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Refaire l’histoire

Un texte de Colin Coates
Dossier : Autour d'un livre: Plaines d'Abraham de Yves Tremblay
Thèmes : Histoire
Numéro : vol. 12 no. 2 Printemps-été 2010

Et si nous pouvions changer l’histoire ? Devons-nous accepter les dénouements que l’histoire nous impose ? Bien sûr que oui. Nous ne pouvons pas refaire l’histoire. Pourtant, avec la commémoration et avec l’historiographie, nous rentrons en dialogue avec le passé, un passé qui a pris une certaine forme et qui a engendré des conséquences variées. Le choix des conséquences sur lesquelles nous insistons déterminera notre interprétation de l’histoire. Ainsi, le souvenir que nous voulons créer, en tant qu’historiens, ne peut être que partiel.

En 2009, le projet de reconstituer la bataille des Plaines d’Abraham de 1759 a été annulé. Cette reconstitution aurait souligné le 250e anniversaire de la bataille qui a profondément modifié les rapports géopolitiques dans l’est de l’Amérique du Nord. Comme le relate Yves Tremblay dans ce bel essai qui pousse le lecteur à se questionner sur le sens de l’histoire et de l’historiographie, un débat médiatique s’est déclenché au début de 2009 à la suite de la publication d’un article de Michel David dans Le Devoir. Après plusieurs interventions et une vague menace de violence de la part de certains groupes d’opposants, les responsables du parc fédéral des plaines d’Abraham ont retiré leur permission à ces gens qui auraient voulu devenir des soldats français et britanniques pour la journée. Fusils à la main, ceux-ci auraient recréé les salves des soldats et seraient tombés morts sur le champ de bataille. Pour respecter la vérité historique, l’armée française aurait encore une fois perdu, 250 ans plus tard.

Les choses se sont passées de façon quelque peu différente il y a 102 ans. En 1908, pour commémorer la fondation de Québec par Samuel de Champlain 300 ans plus tôt, le dramaturge britannique Frank Lascelles a fait revivre cet épisode de l’épopée canadienne pour les touristes et spectateurs canadiens, américains, britanniques et autres en organisant un panorama de vignettes de l’histoire canadienne. Les héros et les héroïnes de la Nouvelle-France défilaient, tour à tour, dans les rues de Québec : Madeleine de Verchères était invitée à la fête, ainsi que, parmi d’autres, le Comte de Frontenac, Monseigneur Laval et l’intendant Jean Talon. (Très peu de personnages du régime britannique y avaient été convoqués.) Des soldats français et britanniques y étaient aussi, mais la reconstitution de la bataille de 1759 ne figurait pas au programme. Plutôt, dans un esprit de bonne entente – entre la France et le Royaume-Uni, bien sûr, mais aussi entre Canadiens français et Canadiens anglais – les soldats des deux armées se sont tendu la main, mettant fin à la rencontre des armées opposantes dans un esprit d’amitié.

La commémoration prévue en 2009 aurait sans doute été réalisée dans un tel esprit de camaraderie malgré la reconstitution au programme. Même si la mise en scène de la bataille annoncée impliquait nécessairement de respecter la vérité historique en représentant la victoire britannique, les « soldats » des deux côtés auraient vraisemblablement terminé leur journée de façon amicale. Qu’ils aient été Américains, Québécois ou Canadiens d’origine, et quelque rôle qu’ils aient adopté pendant la journée, ne seraient-ils pas sortis après prendre une bière ensemble pour se remémorer la bataille de la journée encore une fois en bavardant ? Mais la bataille, on le sait, n’a pas eu lieu. Ou plutôt, elle s’est tenue ailleurs…

Je propose de concevoir la reconstitution d’une bataille comme un rituel. Lors d’un rituel, les participants, spectateurs inclus, apprécient la prédictibilité de l’évènement. Un rituel se reproduit – et se conclut – de la même façon à chaque représentation : voilà sa promesse. Du moins, c’est l’interprétation courante : les rituels produisent et reproduisent l’ordre. Il y a plusieurs années, Michael Taussig a formulé une critique de cette vision fonctionnaliste du rituel2. Il souligna que le rituel peut aussi mettre en question l’ordre habituel : il existe des rituels de contestation. Aussi, le rituel peut dévier légèrement de l’ordre établi, et ainsi, créer de nouvelles significations. Un rituel, même répété maintes fois, n’est jamais exactement le même, mais change plutôt en fonction du contexte historique.

