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Albert Thibaudet ou le promeneur magnifique

Un texte de Daniel Tanguay
Thèmes : Histoire, Littérature, Livres, Revue d'idées
Numéro : vol. 13 no. 1 Automne 2010 - Hiver 2011

La vaste mer de l’actualité éditoriale rejette parfois sur le rivage de précieux coquillages dont l’existence n’était connue que de quelques rares spécialistes. C’est le cas ces dernières années avec les rééditions des œuvres d’Albert Thibaudet (1874-1936) qui fut l’un des critiques français les plus importants de l’entre-deux-guerres. Coup sur coup, on a eu droit à de belles et savantes rééditions de ses Réflexions sur la littérature ou de ses Réflexions sur la politique[1]. Alors que ce dernier volume rassemble trois essais politiques ainsi que de nombreux articles portant sur l’actualité politique de son époque, les Réflexions sur la littérature regroupent dans un ordre chronologique la presque totalité des chroniques littéraires (144 articles) que Thibaudet a écrites pour la Nouvelle Revue Française de 1912 à sa mort. Avec ces deux ouvrages, nous avons à portée de main quelque trois mille pages de Thibaudet savamment commentées et annotées par Antoine Compagnon et son équipe. Ces éditions à la fois commodes, élégantes et savantes, sont propices à la flânerie littéraire et intellectuelle qui demeure le meilleur moyen de lire les critiques de Thibaudet. Il faut se laisser guider par le plaisir et l’instinct pour goûter vraiment Thibaudet. On ne doit surtout pas trop se fier aux titres et aux sujets apparents des chroniques. Le sujet traité est en effet bien souvent le point de départ de digressions toujours intéressantes qui nous instruisent des sujets les plus divers.

La critique de Thibaudet n’est pas une critique assise, elle est une critique marchante, voire gambadante. Thibaudet fut d’ailleurs lui-même un grand marcheur et un homme mobile dans tous les sens de l’expression[2]. Pendant sa courte carrière d’enseignant au lycée de 1898 à 1914, il prit congé quatre ans pour voyager. Helléniste de talent, il a ainsi traversé la Grèce à pied parcourant jusqu’à soixante-dix kilomètres par jour ! Toute sa vie, il sera ainsi en déplacement : pendant la Guerre, il suivra son unité dans ses déplacements dans l’est de la France, après la Guerre ; il enseignera à l’Université d’Uppsala en Suède et puis à l’Université de Genève en Suisse. Il n’abandonna pourtant jamais la maison familiale de Tournus (Bourgogne) où il revenait travailler et aussi se reposer pendant les vacances. De Tournus, il faisait fréquemment le voyage vers Paris où il suivait d’un regard à la proche et distant la vie littéraire. Thibaudet a donc passé une bonne partie de sa vie à se déplacer d’un lieu à un autre. Il profitait d’ailleurs de ses longs voyages en train pour se livrer à sa plus grande passion, la lecture. Il partit même à la guerre avec, dans son sac Montaigne, Virgile et Thucydide. Thibaudet fut un lecteur boulimique. Il faisait partie de ces lecteurs qui ont tout lu et qui retiennent leurs lectures. Thibaudet sait tout ou presque tout, des nombreux sujets qui ont retenu son attention : la philosophie, l’histoire, la géographie, la politique et, bien sûr, la littérature. Il n’est pourtant jamais pédant : il porte son érudition très légèrement et la distribue généreusement sans aucune arrière-pensée. Ses essais sont ainsi toujours bourrés d’allusions philosophiques, de références littéraires et de détails historiques et politiques. Ils donnent pour cette raison parfois le vertige et peuvent même à l’occasion lasser par leur profusion. Thibaudet connaît toutefois l’art de retenir son lecteur par la volonté qu’il a de viser, par-delà la connaissance livresque, la connaissance du cœur humain. Il philosophe toujours sans en avoir l’air.

