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Le Québec face au pluralisme : un plaidoyer pour l’interculturalisme

Un texte de Stéphane Courtois
Thèmes : Multiculturalisme, Politique, Québec
Numéro : vol. 13 no. 1 Automne 2010 - Hiver 2011

Quel modèle de gestion de la diversité et d’intégration de ses membres la société québécoise doit-elle préconiser ? Alors qu’il existe dans le monde plusieurs modèles d’intégration (pensons au modèle républicain français, au melting pot américain ou au modèle multiculturaliste en vigueur au Canada, au Royaume-Uni ou en Australie), le Québec a choisi de se doter d’un modèle particulier et original d’intégration, que plusieurs qualifient d’« interculturaliste[1] ». Bien que l’expression ne figure nulle part dans les textes gouvernementaux officiels, l’interculturalisme entend néanmoins traduire le mode d’intégration collective qui s’est peu à peu développé au Québec au cours des trente dernières années. Pour l’essentiel, ce modèle d’intégration a pour particularité de tenter de perpétuer la culture francophone incarnée par le groupe linguistique majoritaire au Québec, considéré comme le pôle central de l’intégration, tout en ouvrant néanmoins cette culture à la diversité ethnoculturelle issue de l’immigration, conçue comme un apport et un enrichissement à la culture majoritaire. L’interculturalisme fait cependant face à un certain nombre de défis.

L’un des défis cruciaux de l’interculturalisme est de s’imposer comme un modèle légitime d’intégration, non seulement auprès des élites politiques ou universitaires, mais au sein de la population elle-même. Depuis ce qu’il est convenu d’appeler la « crise des accommodements raisonnables » et les travaux de la commission Bouchard-Taylor, deux courants d’opinion majeurs au sein de la population québécoise se sont progressivement dessinés – ce qu’a souligné avec justesse le Manifeste pour un Québec pluraliste – qui vont à contre-courant du modèle interculturaliste et qui semblent davantage favoriser un modèle de type républicain. Un premier courant d’opinion fait appel aux valeurs traditionnelles et au patrimoine historique propres à la majorité francophone du Québec, auxquels les communautés issues de l’immigration auraient le devoir s’adapter. Un second courant d’opinion en appelle à une laïcisation complète de toutes les institutions publiques, que rendrait par exemple possible la création d’une « charte de la laïcité ». Bien qu’opposés quant aux valeurs et aux idéaux qui les alimentent, ces deux courants n’en convergent pas moins sur un point capital : le refus de l’« accommodement raisonnable » et la fermeture à la différence ethnoculturelle. La question se pose dès lors de savoir si l’interculturalisme constitue un idéal d’intégration vers lequel le peuple québécois devrait tendre ou, au contraire, une vision élitiste qui devra tôt ou tard être révisée si elle veut avoir quelque prise sur la réalité de la culture politique au Québec.

J’aimerais dans ce texte faire valoir l’idée que, si rien en ce monde n’est parfait et que l’interculturalisme comporte sans doute sa part de difficultés, celles-ci ne sont rien en comparaison de celles auxquelles se confrontent les positions adverses et qu’à tout prendre, il s’agit du modèle d’intégration que nous devrions, en tant que collectivité, clairement favoriser. J’exposerai dans ce qui suit les principales difficultés que me semblent rencontrer les modèles d’intégration qui ont actuellement la faveur populaire au Québec, que je qualifierai respectivement de républicanisme communautariste et de républicanisme civique. En conclusion, j’expliquerai brièvement les avantages que comporte l’interculturalisme par rapport aux modèles concurrents.

 

LE RÉPUBLICANISME COMMUNAUTARISTE ET SES DIFFICULTÉS

 

Quelques mots, tout d’abord, sur l’expression « républicanisme ». Le républicanisme renvoie à une longue tradition en philosophie politique, remontant à Aristote, insistant sur l’idée fondamentale que les membres d’une société doivent se gouverner eux-mêmes. L’autolégislation démocratique des citoyens – ou, ce qui revient au même, le peuple et sa volonté – est la source qui confère une force de légitimation, non seulement aux décisions législatives ordinaires, mais aux normes constitutionnelles fondamentales d’un État. Cette tradition de pensée a historiquement eu pour rivale la tradition libérale, que l’on peut faire remonter à Locke, selon laquelle les droits individuels fondamentaux ont priorité sur le peuple et sa volonté. Les penseurs libéraux classiques soutenaient qu’il existe des droits humains « naturels », antérieurs au processus politique, qui doivent être mis à l’abri des décisions démocratiques majoritaires. Bien que les penseurs libéraux contemporains aient abandonné l’idée de droits naturels, il n’en demeure pas moins que, pour eux aussi, la poursuite de biens collectifs doit être limitée par l’enchâssement juridique et constitutionnel d’un certain nombre de libertés fondamentales – libertés d’expression, de réunion, de conscience, de religion, pour n’en nommer que quelques-unes – visant à protéger les minorités contre la tyrannie des majorités et à imposer certaines restrictions à l’exercice de la volonté populaire.