Prenons un cas extrême, soit le carnaval de la ville de Romans, près de Grenoble, en 1579-1580. Le Mardi gras, plusieurs Européens catholiques participaient à une célébration où l’ordre habituel était inversé de façon passagère. On élisait un roi temporaire parmi les classes inférieures et, après 24 heures, ce roi était déchu et l’ordre habituel était rétabli. Ainsi, selon certaines perspectives anthropologiques, le renversement ne servait qu’à renforcer l’ordre hiérarchique habituel. Mais en 1579, selon l’historien Emmanuel Le Roy Ladurie3, les tensions à Romans étaient devenues tellement fortes que le roi élu pour la journée ne voulait pas céder sa place. L’évènement frôla la révolte et l’élite patricienne de la ville tua les chefs plébéiens pour mater la rébellion. Cette reconstitution d’un rituel permit non pas le renforcement de l’ordre, mais plutôt, créa le désordre. N’est-ce pas là une possibilité qui vient avec la répétition d’un rituel ? Dans certains cas, le rituel peut engendrer des effets inattendus, créer de nouvelles réalités plutôt que de renforcer la continuité.

Ainsi, le rituel ou la reconstitution permet un dénouement nouveau puisque chaque fois, la représentation est forcément différente. Une reconstitution ne tient pas donc de la recherche d’une vérité absolue, mais plutôt de la volonté de trouver des significations nouvelles.

Dans cet essai, Tremblay dénonce l’accent mis par ceux qui s’opposaient à l’évènement sur le caractère anodin de la reconstitution prévue, voire sur l’occultation des faits par le divertissement. Il loue les connaissances approfondies des faits militaires que possèdent les reconstituteurs, de vrais « fanatiques de l’exactitude4 ». Ceux-ci, mieux que les historiens universitaires, comprendraient comment la guerre s’est passée. Il a certainement raison que la plupart des historiens universitaires au Canada aujourd’hui connaissent mal la chose militaire. Étant de ceux-ci, je dois avouer que je suis très impressionné par les historiens militaires. Les historiens qui s’intéressent à l’histoire culturelle ou sociale, dont je suis, considèrent les évènements, telle une bataille, comme des phénomènes-types, des exemples des tendances à long terme qui nous intéressent davantage. Par contre, pour les historiens militaires, ce sont les détails des évènements qui importent le plus. Les historiens sociaux et culturels mesurent les décennies et les siècles ; les historiens militaires, les journées et les minutes. Nous respectons chacun la chronologie et le contexte plus large, espérons-le, mais nos chronomètres diffèrent, en quelque sorte.

La bataille des plaines d’Abraham ne dura qu’une quinzaine de minutes, mais les historiens ont passé énormément de temps à en débattre. Certains journalistes aussi en 2009, même s’ils n’ont généralement que répété des interprétations dépassées de cet évènement, sans chercher à comprendre son contexte historique plus large ni certaines réalités du contexte actuel, telles que les besoins du secteur de tourisme dans la région de Québec.

Tremblay n’aime pas non plus que les historiens vulgarisent l’histoire pour donner des leçons de morale, en réduisant l’histoire à des archétypes parfois simplifiés. Certes, il a raison que le général Montcalm a trop souvent passé dans l’historiographie tant « populaire » qu’universitaire pour un Français métropolitain peu au fait des réalités nord-américaines, par opposition à un gouverneur Vaudreuil que l’on présente comme canadien (voire québécois), puisque natif de la vallée du Saint-Laurent, et plus conscient des possibilités du continent, ayant ainsi pu sauver la colonie. Tremblay montre bien que ces louanges offertes à Vaudreuil tendent à minimiser l’importance de la stratégie et des tactiques militaires en 1759. Bien que les historiens aiment tous la complexité, ils tombent parfois dans le piège de faire des réflexions morales sur l’histoire – et cette polémique soulevée par Tremblay n’en constitue-t-elle pas justement un exemple? À la lumière de cet essai, Vaudreuil devient, en quelque sorte, le François Bigot du militaire, corrompu, mesquin, peu loyal. Poursuivant sa leçon de morale, Tremblay soutient qu’il existe, d’une part, quelques bons historiens militaires – pas assez au Québec – et, d’autre part, des « menteurs », soit les journalistes qui ne respectent pas la vérité historique ainsi que plusieurs historiens, tels « ceux qui […] défendent [Vaudreuil] en souillant la mémoire de Montcalm […] » (p. 184) et ceux qui ne font pas leur devoir de surveiller l’usage populaire de la connaissance historique.