Thibaudet s’inscrit dans la longue et solide tradition des moralistes français. Il exerce sa pensée sous la forme d’essais qui ont la forme de libres conversations autour de sujets les plus divers. Cet art de l’essai-conversation, inventé par Montaigne, fut adapté plus spécifiquement aux besoins de la critique littéraire par Sainte-Beuve. Thibaudet reprend cette forme de critique littéraire que l’on a qualifiée souvent en mauvaise part de critique impressionniste pour la distinguer de la critique historienne et savante. On peut toutefois se faire une idée plus positive de cette critique impressionniste. Elle est impressionniste, non par ignorance ou paresse, mais bien parce qu’elle cherche à épouser le mouvement de la pensée et de la vie. En se fondant dans l’inconstance de l’esprit et du cœur humains, elle s’efforce de donner une direction à la réflexion et de transmettre un art de juger et de vivre. À l’image de Montaigne et de Sainte-Beuve, ses modèles, Thibaudet nous fait perdre notre orientation dans un dédale de chemins pour soudainement nous indiquer d’une main secourable sinon la bonne voie, du moins une voie de sortie praticable. On peut être légitimement irrité par l’apparent bavardage de nos trois auteurs, mais il faut passer outre pour rejoindre par-delà les apparences les trésors de sagesse qu’ils nous réservent.

Tout imprégné de littérature et de poésie qu’il fut, Thibaudet, il ne faut pas s’y tromper, demeure philosophe. C’est du moins ainsi que l’a considéré Henri Bergson, son maître : « Thibaudet était philosophe avant tout ». Dans le même texte d’hommage, Bergson signale l’autonomie de pensée de son ancien élève contre ceux qui avaient trop tendance à en faire son trop sage disciple :

Maintenant, j’estime que Thibaudet fut trop modeste encore en déclarant avoir puisé sa méthode dans mes livres. On ne pratique pas une méthode avec une telle maîtrise si on ne l’a pas toujours portée en soi. Bien des fois j’ai constaté entre sa pensée et la mienne, selon l’expression de Leibniz, une “harmonie préétablie”. Et je suis convaincu que l’essentiel de sa philosophie eut été ce qu’il est, quitte à s’exprimer peut-être çà et là différemment, si je n’avais rien écrit ou s’il ne m’avait pas connu[3].

 

Le lecteur pourra pour lui-même trouver une confirmation de ce jugement en lisant les deux volumes écrits par Thibaudet consacré au bergsonisme ainsi que son ouvrage jusqu’à tout récemment inédit sur Socrate[4]. On ne peut explorer ici toute la richesse philosophique de ces travaux. Contentons-nous de formuler une évidence pour tout lecteur averti de Thibaudet : ce qu’il a retenu de Bergson, c’est une volonté d’aller par-delà des oppositions dialectiques tranchées pour rejoindre une unité plus fondamentale des phénomènes, l’unité de la vie. Il ne faut toutefois pas se méprendre sur la nature de cette saisie de l’élan de la vie : elle relève certes de l’intuition et se laisse difficilement traduire en termes purement conceptuels, mais elle est préparée par une réflexion tendue et rigoureuse qui ne dédaigne pas le travail de distinction conceptuelle. La dialectique philosophique et conceptuelle est ainsi au service de ce qui la dépasse : l’intuition première de l’élan vital qui traverse la vie.