Des deux traditions que je viens d’énumérer, on aura deviné laquelle semble actuellement avoir la faveur populaire au Québec. Une bonne partie de la population québécoise et bon nombre d’intellectuels québécois estiment que le modèle d’intégration collective devrait s’aligner sur un modèle républicain, selon lequel la norme d’intégration collective est fixée par le peuple et par les décisions démocratiques majoritaires dans lesquelles s’exprime sa volonté. Ce modèle favorise tacitement une relation d’ajustement à sens unique entre les minorités ethnoculturelles et le peuple majoritaire : il revient aux premières de s’adapter au second et à sa volonté majoritaire, non à celui-ci de s’ajuster aux premières et à leurs besoins particuliers. Ce dernier ajustement est perçu comme une menace au droit démocratique fondamental du peuple à s’autogouverner et à décider majoritairement de sa destinée et des biens prioritaires à poursuivre par la collectivité. On observe cependant au sein des mouvements d’opinion certaines divergences au sujet des biens prioritaires à réaliser par le peuple québécois, divergences auxquelles il est possible de faire correspondre deux variantes du républicanisme. Je qualifierai la première variante de « communautariste ».

Selon le républicanisme communautariste, l’autodétermination démocratique des citoyens a pour signification première l’autodétermination nationale, l’affirmation de soi collective, l’autoconsolidation du peuple par lui-même. Si je qualifie cette variante du républicanisme de « communautariste », c’est que l’insistance y est mise sur l’appartenance à une communauté de valeurs, culturelle ou nationale, et que l’appartenance à une telle communauté y est envisagée comme un bien intrinsèque. Pour le républicain communautariste, les biens prioritaires à réaliser par l’autodétermination démocratique seront en conséquence des biens culturels denses, c’est-à-dire ceux par lesquels s’exprime au mieux l’identité nationale du peuple : religion, langue, histoire commune, pratiques culturelles communes, etc. C’est à cette norme que les minorités ethnoculturelles sont conviées de s’adapter.

J’estime que nombre de militants, intellectuels et élites souverainistes inspirés par le nationalisme culturel qui a marqué la première vague du nationalisme québécois dans les années 1960, de même qu’une bonne frange de la population québécoise s’étant prononcée en défaveur des « accommodements raisonnables », se trouveront à coup sûr des accointances avec le républicanisme communautariste, même s’il est peu probable qu’ils souscrivent en tous points à ce modèle tel que je le présente. Ce qui m’importe cependant n’est pas la valeur descriptive, mais la valeur normative de ce modèle, c’est-à-dire les orientations qu’il offre en matière d’intégration et les politiques publiques que l’on peut en dériver. Comme je vais le montrer à l’aide de quelques exemples, plusieurs de ces politiques auraient probablement la faveur de la plupart des groupes mentionnés plus haut.

Une première politique conforme à l’esprit républicain communautariste consisterait à exiger des immigrants à titre de condition d’attribution de la citoyenneté québécoise, non seulement la connaissance du français, mais l’attachement au français, l’engagement pour la survivance et l’épanouissement de la langue française[2]. Une autre politique serait de favoriser l’expression du patrimoine religieux québécois dans les institutions et les lieux publics, par exemple, d’autoriser les prières au début des séances d’un conseil municipal ou de permettre la présence du crucifix au-dessus du fauteuil du président de l’assemblée nationale. Une autre politique encore serait d’abolir l’actuel cours « Éthique et culture religieuse » (ecr) et de réintroduire dans les écoles l’enseignement confessionnel obligatoire, ou encore d’offrir le choix à la majorité francophone de recevoir le cours ecr ou l’enseignement catholique[3].