Alors que peu d’historiens croient aujourd’hui que l’histoire avance forcément vers un avenir meilleur, Tremblay postule qu’il existe un certain progrès historiographique, c’est-à-dire qu’une interprétation plus valable s’impose sur les autres au fil des recherches. « C’est à partir d’une historiographie progressive, soutient-il, que l’interprétation de 1759 peut avancer, pas en radotant une historiographie dépassée. » (p. 129)

L’essai de Tremblay soulève la question « à qui appartient l’histoire ? » : est-ce l’apanage des historiens professionnels ? Le débat sur la reconstitution de la bataille montre que ce n’est pas le cas. D’abord, il y a ces centaines d’amateurs de l’histoire qui auraient voulu participer à la reconstitution. Ils auraient maîtrisé plusieurs détails concernant l’effort militaire, le port du sabot, la technologie du fusil, la reconnaissance du paysage du champ de bataille en 1759 et ainsi de suite. Parmi les journalistes qui ont débattu de la question, plusieurs ont dénoncé l’idée de commémorer ainsi la défaite de la Nouvelle-France, voire « du peuple québécois ». Pour les uns et les autres, l’histoire vaut la peine d’être racontée. (Et il ne faut pas oublier qu’il y a plusieurs autres pour qui l’histoire n’a que très peu d’intérêt.) Tremblay a certainement raison que les journalistes qui s’opposaient à la reconstitution s’appuyaient sur des considérations liées à l’actualité, et non à l’histoire. Or, l’actualité influence les interprétations : c’est la leçon de l’historiographie. Tous les historiens écrivent au présent et, consciemment ou non, interprètent l’histoire à partir de certaines réalités issues de leur contexte.

Il y a eu un temps où les Canadiens (c’est-à-dire, les Canadiens français et anglais) s’intéressaient assez peu à leur histoire. Ils n’érigeaient pas de statues, écrivaient peu de tomes historiques et ne parlaient jamais de personnages historiques. Toutefois, vers la fin du XIXe siècle et au début du XXe siècle, les Canadiens, tant anglophones que francophones, ont fait montre d’un grand appétit pour l’histoire canadienne. Les deux groupes se sont en fait souvent intéressés aux mêmes personnages. Il n’est pas surprenant que les francophones aient alors voulu trouver leurs racines dans la période de la Nouvelle-France. Ils ont élevé des monuments, écrit des vers, publié des livres pour enfants, participé à des pèlerinages historiques, et ce, dans plusieurs buts : définir une certaine vision élitiste de la société canadienne-française, justifier la survivance de la société minoritaire et faire la morale aux jeunes, entre autres.

Les Canadiens anglais partageaient plusieurs de ces mêmes buts. Il est vrai que certains personnages qu’ils ont inclus à leur panthéon intéressaient peu les francophones : par exemple, le général Isaac Brock et Laura Secord, les héros de la guerre de 1812, ne sont guère connus au Québec. Les anglophones ont voulu annexer l’histoire du Canada français au récit « national » canadien, mais les Canadiens français n’ont pas, inversement, cherché à annexer l’histoire du Canada anglais à la leur. En annexant l’histoire de la Nouvelle-France à leur récit, les anglophones se donnaient un peu plus d’héroïsme tout en créant un récit plus complet. Dans ce récit, implicitement, la Conquête n’était pas une déchirure, mais plutôt un passage (peut-être nécessaire) entre deux régimes : les historiens anglophones ont ainsi cru que la Conquête représentait un « progrès », même s’ils ont regretté un peu la disparition d’un régime français exotique.