Thibaudet applique cette méthode dans ses essais littéraires et politiques. Il s’efforce dans un premier temps d’épouser les points de vues les plus opposés. Il est le moins partisan possible dans ses jugements. Il préfère s’installer dans un point de vue qui lui est étranger, d’explorer toutes les raisons plausibles en sa faveur et de nous communiquer toute sa force persuasive. Cette capacité d’absorption empathique va si loin qu’il devient parfois difficile pour le lecteur de discerner le propre point de vue de Thibaudet et de savoir à quelle enseigne au juste il loge. Thibaudet adopte volontiers le point de vue de l’extérieur, ou comme il le dit lui-même, le « point de vue du belvédère ». En politique, il est libéral, radical – au sens français du terme – et plutôt de gauche. Il a pourtant examiné avec empathie les œuvres de Charles Maurras et de Maurice Barrès, penseurs du traditionalisme français[5]. Le rapport de Thibaudet à Maurras et Barrès est ambivalent. Il admire leurs talents littéraires et il n’est pas insensible à une certaine idée de la France présente dans leurs œuvres, mais il rejette fermement leurs projets politiques. Thibaudet n’a toutefois pas reconnu à leur juste mesure le potentiel destructeur des idées politiques de Maurras et Barrès. Cet aveuglement partiel repose peut-être sur la conception chère à Thibaudet selon laquelle le goût littéraire et la littérature en France sont, depuis le xixe siècle, « de droite » et opposées à la démocratie ainsi qu’à la modernité en général. Thibaudet semblait considérer que les valeurs aristocratiques et classiques avaient trouvé refuge dans la littérature. Or, par tempérament et formation, il n’était pas insensible à cet esprit classique et élitiste : de là l’attention continuelle qu’il porta tout au long de sa carrière aux écrivains de la droite réactionnaire. Il pouvait d’autant plus jouir de cette littérature que pour lui elle n’avait jamais eu et ne pouvait avoir en France une véritable efficacité politique.

Comme ce dernier exemple le montre, Thibaudet pousse très loin son esprit de libéralisme. Il est partisan – peut-on renoncer jamais totalement à l’être lorsque l’on est attaché à la liberté de la pensée ? – d’un « libéralisme spirituel » dont le père serait Montaigne. Ce libéralisme spirituel est fondé sur l’acceptation du pluralisme des sensibilités intellectuelles et des systèmes d’explication du monde. Ce pluralisme est d’ailleurs à son avis plus riche et exigeant que celui défendu par le libéralisme de type politique :

Le libéralisme politique est la conscience d’un pluralisme dans l’État, conscience de plusieurs partis irréductibles, que le libéral ordinaire tolèrera de bonne foi, mais dont le libéral raffiné, intégral, verra la pluralité, la coexistence, comme un bien à maintenir. Pour emprunter une image à André Gide, ou à son ami Édouard, le libéral va et vient dans un salon garni de tables où se jouent passionnément des parties. Il s’intéresse aux jeux, conseille successivement chacun des partenaires et, à suivre toutes ces parties, emploie plus d’activité et trouve plus de plaisir qu’à en mener de bout en bout une seule pour son compte[6].

 

Ce libéralisme intégral de Thibaudet peut agacer. On aimerait parfois que Thibaudet s’assoie à une table et joue cartes sur table. Là n’est pourtant pas le problème principal que pose le libéralisme intégral de Thibaudet. Il n’est pas de nature intellectuelle ou spirituelle, mais bien politique. Le critique littéraire et politique peut-il en effet tout accueillir dans la mesure où l’idée se trouve formulée de manière forte et belle ? Le libéralisme intégral ne tombe-t-il pas alors dans l’illusion typique du libéral pour qui la pensée suffit pour corriger les erreurs de la pensée ? Au plan politique, il semble que Thibaudet ait cru de bonne foi que la raison critique réussirait au bout du compte à user et à apprivoiser les dogmatismes doctrinaires qui s’affrontaient avec de plus en plus de détermination à partir de la fin des années vingt du siècle dernier. Thibaudet était mal préparé pour le passage aux extrêmes des années trente et, heureusement pour lui, il ne vécut pas assez longtemps pour en voir l’horrible conclusion. Son libéralisme intégral ne fut peut-être pas la meilleure stratégie à adopter au plan politique contre ceux qui désiraient en finir avec le type même d’esprit que Thibaudet incarnait avec tant de conviction.