Ce que toutes ces politiques ont en commun est de promouvoir les valeurs culturelles « denses » partagées par une certaine frange de la majorité québécoise d’origine canadienne-française, d’encourager leur diffusion dans l’ensemble des institutions publiques et de les imposer sans partage aux minorités issues de l’immigration. La principale difficulté que posent ces politiques inspirées de l’esprit républicain communautariste est non seulement, au plan pratique, qu’elles vont à l’encontre des politiques publiques officielles défendues par le gouvernement du Québec depuis une trentaine d’années[4], mais surtout, au plan des principes, qu’elles vont complètement à l’encontre de l’une des pierres angulaires de l’État de droit démocratique libéral, soit la neutralité de l’État à l’égard de la diversité des conceptions du monde et du bien auxquelles adhèrent les citoyens. Mais attention ici. Je ne soutiens pas que l’impératif de neutralité de l’État impose à celui-ci d’être neutre à l’endroit de la culture. Personne ne prétendra, par exemple, que des politiques neutres à l’endroit de la langue d’usage dans les services publics, dans les tribunaux, au Parlement ou dans les écoles puissent sensément être mises en œuvre. Une communauté politique ne peut pas être entièrement neutre d’un point de vue culturel puisque les normes de la vie publique ont inévitablement une origine historique et émanent en règle générale du groupe culturel majoritaire. À la différence de la séparation de l’État et de l’Église, une totale séparation de l’État et de la culture est une chose difficilement imaginable. Cependant, si la norme de neutralité culturelle est en pratique inapplicable, il convient de distinguer neutralité culturelle et neutralité axiologique. L’impératif de neutralité de l’État impose à celui-ci, non d’être neutre à l’endroit de la culture ou de la langue publique, mais d’être neutre par rapport aux orientations axiologiques des citoyens, par rapport à leurs croyances profondes de nature religieuse, morale ou philosophique. L’inévitable coloration culturelle d’une communauté politique ne remet donc pas en question la norme de neutralité de l’État et ne pourrait servir de prétexte à la non neutralité axiologique de l’État québécois. L’impératif de neutralité axiologique impose au contraire certaines limites à ce que le Québec, même s’il ne peut être totalement neutre culturellement, peut raisonnablement envisager en matière de politique d’intégration.

En faisant du français la langue de la vie publique et en exigeant des immigrants qu’ils apprennent le français, le Québec contrevient certes à la norme de neutralité culturelle, non à celle de neutralité axiologique, la seule pouvant raisonnablement être exigée en vertu du principe de neutralité de l’État. S’il faisait cependant, conformément à l’esprit républicain communautariste, de l’identification au destin d’une société francophone nord-américaine et à son projet collectif de défense et de promotion de la langue française une condition d’obtention de la citoyenneté québécoise, le Québec contreviendrait alors à son obligation de neutralité axiologique puisqu’il dicterait aux nouveaux arrivants les opinions et les valeurs personnelles qu’ils doivent légitimement entretenir à l’endroit de la langue française et érigerait en norme publique obligatoire l’adhésion à un projet collectif associé à la survie d’une langue et d’une culture. De manière analogue, si l’État québécois autorisait officiellement l’expression publique de son patrimoine religieux dans les différentes institutions (parlements, tribunaux, ministères) qui représentent les différents pouvoirs de l’État, c’est encore à son devoir de neutralité et de réserve à l’endroit des diverses conceptions du monde et du bien, de même qu’au principe de la séparation de l’État et de l’Église, qu’il contreviendrait. La même chose vaut, a fortiori, pour l’enseignement confessionnel obligatoire ou pour un système à options (enseignement moral ou confessionnel) qui, s’il n’est pas offert à toutes les confessions religieuses, avantagerait indûment le groupe culturel majoritaire. Dans tous les cas, l’État québécois ne pourrait prétendre être l’État de tous les Québécois puisqu’il ne pourrait justifier publiquement les décisions qu’il prend de manière impartiale en traitant de manière égale tous les citoyens, sans favoriser une conception au détriment d’une autre.

En somme, j’estime que les avenues offertes par le républicanisme communautariste à titre de modèle d’intégration ne sont guère prometteuses, à moins d’envisager la possibilité que le Québec ne devienne, à l’instar de nombreux pays non occidentaux, une société qui n’est plus régie par un régime de laïcité[5]. S’il s’agit toujours là d’une possibilité, je suis convaincu qu’une très forte majorité de Québécois s’opposeraient à un tel scénario et qu’ils considéreraient qu’à tout prendre, les gains offerts par le républicanisme communautariste (consolidation de valeurs communes « denses ») sont inférieurs aux pertes à encourir (affaiblissement du principe de neutralité de l’État et de la séparation de l’État et de l’Église).