De cette manière certes un peu embrouillée, la Conquête est demeurée très importante pour les historiens anglophones d’antan. Cette interprétation de la signification de la Conquête dans l’histoire canadienne n’est-elle pas préférable à une vision trop tranchée de cet évènement historique ? Dire que la Conquête aurait marqué le début du Canada actuel – « Canada : Day One » selon une manchette de l’an dernier dans la revue The Walrus (septembre 2009) – c’est nier la présence française qui l’a précédée (ainsi que la présence britannique à Terre-Neuve et en Nouvelle-Écosse ; et, plus encore, la présence amérindienne). Comment établir un récit « national » qui engloberait anglophones et francophones? Est-ce même possible? Les paroles de l’ancien hymne « national » canadien-anglais d’Alexander Muir (1867), « The Maple Leaf Forever », nous portent à en douter. La chanson louange le général Wolfe qui planta le drapeau britannique sur le sol canadien mais exclut les Canadiens français de sa vision du pays : « the thistle, shamrock, rose entwined », dit le refrain, sans mentionner la fleur de lys.

La commémoration pose des problèmes complexes. Qui veut commémorer quoi ? Avec quels buts ? Qui sera invité? Qui sera exclu ? La commémoration ne peut jamais être complète – il existe toujours des silences, des absences, des lacunes. Le village français d’Oradour-sur-Glane, démoli par les nazis, représente à cet effet un cas intéressant5. Les ruines du village ont été maintenues pour rappeler aux visiteurs l’impact de la présence nazie en France ; or, ces ruines se sont détériorées depuis 1945. Faut-il les garder dans l’état exact de dégénérescence de 1945 ou les laisser se détériorer avec le temps ? Doit-on privilégier uniquement le moment de la destruction ?

Lorsque l’on traite de la guerre de Sept ans au Québec, on a tendance à mettre l’accent sur la Bataille des plaines d’Abraham de 1759. Or, en principe, on pourrait insister sur d’autres aspects, notamment la Bataille de Sainte-Foy de 1760. Les Français ont gagné cette fois-là, et si les navires français étaient arrivés, les troupes françaises et les miliciens auraient pu reprendre la ville de Québec. Vraisemblablement, la Nouvelle-France aurait été sauvée (ou du moins, de façon temporaire, si, comme le croit Tremblay, la défaite française était inévitable). On pourrait également insister sur les intentions de la France lors des négociagtions entre puissances coloniales : si la France avait souhaité garder sa colonie, on n’aurait peut-être pas, en principe, à tenir compte de la Bataille des plaines d’Abraham pour expliquer la victoire britannique. On se souvient à peine de la première conquête anglaise de Québec par les frères Kirke en 1629, la Nouvelle-France ayant été restaurée à la France trois ans plus tard. Pourtant, 1759 demeure une date charnière dans l’histoire canadienne.

Tremblay a raison encore une fois de s’en prendre aux historiens très critiques des décisions militaires du 14 septembre 1759. L’historien W. J. Eccles, par exemple, soutenait que les deux généraux étaient incompétents. Comme le fait remarquer Tremblay, il faut se rappeller la difficulté pour les généraux de prendre des décisions sans avoir à leur disposition toute l’information à laquelle ont aujourd’hui accès les historiens. Nous savons, mieux que Wolfe ou Montcalm, où étaient toutes les troupes cette journée-là, et nous avons le loisir d’y réfléchir a posteriori, en toute connaissance de cause. « Montcalm, écrit Tremblay, ne pouvait pas savoir ce que nous savons. » (p. 191) Il est trop facile de condamner les jugements des deux généraux.

Comme pour plusieurs héros, la mort de Wolfe et Montcalm fut le moment qui consacra le souvenir, positif ou négatif, que nous allions garder d’eux. Ils ne pouvaient rien faire après coup pour changer la mémoire que l’on garderait de leur héroïsme, à tout jamais figé sur le champ de bataille. (Ce qui n’est pas le cas pour une Madeleine de Verchères, comme je l’ai montré, qui a survécu à son acte d’héroïsme. Plusieurs historiens, populaires ou autres, l’accusèrent d’avoir participé, des décennies plus tard, à des causes judiciaires qui servirent à éclairer son acte d’héroïsme adolescent6…) La mort du général Wolfe eut ses propres conséquences : Wolfe ayant donné sa vie pour l’Empire britannique, le Royaume-Uni pouvait-il faire autrement que de garder la Nouvelle-France lors des négociations ?