L’attitude de Thibaudet révèle le paradoxe dans lequel tout observateur probe de la littérature, de la pensée et de la politique se trouve enfermé. Pour comprendre vraiment une pensée ou une œuvre qui est étrangère à sa sensibilité, le critique doit faire preuve d’une grande empathie pour en pénétrer le sens. Ce travail d’écoute est d’une extrême difficulté, car nous posons, sans en être toujours conscients, mille et une conditions avant d’accorder notre sympathie à une œuvre ou à une pensée. Rares sont les esprits réellement prêts à accueillir sans prévention la pensée qui ne répond pas à leurs préjugés. Thibaudet avait développé au plus haut point une telle capacité. Le danger cependant est que la faculté d’accueil de la pensée d’autrui en vienne à paralyser le moment du jugement ou de la décision intellectuelle qui doit prendre place après le travail d’appropriation d’une pensée étrangère à soi. La compréhension véritable implique que l’on se prononce sur la valeur de la pensée étudiée et que l’on prenne le risque du jugement. Or, un tel jugement est toujours affecté d’un degré plus ou moins grand de partialité, car juger, c’est aussi trancher et arrêter le mouvement de l’examen et du dialogue. Pour une certaine famille d’esprits, dont faisait partie Thibaudet, un tel jugement apparaît comme une simplification outrancière de la réalité, car la vérité de la pensée se trouve pour eux dans son mouvement contradictoire, non dans son arrêt. Ces esprits désireraient ne voir jamais cesser le dialogue, car ils ont la plus vive conscience du caractère mobile et fluide de toutes les pensées humaines. Leur refus de juger n’est-il pourtant pas une autre manière de juger ? Le fait de ne pas décider ne repose-t-il pas sur une décision ? Ne vaut-il pas mieux dès lors, en se tenant éloigné le plus possible de tout esprit partisan, prendre le risque de la décision véritable[7] ?

Par ces réflexions, je ne veux pas faire un mauvais procès à Thibaudet. Le libéralisme intégral de Thibaudet a ses vertus. Dans le climat intellectuel contemporain prompt à la dénonciation moralisante de tout ce qui, de près ou de loin, n’apparaît pas libéral aux yeux des nombreux censeurs contemporains, le libéralisme de Thibaudet peut servir d’antidote. Son « libéralisme hyperbolique » est une forme de libéralisme qui se conjugue avec une certaine modestie intellectuelle allergique à la bonne conscience libérale qui préfère la condamnation sans examen à l’exercice critique du jugement[8]. Pour Thibaudet, « le libéralisme ne se conçoit guère sans une critique du libéralisme[9] ». C’est un libéralisme prêt à penser contre lui-même et qui n’ignore pas sa propre précarité.

Cette vertu thérapeutique pour la pensée ne doit toutefois pas nous faire manquer le pur plaisir de lecture apporté par Thibaudet. Le médecin Thibaudet ne nous administre pas une médecine au goût amer. Il a lui-même le palais trop fin pour tolérer une cuisine au goût d’hôpital. Il est trop gourmand pour nous imposer des mets sans saveur et sans couleur. Gourmand n’est pas ici un adjectif choisi au hasard. La gourmandise de Thibaudet était légendaire. Il appréciait tout autant les copieux dîners et les bons vins que les bons livres. De la même manière qu’il est tout occupé par la dégustation et la recherche des bons vins, il parle rarement des mauvais livres et de la mauvaise littérature. Il préfère de loin nous partager son plaisir des bonnes choses et il néglige de parler des mauvaises. Il n’est pas rare dès lors que ses chroniques nous incitent à lire des auteurs oubliés depuis longtemps et qu’elles rallument en nous le désir pour des œuvres bien connues. Les chroniques de Thibaudet ouvrent toujours l’appétit. Que peut-on demander de plus à un critique que d’aiguiser ainsi notre appétit pour les bons livres ?