 

LE RÉPUBLICANISME CIVIQUE ET SES DIFFICULTÉS

 

De manière analogue au républicanisme communautariste, le républicanisme civique considère que la norme d’intégration collective est fixée par le peuple et par les décisions démocratiques majoritaires dans lesquelles s’exprime sa volonté. À la différence du républicanisme communautariste cependant, le républicanisme civique accorde un sens différent aux notions de « peuple » et d’« autodétermination démocratique ». Le peuple n’est plus d’emblée délimité par l’appartenance au groupe ethnoculturel majoritaire mais désigne l’ensemble des citoyens, sans distinction de race, de religion ou de culture, qui occupent un certain territoire et qui s’autolégifèrent au plan démocratique. De plus, pour le républicain civique, les biens prioritaires à réaliser au moyen de l’autodétermination démocratique sont, non plus des biens culturels particularistes, mais des biens civiques universalistes : neutralité de l’État, égalité démocratique de tous les citoyens, laïcité complète des institutions, système uniforme de droits et de libertés consentis à tous les citoyens, etc. C’est à cette norme d’intégration, non plus culturelle, mais civique que les minorités ethnoculturelles sont conviées de s’adapter.

Encore une fois, de manière similaire au républicanisme communautariste, j’estime que de très nombreux Québécois (qu’ils soient d’allégeance souverainiste, adéquiste, ou libérale) seraient actuellement prêts à adhérer au républicanisme civique et aux politiques en matière d’intégration qu’il est possible de dériver de ce modèle. À titre d’exemples, mentionnons la laïcisation complète de toutes les institutions publiques et la création d’une charte de la laïcité que réclament certains partis politiques (comme le Parti québécois) et de nombreux groupes sociaux au Québec (comme le mouvement laïque québécois), ou encore le principe de l’égalité entre les femmes et les hommes que certaines organisations (comme le Conseil du statut de la femme) souhaitent voir figurer en priorité dans la Charte des droits et libertés de la personne du Québec et l’emporter sur d’autres droits fondamentaux, comme la liberté de religion, par crainte que de tels droits n’y portent atteinte. Si le modèle du républicanisme civique possède indéniablement de grandes vertus, il comporte également un certain nombre de difficultés qu’il vaut la peine de mentionner.

Plusieurs partisans du républicanisme civique estiment que le principe de neutralité de l’État exige un « traitement uniforme » des différences culturelles et que tout écart à cette norme d’uniformité reviendrait à accorder un traitement de faveur à certains groupes au détriment d’autres groupes, en violant ainsi le principe d’égalité de traitement des citoyens. Ici apparaît sans doute une difficulté importante du républicanisme civique, soit d’offrir une compréhension limitée et peu féconde de ce qu’implique le principe de neutralité de l’État en matière d’égalité de traitement des citoyens.

