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Remarques sur la démocratie juridique canadienne

Un texte de Kevin Bouchard
Thèmes : Canada, Démocratie, Droit, Gouvernement


"Aurions-nous peur de nous-mêmes ? Peur de ce que nous pourrions faire si nous n’étions pas sous tutelle ?"

-Pierre Manent

 

Que nous le voulions ou non, les droits de l’homme se trouvent aujourd’hui au centre de notre univers politique et moral. Les questions de la plus haute importance, comme la liberté d’un peuple, autant que les questions les plus banales, comme le désir d’un enfant de manger une deuxième portion de crème glacée, sont spontanément formulées dans le langage des droits. Un des effets les plus visibles de cette nouvelle configuration spirituelle est la place grandissante accordée aux juges, à qui l’on confie volontiers les problèmes les plus importants. Pendant que le pouvoir des élus s’amenuise et tend à se voir relégué aux questions économiques, la juridiction des tribunaux s’étend et s’élève au-dessus des frontières, portée par l’autorité des droits de l’homme. Devant ces transformations, plusieurs ont annoncé la fin de l’État-nation et l’avènement d’une forme plus horizontale de la démocratie. La nation souveraine, héritage périmé de l’Europe monarchique, doit descendre de son trône pour faire place à un ordre universel de justice fondé sur les droits de l’homme.

L’effort déployé pour concevoir les droits de l’homme hors de leur relation avec un souverain politique soulève toutefois d’importantes questions. Depuis les origines de la modernité, la protection des droits est liée à l’existence d’un pouvoir capable de surplomber tous les autres. La perspective de l’absence d’un tel pouvoir souverain est susceptible de changer substantiellement la signification de la démocratie et des droits de l’homme eux-mêmes. Au Canada, nous sommes familiers avec les effets de la tentative de se soustraire à la notion de souveraineté. Nous vivons depuis un certain temps sous l’attraction de l’idée pure des droits de l’homme et nos institutions en ont largement embrassé le principe. Un examen de notre situation permettra d’éclairer la nature des transformations qui sont à l’œuvre dans la plupart des démocraties occidentales et de vérifier si nous assistons effectivement à l’effacement de la souveraineté. Nous accorderons une attention particulière au cas de la disposition de dérogation, mieux connue sous le nom de « clause nonobstant », qui illustre bien le destin de la souveraineté populaire au Canada. Nous espérons montrer que nous nous éloignons d’un régime représentatif organisé par la séparation des pouvoirs, pour nous rapprocher d’un régime fondé sur les droits, qui attribue aux juges la place royale.

 

À QUI LE DERNIER MOT ?

Dans sa forme actuelle, la Constitution canadienne donne des signes contradictoires lorsque vient le temps de déterminer à qui revient le pouvoir ultime dans le pays. Pourtant, dès 1867, le Canada hérite sans équivoque de la doctrine de la souveraineté parlementaire anglaise. Malgré certaines difficultés occasionnées par le contexte colonial et fédéral, le Parlement est d’emblée reconnu comme l’instance ayant le dernier mot sur les questions d’intérêt public. Il est libre d’adopter ou d’abroger toute loi selon sa volonté, parce qu’il représente les gouvernés et que, dans la démocratie moderne, le peuple, ou la nation, est le véritable souverain. Toutefois, cette compréhension des choses change avec l’adoption d’une nouvelle Constitution en 1982. Cette dernière reconnaît explicitement le principe de la primauté du droit et une Charte des droits et libertés y est enchâssée. À partir de ce moment, les tribunaux jouissent d’un pouvoir prépondérant parce qu’ils peuvent réviser les décisions du Parlement afin de s’assurer de la conformité de celles-ci avec la Constitution et les droits qu’elle protège. Cependant, la nouvelle Constitution sauvegarde aussi quelque chose de l’ancienne souveraineté parlementaire. Elle comprend une disposition originale, appelée disposition de dérogation, qui permet à la législature fédérale et aux législatures provinciales de déroger aux droits prévus dans la Constitution, pour une période de cinq années pouvant être renouvelée. Cette disposition s’est frayé un chemin dans la Constitution, suite aux pressions des provinces canadiennes, qui refusaient d’adopter une Constitution qui céderait la part la plus importante du pouvoir aux tribunaux. En permettant de déroger aux principaux droits prévus dans la Constitution, la disposition de dérogation devait permettre de préserver en partie la souveraineté parlementaire.