Tout amoureux de la France lira Thibaudet avec profit. Il incarne une certaine idée de la France qui est aujourd’hui disparue, mais dont les traces sont encore visibles. Selon cette idée, la France prend pleinement conscience d’elle-même à travers sa littérature[10]. Le critique contribue donc à la définition de la France comme patrie littéraire. Thibaudet n’ignore certes pas les littératures étrangères et il a écrit de très bonnes pages consacrées aux écrivains russes ou anglais et il s’est sérieusement occupé des humanités classiques, mais ses réflexions sont principalement nourries par la tradition littéraire française. Cette tradition révèle une France en tension, tension illustrée par les couples de génie en opposition : Montaigne et Pascal, Corneille et Racine, Bossuet et Fénelon, Voltaire et Rousseau, Lamartine et Hugo, Taine et Renan. La littérature française, au contraire d’autres traditions littéraires nationales, n’a pas un génie qui, à l’image d’un Dante, d’un Shakespeare, ou d’un Goethe, incarnerait la « conscience nationale » ou ce que l’on estime être telle. D’autres oppositions créent aussi cette France littéraire en tension : opposition entre littérature ancienne et moderne, classique et romantique, littérature du Nord et celle du Midi. Toutes ces oppositions donnent vie aux yeux de Thibaudet au dialogue incessant qui traverse l’histoire de la France spirituelle. Thibaudet est un témoin vivant de ce dialogue et il le met en scène pour nous de manière admirable.

Je disais plus haut que cette idée de la France comme patrie littéraire a disparu, ou devrais-je peut-être plutôt dire qu’elle traverse une crise dont il n’est pas sûr qu’elle sortira. Cette crise s’est accentuée dans les dernières décennies, mais elle trouve ses racines dans le xxe siècle. Cette crise affecte le rôle de la littérature française dans la constitution de l’idée de la France comme civilisation et comme nation et remet en cause, par extension, la fonction de l’homme de lettres comme porte-parole privilégié de cette idée. Comme la littérature française trouvait toute sa valeur dans la complexe relation qu’elle entretenait avec la tradition gréco-latine, l’homme de lettres accompli était aussi un humaniste versé dans les lettres anciennes. Or, et ce, dès le début du xxe siècle, des réformes de l’enseignement vinrent remettre en question le rôle des humanités classiques dans la formation des élites. On voulait lui substituer un humanisme moderne et accorder dans le même élan une plus grande place aux sciences et aux techniques dans l’enseignement. Autrement dit, l’école devait répondre de manière plus adéquate aux besoins d’une société moderne. Thibaudet intervint dans ce débat. Son point de vue sur cette question est, comme toujours, très nuancé :

Il y a certainement un point de perfection où se combineraient et s’associeraient, comme dans les vins de grandes années, les qualités de la tradition et celles du renouvellement, de la fraîcheur et de la vie, – le corps et le bouquet. Mais ce point ne serait atteint que dans un monde de culture désintéressée, et les questions d’enseignement se posent sur un terrain plus modeste et plus pratique qui d’ailleurs est appelé aussi à servir de champ d’expériences : car nous ne vivons pas à une époque de chemins tout tracés, où il n’y ait qu’à suivre : nous sommes obligés à des inventions, à des adaptations qui comportent des risques[11].

Ces inventions ont été tentées tout au long du xxe siècle et le rythme des changements affectant l’enseignement des humanités classiques et des lettres s’est intensifié à un tel degré dans les cinquante dernières années en France comme ailleurs que les humanités classiques ont été détrônées et que l’enseignement des lettres a perdu constamment de son prestige. La ruine scolaire de cet ancien empire des lettres et de la rhétorique a provoqué la déchéance de l’homme de lettres dans les yeux du public. Il appartient désormais à une aristocratie spirituelle ruinée. On ne l’écoute plus que s’il sait divertir ou choquer ; il n’est plus l’oracle de la nation.