Rappelons ici que l’un des objectifs centraux de la neutralité de l’État est de reconnaître et d’assurer l’égalité morale des personnes. Mais celle-ci peut être réalisée de différentes manières. La manière traditionnelle consiste en ce qu’on pourrait appeler le « traitement uniforme » des différences. En offrant aux citoyens un système homogène de droits et de libertés, de même qu’en mettant en place des mesures institutionnelles qui assurent l’égalité des chances, l’approche par traitement uniforme cherche à éliminer la discrimination directe, soit toute forme d’exclusion fondée sur le sexe, la religion, la race, la culture, l’orientation sexuelle, etc. Cependant, cette approche ne parvient pas nécessairement à éliminer ce que l’on pourrait appeler la discrimination « indirecte », soit l’effet d’exclusion que peut entraîner l’application d’une loi ou d’une norme. La règle vestimentaire interdisant le port de couvre-chefs dans les écoles ne fait de discrimination explicite envers personne, mais elle pourrait avoir un effet discriminatoire sur les membres de certaines communautés religieuses pour lesquelles le port de couvre-chefs – voile ou turban – vise à exprimer leurs convictions de conscience religieuses. Même si les politiques publiques sont prima facie neutres – ne contiennent aucune règle qui, dans la justification donnée, ne fait de discrimination à l’endroit d’un groupe en particulier –, il ne s’ensuit pas automatiquement qu’elles sont neutres sur le plan de leurs effets – leur impact sera différent selon les groupes auxquels elles sont destinées. Les partisans du républicanisme civique favorables à l’approche par traitement uniforme rétorqueront sans doute que toute loi a inévitablement un impact différentiel, mais que cela ne représente pas en soi une injustice : par exemple, la loi interdisant de fumer dans les endroits publics est plus lourde à porter pour les fumeurs que pour les non-fumeurs, sans qu’il ne s’agisse là d’une injustice. Cela est vrai. Cependant, on ne peut savoir avec certitude si l’impact différentiel d’une loi de prime abord juste et formulée dans l’intérêt général sera équitable dans toutes les situations et si cet impact n’imposera jamais de fardeaux illégitimes à certains groupes de citoyens présentant des caractéristiques particulières non prévues par la loi – pensons aux personnes handicapées, aux femmes enceintes, etc. Dans le cas des groupes religieux et ethnoculturels issus de l’immigration, l’application d’une loi en apparence « neutre » – par exemple, en matière de congé férié, de nourriture ou de tenue vestimentaire – pourrait contrevenir à certaines de leurs convictions de conscience religieuses et avoir pour effet de les ostraciser. Il existe donc des circonstances où le traitement différencié des cas particuliers constitue la meilleure façon de reconnaître à tous les citoyens une véritable égalité morale. La principale faiblesse de l’approche par traitement uniforme est la croyance rigide selon laquelle le traitement homogène constitue le seul et unique moyen de mettre en œuvre le principe de l’égalité morale des personnes et qu’il n’y a aucune nécessité de valider une telle présomption à la lumière de possibles préjudices commis à l’endroit de certains groupes. L’approche par traitement différencié considère quant à elle que, si l’égalité morale des personnes peut dans la majorité des cas être assurée par le traitement uniforme, il existe des circonstances où cela n’est possible qu’au moyen d’un traitement différencié, par exemple au moyen d’accommodements culturels et religieux et d’exemptions à la loi.

La dernière difficulté du républicanisme civique, étroitement apparentée à la précédente, concerne la séparation de l’État et de l’Église et le respect des libertés de conscience et de religion des citoyens. La séparation de l’État et de l’Église est une autre façon de donner une forme institutionnelle au principe de la neutralité de l’État et d’assurer l’égalité morale des personnes. Cependant, la difficulté du républicanisme civique est ici à l’inverse de celle du républicanisme communautariste : alors que ce dernier, en vue de consolider les valeurs culturelles « denses » de la majorité, en vient ultimement à fragiliser le principe de séparation de l’État et de l’Église, le premier, en vue de protéger l’État contre l’Église et contre le danger de son instrumentalisation à des fins religieuses, est conduit à procéder à une séparation si stricte de l’État et de l’Église que le domaine religieux se voit confiné au domaine exclusivement privé, sans possibilité d’expression publique. Le prix à payer pour une telle séparation est inévitablement le risque de compromettre les libertés de conscience et de religion des citoyens, en particulier celles des minorités religieuses issues de l’immigration. Comme je l’ai expliqué, leurs membres ont parfois à supporter, en raison de leurs convictions de conscience religieuses, un fardeau supplémentaire lorsqu’ils sont confrontés à certaines normes publiques que n’ont pas à supporter la majorité des citoyens dont les convictions de conscience séculières se voient d’emblée reflétées dans les lois et les politiques publiques de nos sociétés. L’objectif des régimes de laïcité « ouverte » est d’accorder aux personnes ayant des convictions de conscience minoritaires – qui regroupent, non seulement les membres des minorités religieuses, mais également les citoyens ayant des convictions de conscience laïques comme les écologistes ou les végétariens – le même respect que celui dont bénéficient déjà les personnes entretenant des convictions de conscience épousées par la majorité, c’est-à-dire les mêmes chances de vivre avec leurs croyances profondes de nature éthique ou religieuse, qui sont absolument centrales pour leur intégrité morale, sans que leur expression publique ne soit entravée par des normes publiques trop restrictives. Ceci ne signifie naturellement pas que toutes les pratiques religieuses devraient être accommodées. Les libertés religieuses ne sont pas absolues. Les demandes d’accommodement pour motif religieux peuvent parfois imposer une contrainte excessive[6] et contrevenir à la protection du bien commun et de l’intérêt public. Dans d’autres cas (notamment ceux relatifs à l’exercice de fonctions officielles où doit transparaître la neutralité des institutions publiques), des limites strictes à l’exercice des libertés religieuses pourraient légitimement être imposées en vertu du principe de neutralité de l’État. Une chose cependant est de reconnaître les difficultés qu’il y a à harmoniser parfaitement les libertés de conscience et de religion des citoyens avec le principe de neutralité de l’État ou avec la séparation de l’État et de l’Église, une autre est de tenter de les éliminer en imposant de manière rigide l’effacement et la neutralisation complète de tous les marqueurs identitaires qui différencient les citoyens dans l’espace public, comme le préconise le républicanisme civique.

