure, en font leurs choux gras.

Ce vide se manifeste enfin à un autre niveau. Ainsi, contrairement à ce qui se passe dans plusieurs pays, notamment en Grande-Bretagne, les architectes québécois sont absents des rouages usuels de la société. En effet, on en trouve rarement dans les groupes communautaires et de pression, lesquels contribuent à influencer l’opinion publique, et guère plus dans la fonction publique, dans les commissions, agences, organismes et conseils d’administration publics ou privés, instances dont les travaux et décisions peuvent avoir des répercussions favorables sur la profession et la qualité de l’architecture. Enfin, peu s’expriment dans les médias. Donc, à moins d’avoir un mandat professionnel, les architectes n’ont guère de possibilités de faire valoir leurs idéaux, d’influencer leurs concitoyens et d’avoir un impact sur l’environnement bâti. Cette situation contribue par contre à faire percevoir l’architecture comme une profession élitiste, davantage présente dans les galeries d’art qu’au sein de la communauté.

 

L’AVENIR POTENTIEL

 

Il est à espérer qu’une génération plus consciente des valeurs contemporaines en urbanisme et en architecture remplacera graduellement celle qui, dans les services provinciaux et municipaux, continuent d’imposer des idées et des conceptions appartenant à une période périmée et qui détruisent par le fait même la qualité de l’environnement et banalisent les paysages urbains. Heureusement, sur ce plan, il y a déjà un peu de lumière au bout du tunnel. Ainsi la Société immobilière du Canada a-t-elle réussi, par une approche éprouvée d’écoute de la population et en faisant appel à des professionnels qualifiés, de sortir le projet de Benny Farm à Notre-Dame-de-Grâce du cafouillis dans lequel il s’était embourbé durant une décennie. Son intervention avec une approche similaire aux bassins du Nouveau Havre, sur le site de l’ancien centre du tri postal, a de bonnes chances de porter des fruits viables également, à savoir produire une architecture de qualité qui s’inscrira dans l’esprit du lieu. Enfin, cette Société s’est vue confier récemment le sort du Silo n5 dans le Vieux-Port. Il n’est pas exclu qu’elle mette en avant un projet exaltant à l’exemple de celui de la Galerie Tate Modern à Londres, laquelle s’est insérée dans un habitacle fascinant, l’ancienne centrale électrique de Bankside sur la South Bank.

Il est à espérer que les Québécois et les Montréalais auront la sagesse de confier dans l’avenir le pouvoir politique à une élite capable de leadership et plus soucieuse de la qualité de leurs milieux de vie. Surtout qui s’engagera à sortir Montréal du marasme suicidaire dans lequel l’a plongée la saga des fusions et des défusions grâce à une administration municipale qui redonnera à l’urbanisme le rôle essentiel d’assurer la cohérence dans le développement urbain et fera la promotion du design urbain pour susciter une architecture contemporaine de qualité.

Mais les architectes doivent aussi se prendre en main. Nous vivons dans des sociétés complexes et la piste qui s’offre à eux pour reconquérir le terrain perdu n’est pas de se limiter qu’au seul édifice comme objet privilégié de design mais bien d’embrasser, dans une approche interdisciplinaire et pluridisciplinaire, tout l’environnement bâti, d’occuper graduellement la place, selon l’expression du professeur architecte et urbaniste Pierre Gauthier de l’Université Concordia, comme « les spécialistes du cadre bâti ». Les retombées d’une telle reconquête sont d’autant plus prometteuses que le cadre bâti a besoin non seulement de développement, mais de développement durable, de réhabilitation, de rénovation, de recyclage, de conservation, de mise en valeur, de gestion, d’entretien, etc. La poursuite de l’excellence relativement à la qualité du milieu de vie concerne chacun de ces domaines variés ouverts à la discipline de l’architecture.

 

Jean-Claude Marsan*

 

NOTES

*      Jean-Claude Marsan est architecte et urbaniste. Il est professeur émérite à l’École d’architecture de la Faculté de l’aménagement de l’Université de Montréal.

[1]       Michel Maffesoli, Notes sur la postmodernité. Le lieu fait le lien, Paris, Éd. du Félin/Institut du monde arabe, 2003.

[2]       Le secteur pour le développement de la Cité du Multimédia a été choisi par le gouvernement du Québec, Bernard Landry étant alors premier ministre.

[3]       L’urbanisme progressiste privilégiait les valeurs d’hygiène, d’efficacité et valorisait la technique. L’urbanisme culturaliste privilégie plutôt les valeurs culturelles traditionnelles.

[4]       La Cité Concordia est un immense projet de rénovation urbaine à l’américaine mis en avant par Concordia Estate dans le territoire borné par les rues Sainte-Famille, Milton, Hutchison et l’avenue des Pins. Seule une première phase a été réalisée, comprenant trois tours d’habitation de 30 étages, un édifice à bureaux de 26 étages et un hôtel de 15 étages, bâtiments  reliés par une infrastructure souterraine comprenant, entre autres, une petite galerie marchande. Cette phase, ayant entraîné la démolition de 225 habitations, a soulevé la colère des résidants du secteur, lesquels se sont mobilisés pour sauver quelque 700 autres logements de la démolition.

[5]       Voir à ce sujet Annick Germain et Jean-Claude Marsan (dir.), Aménager l’urbain de Montréal à San Francisco. Politiques et design urbains, Montréal, Éd. du Méridien, 1987, p. 53-76. L’urbanisme de projet consiste à préférer aux plans globaux les interventions concrètes et rapides visant notamment l’aménagement des espaces publics.

[6]       Propos recueillis lors de conversations avec Aurèle Cardinal et Yves Gosselin.

[7]       Logiciel de design graphique qui facilite la création de formes et d’images.

[8]       Kathryn H. Antony, « Design for Diversity : Implications for Architectural Education in the Twenty-first Century », Journal of Architectural Education, mai 2002, p. 264.



 


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