En théorie, la question de la souveraineté n’est donc pas tout à fait résolue dans la Constitution actuelle. D’un côté, elle reconnaît la primauté du droit et confie au pouvoir judiciaire le soin de protéger la Constitution et les droits et libertés qui y sont prévus, mais de l’autre, elle permet aux législatures de déroger aux principales dispositions de la Charte et leur donne ainsi le dernier mot dans de nombreuses circonstances. Pourtant, en pratique, la question est pour ainsi dire réglée. La disposition de dérogation n’est peu ou pas utilisée et le pouvoir prépondérant des tribunaux n’est pas remis en cause. En effet, le recours à la disposition de dérogation est considéré comme illégitime depuis la célèbre occasion où le gouvernement libéral de Robert Bourassa s’est servi de la disposition de dérogation pour s’opposer au jugement de la Cour suprême qui déclarait certaines parties de la Charte de la langue française portant sur l’affichage unilingue contraires aux droits protégés par la Constitution. De nos jours, l’utilisation du mécanisme de dérogation par les représentants élus apparaît non seulement comme une menace à l’unité canadienne, mais pire encore, comme un crime contre la justice la plus fondamentale. Face à l’émoi provoqué par la perspective d’utiliser la disposition de dérogation, le Parlement albertain a par exemple dû renoncer à déroger à des décisions judiciaires contredisant ouvertement la volonté de ses élus. Si la possibilité pour les législatures d’exercer leur souveraineté, de parler au nom du peuple et de représenter sa volonté existe toujours en principe, elle est donc de moins en moins vécue comme une possibilité. Il faut tenter de comprendre ce qui est à l’origine de ce sentiment.

 

LES RAISONS DE LA DÉSUÉTUDE

L’argument le plus répandu contre l’utilisation de la disposition de dérogation découle d’une méfiance à l’égard de l’exercice du pouvoir par les représentants élus. Les législatures, parce qu’elles parlent au nom des majorités et que leur procédure se déroule dans le chaos des passions, menacent toujours d’agir de manière tyrannique envers les minorités et de compromettre les droits protégés par la Constitution. Confier aux élus le dernier mot sur les questions d’importance revient par conséquent à mettre en péril les principes les plus fondamentaux selon lesquels notre système de justice s’ordonne. Le respect de la primauté du droit exige que le pouvoir soit toujours exercé conformément à la Constitution et aux droits ; il est donc incohérent de protéger des droits constitutionnellement d’un côté, et de permettre que l’on prive les citoyens de ces droits avec la disposition de dérogation de l’autre. À l’opposé, plusieurs raisons plaident en faveur de l’attribution du pouvoir ultime aux juges. D’abord, leur neutralité et leur impartialité sont garanties par le fait qu’ils sont isolés des pressions politiques. Les juges sont donc mieux placés que les élus, qui sont toujours intéressés et partisans, pour trancher sur les questions de droits, surtout lorsque les esprits s’échauffent. Aussi, le caractère raisonnable des décisions des tribunaux est assuré par la procédure qu’ils respectent. En effet, lorsqu’ils se penchent sur un problème, les juges reçoivent un exposé complet et détaillé de la part des principaux concernés, leur délibération se déroule dans le plus grand calme et ils sont obligés de produire des raisons écrites cohérentes avec la loi pour justifier leurs décisions. Enfin, les juges sont tout simplement ceux qui peuvent le mieux comprendre et interpréter la loi. Ils sont les seuls à pouvoir vérifier que les décisions prises par les législatures (et les autres organes du gouvernement) respectent une hiérarchie des normes qui correspond aux prescriptions de la Constitution et des droits qu’elle protège. Bref, en confiant le monopole d’interprétation de la Constitution et des droits aux juges, on s’assure que les principes fondamentaux du régime sont respectés.