À la lumière des principales difficultés du républicanisme civique que je viens de mettre en évidence, je doute que ce modèle, notamment emprunté par la France avec son régime de laïcité stricte, constitue une voie d’avenir pour le Québec. Si l’objectif du républicanisme civique est de favoriser l’intégration civique de tous les membres de la société, rien ne nous dit que cet objectif ne puisse être atteint à l’intérieur d’un régime de laïcité souple autorisant la reconnaissance des différences. Bien au contraire, à la lumière des déboires qu’a récemment essuyés la France en matière d’intégration des minorités, il y a tout lieu de contester l’hypothèse fragile selon laquelle l’annulation des différences dans l’espace public constitue une condition nécessaire à l’intégration civique et de bonnes raisons de croire que, dans une société pluraliste comme le Québec, un régime de laïcité ouverte pourrait mieux favoriser l’intégration de tous les citoyens. Il se pourrait cependant que, outre l’intégration civique, l’objectif ultime du républicanisme civique soit, comme l’ont affirmé certains porte-parole, de permettre au Québec d’accomplir et d’achever un processus de laïcisation et de sécularisation entamé durant les années 1960, processus interprété comme un instrument d’émancipation de la société québécoise par rapport à son passé religieux et ayant comme point de référence à atteindre le modèle français de laïcité. Ce qui est discutable ici est l’objectif à réaliser. À partir du moment où la séparation de l’État et de l’Église et la laïcité des institutions publiques entendent exprimer un idéal d’émancipation des individus par rapport à l’obscurantisme religieux, on se retrouve devant une conception de la laïcité qui se porte à la défense d’une conception perfectionniste du bien à atteindre qui compromet, au même titre que le républicanisme communautariste, le principe de neutralité de l’État. Pour les partisans d’un modèle plus libéral de laïcité, comme celui en vigueur au Québec, le caractère laïque des institutions publiques et la séparation de l’État et de l’Église ne constituent pas des fins en soi, des biens intrinsèques à réaliser, mais uniquement des moyens institutionnels utilisés en vue d’autres finalités, comme de protéger les droits et libertés des citoyens.

 

CONCLUSION

 

Le modèle interculturaliste qui s’est peu à peu imposé au Québec au cours des dernières décennies à travers les politiques publiques officielles en matière d’intégration et d’immigration préconisées par les différents gouvernements, qu’ils soient d’allégeance péquiste ou libérale, m’apparaît tirer le meilleur des deux modèles précédents tout en évitant leurs écueils. Comme le républicanisme communautariste, le modèle interculturaliste reconnaît la coloration culturelle particulière de la communauté politique que forme le Québec et accorde à la majorité nationale d’origine canadienne-française un rôle prépondérant dans la définition du « nous » québécois : la culture francophone constitue le « point de ralliement », le « centre de convergence » des rapports interculturels entre la majorité nationale et tous les groupes ethnoculturels minoritaires. En d’autres termes, le respect de la diversité et l’ouverture au pluralisme sont subordonnés à la nécessité de perpétuer la culture francophone. Le modèle interculturaliste se distingue néanmoins du républicanisme communautariste en ne rendant pas la perpétuation de la culture du groupe majoritaire prisonnière d’une vision essentialiste faisant de la fixité ou de la non-altération d’une culture une condition à son maintien ou à son intégrité. L’identité nationale de la majorité francophone au Québec a, comme toutes les identités culturelles ou nationales, évolué au cours du temps (les « Canadiens français » devenant par exemple les « Québécois ») sans que la société québécoise en tant que communauté politique francophone ne disparaisse. On ne voit pas pourquoi il en serait autrement dans le futur si l’identité nationale québécoise se redéfinissait à partir des multiples apports des cultures issues de l’immigration. L’interculturalisme conteste donc que, pour se perpétuer, le groupe national majoritaire doive nécessairement se définir autour d’une identité nationale rigide, fermée et exclusive. Une identité nationale ouverte et inclusive, se greffant autour d’une langue publique et d’institutions politiques communes, a toute chance, non seulement de permettre au groupe culturel majoritaire de se perpétuer, mais surtout de permettre à tous les citoyens sans exception, qu’ils soient membres du groupe culturel majoritaire, des minorités nationales ou des groupes ethnoculturels issus de l’immigration, d’adhérer à cette identité commune en toute liberté, à la lumière de leur propre expérience et de leurs propres perspectives d’interprétation, sans que cette adhésion ne nuise à la construction d’autres identités ou à la possibilité de débattre et de réviser le sens accordé à cette identité commune.