En fin de compte, les historiens « professionnels » n’aiment pas beaucoup la commémoration, surtout lorsqu’elle est prise en charge par des amateurs. Étant tombé un peu par hasard, dans les archives, sur l’une des causes judiciaires de Madeleine de Verchères, j’ai plus tard préparé une étude en collaboration avec Cecilia Morgan sur les deux héroïnes canadiennes, Verchères et Laura Secord, dont les histoires se recoupaient pas mal7. Ayant présenté plusieurs communications sur le sujet, je me suis rendu compte qu’il était relativement facile d’obtenir un rictus de la part des auditeurs universitaires lorsque j’expliquais que les historiens de la fin du XIXe et du début du XXe siècles ont fait de Verchères la Jeanne d’Arc du Canada, une ménagère parfaite, ou encore la première guide (girl scout) de l’histoire canadienne. Nous, les professionnels, n’aimons pas l’engagement avec l’histoire, même si je suis tout à fait convaincu que les futurs historiens (et peut-être même actuels) feront également rire leur auditoire lorsqu’ils exposeront ma propre perspective, soit que Verchères s’était déguisée en homme pour défendre le fort familial en 1692. J’étaye mes arguments à l’aide de documents d’époque, mais n’est-ce pas aussi le cas pour au moins certains de ces historiens populaires qui ont essayé de rendre compréhensible, voire intéressante, l’histoire d’une fille de 14 ans qui a vécu il y a très longtemps ?

Les journalistes québécois qui se sont opposés à la reconstitution de la bataille ont voulu faire des plaines d’Abraham un exemple de l’humiliation historique qu’ont ressentie les Québécois depuis plusieurs années. Pourquoi célébrer une défaite ? Tremblay a bien raison de dire que, dans certains pays, on procède à la reconstitution des batailles même lorsqu’il s’agit de défaites cuisantes. Il prend en exemple les reconstitutions des batailles de la Guerre civile américaine. Culloden (1744), la dernière bataille sur le sol britannique – et à laquelle James Wolfe participa aussi –, est, à certains égards, similaire à la Bataille des plaines d’Abraham. À Culloden, les forces de la ligne royale déchue, les Stuart, ont été battues. Pour plusieurs nationalistes écossais, Culloden représente la défaite de la résistance écossaise vis-à-vis des Anglais. Bien qu’il soit difficile de concevoir le « Bonnie Prince Charlie » comme leader de l’indépendance écossaise, et bien qu’il y avait des Écossais dans les deux camps, selon une perspective populaire, Culloden représente l’humiliation des Écossais – encore une fois – aux mains des Anglais conquérants et brutaux. Néanmoins, la bataille a été reconstituée dernièrement. En 2007, le National Trust for Scotland a filmé la reconstitution pour son centre d’interprétation situé près du champ de bataille. Pour des raisons budgétaires, il le filma au Sud de l’Écosse, ce qui provoqua l’indignation des gens des Highlands, plus près de Culloden, qui auraient aimé toucher aux bénéfices économiques du tournage. (Puisque l’on considère le lieu comme étant une fosse, il était impossible de filmer à Culloden.) Il est vrai que les Québécois n’ont pas nécessairement à s’inspirer de cette façon de commémorer le passé. Il faut dire que les Écossais sont bien conscients de l’importance du tourisme, et notamment des centaines de milliers de gens de descendance écossaise attirés par la morale de « Braveheart », film de Mel Gibson, soit que la vigueur et l’honnêteté écossaises valent mieux que la force et le cynisme anglais, même lorsque les écossais perdent la bataille.