La lecture de Thibaudet nous replonge donc dans un temps où les lettrés n’avaient pas encore été chassés par les communicateurs de tout acabit. Cette lecture plongera sûrement dans la nostalgie celles et ceux qui restent attachés au beau langage et aux belles idées. Elle se compare à la visite de ces villages français perdus dans la Province profonde qui sont si charmants dans leur abandon même. Ces villages, témoins d’une France rurale disparue, sont comme des épaves enfouies au fond des mers qui cachent en leurs entrailles des trésors magnifiques. Il faudrait prendre le temps de les explorer un à un et je suis sûr que chacun de nous y découvrirait un trésor caché s’il se laissait le temps à la rêverie. Thibaudet, homme pourtant universel et lettré nourri de la tension entre l’ancien et le moderne, était très sensible aux beautés de la Province française et à la permanence de la France rurale. Il y voyait même l’un des caractères de l’histoire de la littérature française qui s’est constamment enrichie de ses apports provinciaux. J’aime à penser que chaque essai de ce promeneur magnifique est pareil à un village de cette ancienne France prêt à révéler au voyageur peu pressé ses beautés. Un tel voyage ne va pas sans une part d’aveuglement volontaire sur les laideurs infligées au monde par le temps présent. Un tel aveuglement contient aussi sa part de déni et même de mensonge, mais la contemplation des beautés qui nous viennent des temps passés n’est-elle pas à ce prix ?

***

L’extrait d’Albert Thibaudet présenté ici est une critique de l’ouvrage de Maurice Barrès intitulé La grande piété des églises de France (Paris, Émile-Paul, 1914). Cette critique est parue dans la Nouvelle Revue Française en avril 1914. Dans cette chronique, Thibaudet se penche, comme il le fera à de nombreuses reprises par la suite, sur l’œuvre d’un écrivain qui eut pour lui et pour toute sa génération une importance qu’il est difficile de concevoir aujourd’hui. Avant la guerre de 1914, Barrès était au sommet de sa gloire. Comblé d’honneurs en tant qu’écrivain, il mena une carrière politique vouée à la défense d’un nationalisme de droite. Il fut député du premier arrondissement de Paris de 1906 à sa mort en 1923. La grande pitié des églises de France est d’ailleurs un pamphlet politique, mais qui transcende en de nombreuses pages le genre par la beauté de l’écriture et l’élévation des idées. Par ce pamphlet, Barrès voulait alerter l’opinion publique française sur le sort des églises françaises. Il faut savoir que nous sommes quelques années après l’adoption de la Loi de la séparation des Églises et de l’État (1905) et qu’un certain flou demeure quant à l’application des dispositions de la loi concernant le patrimoine immobilier religieux. En vertu de cette loi, les églises sont des propriétés communales et, à ce titre, elles dépendent des communes pour leur entretien. Or, certaines communes ne souhaitent pas assurer cet entretien et, même plus, désirent convertir les lieux de culte désaffectés à d’autres usages. Dans le climat encore très tendu entre les forces laïques et religieuses, il y a bien sûr des excès commis. Barrès ne manque pas de les souligner et il tente par toute une gamme d’arguments à la fois politiques, esthétiques, moraux et philosophiques, de convaincre ses concitoyens et l’État de la nécessité de sauver les églises de France. Cette discussion sur le patrimoine immobilier religieux français déborde bien vite le seul souci du patrimoine religieux pour traiter de la question du rapport entre la France et le catholicisme et, plus profondément encore, entre la civilisation humaine et la religion.