L’explication officielle des rapports entre le pouvoir des élus et le pouvoir des juges donnée par les tribunaux canadiens est toutefois plus modérée. Selon les tribunaux, l’utilisation de la disposition de dérogation est légitime dans certaines circonstances. Inspirée par les travaux de Peter Hogg et d’Allison Bushell, la Cour suprême a adhéré à ce que l’on appelle généralement « la théorie du dialogue1 ». Selon celle-ci, le dernier mot ne revient ni au pouvoir législatif, ni au pouvoir judiciaire dans la Constitution canadienne : il est pour ainsi dire suspendu dans un dialogue entre les deux. Au lieu de penser les pouvoirs dans leur rôle exclusif, il faut les envisager d’un point de vue plus général. La Constitution prévoit un ensemble de moyens, dont la disposition de dérogation fait partie, qui permettent aux branches du pouvoir de collaborer et de dialoguer ensemble afin de mieux protéger la Constitution et les droits. Par exemple, d’un côté, les tribunaux peuvent invalider les lois adoptées par les législatures et proposer des solutions alternatives qui respectent les droits et, de l’autre, les législatures peuvent voter de nouvelles lois, adopter les solutions alternatives proposées par les tribunaux ou utiliser la disposition de dérogation pour répondre aux décisions judiciaires. Dans cette vision des rapports entre les pouvoirs, il est moins important de savoir quel pouvoir prévaut en dernier lieu que de constater que les pouvoirs oeuvrent à une cause commune par un dialogue continu. Il est donc tout à fait légitime que la voix législative se fasse entendre à côté de la voix judiciaire. Selon la théorie du dialogue, la question de la souveraineté demeure donc dans une sorte d’irrésolution féconde dans la Constitution canadienne. Pour elle, le dialogue entre les pouvoirs permet de rester fidèle à l’héritage britannique de la souveraineté parlementaire, tout en faisant place à une constitutionnalisation des droits de type américain. La théorie du dialogue suggère que le Canada conserve le meilleur des deux mondes et que sa Constitution parvient à un compromis supérieur entre la volonté de la collectivité et les droits des individus qui en font partie. L’enthousiasme suscité par une telle explication ne devrait toutefois pas nous empêcher de voir qu’elle est en bonne part rhétorique. La théorie du dialogue peine en effet à décrire la réalité de la Constitution canadienne, car elle n’arrive pas à rendre compte de l’opprobre qui entoure l’utilisation de la disposition de dérogation. Elle occulte le fait que collaboration des pouvoirs tourne généralement à l’avantage des tribunaux et elle n’arrive pas à expliquer pourquoi le pouvoir des élus apparaît moins légitime que celui des juges sur les questions politiques et morales.

À cet égard, la procédure législative et la dynamique de partis qui la modère sont en partie responsables de la difficulté qu’ont les législatures à répliquer aux décisions des tribunaux. Il arrive souvent qu’une décision judiciaire portant sur les droits brise un statu quo sur une question qui divise profondément les législatures. Cela radicalise le débat politique et il est difficile ou politiquement très coûteux pour les élus de former des majorités permettant de retourner aux compromis qui précédaient les décisions judiciaires. Contrairement aux juges, les élus sont redevables à un électorat et ils doivent tenter de rassembler les diverses factions qui composent un corps politique. Ils jouissent donc d’un désavantage important sur les tribunaux lorsqu’il s’agit de faire entendre leur voix, car ils obéissent à une logique du compromis qui est étrangère au pouvoir judiciaire. Le déséquilibre vient aussi du fait que les juges se voient attribuer par la Constitution un pouvoir presque toujours capable de surplomber celui des autres, puisqu’ils sont à la fois chargés de dire le sens de la Constitution et des droits, et de vérifier que tous les pouvoirs se conforment à leur interprétation. Qui alors surveille ceux qui sont chargés de surveiller les autres pouvoirs ? En réalité, tant que l’utilisation de la disposition de dérogation est considérée illégitime, les tribunaux canadiens échappent au mécanisme de poids et de contrepoids qui règle d’ordinaire les démocraties libérales.