Chaque reconstitution ne peut être que partielle. Cela signifie qu’avec la commémoration de la Conquête, on pourrait refaire d’autres parties du combat final de 1759, telle la courte bataille du 31 juillet à Beauport qui infligea des pertes importantes à l’armée britannique. Mais que faire de la destruction des maisons, des granges, des champs et des pommiers dans les régions en aval de Québec ? C’était en fait une tactique importante des troupes de Wolfe de semer la terreur parmi les habitants  : les batailles ne représentent après tout qu’une partie des tactiques militaires et le souvenir de la destruction des fermes est resté longtemps dans les annales de la Côte-du-Sud. Dans ce contexte, une reconstitution plus « complète » de la bataille n’aurait-elle pas dû inclure ces ravages ? Les oublier, ne pas les commémorer, ce serait, en quelque sorte, réduire la guerre à une action purement militaire. Si la bataille de 15 minutes a eu son importance, elle a eu lieu dans un contexte plus large qu’il importe de ne pas négliger. La déportation des Acadiens fait aussi partie de ce contexte : les habitants de la Vallée du Saint-Laurent étaient bien conscients de cette tactique anglaise étant donné l’arrivée de vagues de réfugiés acadiens dans les années précédant la bataille et avaient donc des raisons assez claires d’appréhender une victoire de l’armée britannique.

Reconstituer le mouvement de réfugiés acadiens et la destruction des fermes et des champs serait toutefois trop réaliste et ne conviendrait pas à la volonté plutôt romantique de rapeller les épisodes où des soldats britanniques (ou anglo-américains) ont affronté les soldats français et où tout s’est résolu dans un temps très court. Étant nécessairement partielle, la reconstitution de la bataille n’aurait présenté qu’une vision restreinte, simplifiée de sa signification historique – malgré la prétention de recréer fidèlement la bataille du 14 septembre 1759, c’est autre chose qu’on aurait recréé, le « résultat » de la reconstitution étant forcément différent de l’évènement réel. L’aboutissement de la bataille des Plaines de 2009 aurait été une reconstitution fragmentaire occultant une part importante de la complexité d’un évènement historique toujours bien ancré dans la mémoire collective.

En réclamant avec succès l’annulation de la reconstitution de la bataille, les opposants de l’évènement ont réussi, eux aussi, à influer sur le « résultat » : la bataille de 2009 a effectivement eu des résultats différents de celle de 1759. Ainsi, d’une certaine façon, on peut refaire l’histoire. Est-ce que les opposants pourront accepter le cri du coeur de l’essai de Tremblay : « je me refuse pourtant d’admettre que la défaite soit irréversible… » (p. 231) ?

Reste à voir si la « victoire » de 2009 aura des effets à plus long terme. Tremblay parle de « la catastrophe » (p. 54). La leçon à tirer de la controverse de 2009 convaincra tout probablement les politiciens et les fonctionnaires de ne plus s’engager dans les débats historiques trop délicats. À la longue, peut-être n’aurons-nous droit qu’à des rappels de faits plus anodins de notre passé, que celui-ci soit québécois ou canadien. Pour les historiens, la leçon à tirer est qu’il faut promouvoir une compréhension plus complexe et plus riche du passé, tout en reconnaissant que nos efforts à cet égard ne peuvent également qu’être partiels et que nos questions sont, elles aussi, ancrées dans le contexte actuel.

COLIN COATES

 


NOTES

1 L'auteur tient à remercier Kateri Létourneau pour sa méticuleuse révision linguistique du texte.

Colin M. Coates est historien et professeur au Collège universitaire Glendon de l’Université York, où il détient la Chaire de recherche du Canada sur les paysages culturels du Canada. Il a co-rédigé, notamment, Heroines and History: Representations of Madeleine de Verchères and Laura Secord (Toronto, University of Toronto Press, 2002).

2 Michael Taussig, The Devil and Commodity Fetishism, Chapel Hill, University of North Carolina Press, 1980.

3 Emmanuel Le Roy Ladurie, Le carnaval de Romans : de la Chandeleur au mercredi des Cendres, 1579-1580, Paris, Gallimard, 1979.

4 Y. Tremblay, Plaines d’Abraham. Essai sur l’égo-mémoire des Québécois, p. 209. Les prochaines références à cet ouvrage sont indiquées entre parenthèses dans le corps du texte.

5 Sarah Farmer, Oradour : arrêt sur mémoire, Paris, Calmann-Lévy, 1994.

6 Heroines and History, Op. cit.

7 Idem




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