L’essai de Thibaudet est admirable d’intelligence et de perspicacité. Il rend honnêtement compte du point de vue de Barrès et il le resitue dans l’ensemble de sa pensée et de son œuvre. Thibaudet montre par quel fil Barrès se rattache au Chateaubriand du Génie du Christianisme. Il souligne jusqu’à quel point cette défense lyrique des églises de France doit encore beaucoup par la pensée et le style à la sensibilité romantique. Thibaudet ne se prive pas alors d’opposer à Barrès l’argument que l’on a toujours soulevé contre la défense romantique de la religion au nom de la beauté et de la sensibilité : la vérité religieuse ne peut se réduire à une émotion, si élevée soit-elle. Elle engage tout l’homme. Or, il est clair que Barrès  –  cela est plus clair dans son cas que dans celui de Chateaubriand  –  n’avait pas, comme on dit, la foi. Il s’agit donc, dans ce cas précis, d’une défense du catholicisme pour des motifs autres que ceux de la foi. Thibaudet montre discrètement l’inconséquence d’une telle attitude dans le cas précis de la défense barrésienne des églises. Barrès ne semble pas avoir totalement ignoré une telle inconséquence, car il avoue dans les dernières lignes de son ouvrage que pour leur salut véritable les « églises de France ont besoin de saints ». Or, comme le dit Thibaudet dans le court extrait qu’on va lire, il s’agit toujours bien sûr ici de la « sainteté des autres », non de la sainteté de l’esthète qui veut continuer à jouir de la beauté et du charme des églises anciennes.



Daniel Tanguay*

 

NOTES

*       L’auteur est professeur au Département de philosophie de l’Université d’Ottawa.

[1]       Réflexions sur la littérature, Paris, Gallimard, Collection « Quarto », 2007 ; Réflexions sur la politique, Paris, Robert Laffont, Collection « Bouquins », 2007.

[2]       Je tire les détails concernant la vie d’Albert Thibaudet de deux sources : d’une part, l’excellente biographie de l’écrivain proposée par Michel Leymarie et intitulée Albert Thibaudet, « l’outsider du dedans » (Villeneuve-d’Ascq, Presses universitaires du Septentrion, 2006) ; d’autre part, le numéro d’hommage à Albert Thibaudet de la Nouvelle Revue Française parue en juillet 1936 (t. 24, n° 274).

[3]       « Quelques mots sur Thibaudet critique et philosophe », Nouvelle Revue Française, t. 24, n° 274, juillet 1936, p. 9.

[4]       Trente ans de vie française III: le bergsonisme, t. 1-2, Paris, Gallimard, 1923 ; Socrate, Paris, CNRS Éditions, 2008.

[5]       Les deux premiers tomes de la trilogie intitulée Trente ans de vie française présentent une riche et subtile analyse de la pensée et de l’œuvre de Maurras (Les idées de Charles Maurras, Paris, Gallimard, 1920) et de Barrès (La vie de Maurice Barrès, Paris, Gallimard, 1921).

[6]       « Propos sur la critique », Réflexions sur la littérature, op. cit, p. 1209.

[7]       Thibaudet avait une vive conscience de cette objection : « La critique pure ressemble au doute des pyrrhoniens qui s’emporte lui-même et finit par un doute du doute. Les Montaigne se jetteront toujours dans les Descartes et les Pascal comme les fleuves dans la mer. Pas de critique sans une critique de la critique. Et la forte critique, la valeur maîtresse, c’est une critique à cran d’arrêt. » Il sait reconnaître donc la valeur du « cran d’arrêt », ou de la décision critique qui tranche. Il précise toutefois tout de suite : « Mais prenons garde. Nous sommes au rouet, plutôt qu’au cran d’arrêt. En attribuant trop de prix au cran d’arrêt, on arrêterait la critique elle-même. » (« Propos sur la critique », Réflexions sur la littérature, op. cit., p. 1211.) Thibaudet retrouve ainsi sa pente normale.

[8]       Réflexions sur la politique, op. cit., p. 239.

[9]       « Propos sur la critique », Réflexions sur la littérature, op. cit., p. 1211.

[10]     Ce point est admirablement souligné par un observateur profond de la vie française qui fut aussi un ami de Thibaudet, Ernst-Robert Curtius : « La littérature joue un rôle capital dans la conscience que la France prend d’elle-même et de sa civilisation. Aucune autre nation ne lui accorde une place comparable. Il n’y a qu’en France où la nation entière considère la littérature comme l’expression représentative de ses destinées. » (Essai sur la France, Paris, Éditions de l’Aube, 1990 [1932], p.

[11]     « Le tournoi de latin », Réflexions sur la littérature, op. cit., p. 940.




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