Comme le républicanisme civique, l’interculturalisme se porte à la défense du caractère laïque de nos institutions et de la séparation de l’État et de l’Église. Mais comme je l’ai expliqué précédemment, ces derniers ne sont pas envisagés comme des fins en soi, mais uniquement comme des moyens institutionnels destinés à la réalisation d’autres fins : reconnaissance de l’égalité morale des personnes, protection des libertés fondamentales des citoyens, parmi lesquelles figurent les libertés de conscience et de religion. L’interculturalisme se porte donc à la défense d’un régime de laïcité souple et ouvert, qui ne subordonne plus les libertés de conscience et de religion à des valeurs ou à des idéaux supérieurs associés à l’émancipation des personnes, mais qui tente plutôt de mettre en équilibre la protection de ces libertés fondamentales et les principes de neutralité de l’État et de séparation de l’État et de l’Église. On retrouve sans doute ici l’élément qui distingue le plus l’interculturalisme du républicanisme, tant communautariste que civique : il s’agit d’un modèle, non plus républicain, mais libéral d’intégration. L’interculturalisme ne conteste pas le droit démocratique fondamental du peuple à s’autogouverner et à décider majoritairement de sa destinée et des biens prioritaires à poursuivre par la collectivité. Il juge cependant que la volonté majoritaire n’est pas sans limites, et qu’elle sera exercée plus justement si elle est encadrée et complétée par l’enchâssement juridique et constitutionnel d’un certain nombre de libertés fondamentales destinées à protéger les minorités.



Stéphane Courtois*

 

NOTES

*       Stéphane Courtois est professeur titulaire au département de philosophie de l'Université du Québec à Trois-Rivières.

[1]       Voir le rapport de la commission sur les accommodements raisonnables présidée par Gérard Bouchard et Charles Taylor, Fonder l’avenir. Le temps de la conciliation, Québec, 2008, p. 118-122.

[2]       C’est à peu de choses près ce que recommandait la « Commission des États généraux sur la situation et l’avenir de la langue française au Québec » (2001, p. 12) dirigée par Gérald Larose sur la situation et l’avenir de la langue française au Québec.

[3]       Ce que préconisent les nombreux détracteurs du cours ecr en remplacement de celui-ci n’a à ce jour jamais été clairement établi. Les solutions mentionnées plus haut, endossées par certains d’entre eux, s’avèrent néanmoins conformes à l’esprit républicain communautariste.

[4]       Le ministère de l’immigration soutient en effet que le Québec est, outre une société où le français est la langue officielle et la langue de la vie publique, une société démocratique, un État laïque fondé sur la séparation de l’Église et de l’État et sur une Charte des droits énonçant l’égalité de traitement de tous les citoyens, ainsi qu’une société pluraliste qui demeure ouverte à la multiplicité des styles de vie, valeurs, opinions et orientations religieuses. Voir « Pourquoi choisir le Québec » (<www.immigration-quebec.gouv.qc.ca/francais/avantages-quebec/societe.html>).

 

[5]       Quelques États européens (Angleterre, Danemark, Norvège, Suède, Finlande, pour ne prendre que ces exemples) sont toujours officiellement de confession anglicane ou luthérienne (et sont pour la plupart des monarchies constitutionnelles), mais ils ne peuvent servir d’exemple au républicain communautariste puisque, dans tous les cas, le lien organique de l’État avec l’Église, comme avec la monarchie, a depuis longtemps été rompu et n’a plus qu’une portée symbolique et que, face à la sécularisation croissante de la société et à l’avènement du pluralisme, tous ces États vivent dans la pratique sous un régime de laïcité.

[6]       Sur la notion de « contrainte excessive », voir Bouchard et Taylor, op. cit., p. 63-64.

 


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