 

DE LA SÉPARATION À L’ORGANISATION DES POUVOIRS

Si la théorie du dialogue voile autant qu’elle révèle le fonctionnement des institutions canadiennes, elle a toutefois le mérite de nous aider à apercevoir plus clairement le changement dans la façon dont les pouvoirs se rapportent les uns aux autres. Un des aspects les plus étonnants de cette théorie est le fait qu’elle se détourne de l’idée de séparation des pouvoirs telle que comprise traditionnellement dans le constitutionnalisme moderne. En effet, selon la théorie classique de la séparation des pouvoirs, les différentes branches du gouvernement ne doivent pas dialoguer ou collaborer, mais plutôt s’opposer les unes aux autres. Pour le dire dans les mots de Montesquieu, il faut que « par la disposition des choses, le pouvoir arrête le pouvoir2 ». La séparation des pouvoirs repose sur une vive conscience des potentialités absolutistes ou despotiques de tout pouvoir, autant celui des élus que celui des juges. Pour elle, c’est seulement à partir de la modération engendrée par le conflit entre les différents pouvoirs que peut advenir la liberté politique propre aux constitutions modernes. Dans la théorie du dialogue, les pouvoirs, au lieu de se freiner mutuellement, au lieu d’être retournés les uns contre les autres pour favoriser l’autogouvernement démocratique modéré, collaborent pour assurer une fin commune : la protection de la Constitution et des droits. De cette façon, les pouvoirs ont tendance à ne plus s’inscrire dans un horizon de séparation et d’empêchement mutuel, mais à s’organiser selon une recherche de cohérence fondée sur les droits constitutionnels. Le régime actuel en appelle donc davantage à la réalisation, supervisée par les juges, d’une certaine idée de la démocratie fondée sur les droits qu’à l’autogouvernement modéré. Il pense la liberté à partir de la concrétisation la plus parfaite possible des principes des droits de l’homme, ce qui confère aux juges, responsables de garantir la conformité aux principes, un pouvoir quasi-absolu.

Une des raisons essentielles derrière cette transformation est le crédit parfois excessif qui est accordé à la compétence des juges et à la justice des droits de l’homme. La robe impressionne et l’on croit facilement que les droits fondamentaux ont un contenu objectif pouvant être dégagé par un tribunal devant un cas particulier : on pense que les juges, dans leur grande compétence, traitent les questions de justice avec neutralité, qu’ils parviennent aux « bonnes » réponses en ce qui touche les questions de droits. Dans ce contexte, lorsque des représentants élus souhaitent déroger à une décision judiciaire, ils semblent s’opposer au sens objectif de la Constitution et des droits. Ils paraissent violer les droits de l’homme eux-mêmes. La raison pour laquelle il est si difficile pour une législature de désobéir aux interprétations des droits avancées par les tribunaux est tout à coup moins obscure. La Charte apparaît comme un texte sacré, dont seuls les juges sont autorisés à livrer les secrets. Les droits de l’homme, grâce à leur teneur philosophique et leur degré très élevé de généralité, donnent en effet l’impression d’ouvrir un accès direct à une justice d’un niveau supérieur. Si bien que l’on accepte de plus en plus, sans y réfléchir et sans vouloir en discuter, que les droits de l’homme constituent la réponse définitive au problème de la justice. On peine de plus en plus à concevoir la justice hors du vocable des droits et à apercevoir qu’il existe des alternatives possibles à la justice des droits. Par une ironie du sort, ce que la modernité voulait encourager – la possibilité pour chacun d’être autonome, de penser par lui-même – est peut-être ultimement découragé par une lecture dogmatique de la doctrine des droits. Dans un univers de normes hiérarchisées fondé sur les droits, ce sont les principes qui gouvernent. Les hommes sont pour ainsi dire dispensés de penser par eux-mêmes ce qui est juste et leur jugement perd de son importance.

 

L’analyse de la situation canadienne permet de voir que la souveraineté n’est pas en train de disparaître comme plusieurs le prétendent, mais qu’elle est simplement en train de changer de caractère. L’autogouvernement démocratique des Canadiens, c’est-à-dire la capacité de choisir par eux-mêmes ce qui est juste pour eux comme collectivité par l’entremise de leurs représentants élus, cède le pas à une compréhension de la démocratie où ce qui est juste émane des principes fondamentaux du régime tels qu’interprétés par une caste de juristes compétents. Le peuple qui gouverne n’est plus le peuple actuel, mais un peuple idéalisé, un peuple angélique, qui ne pourrait pas ne pas vouloir les conditions de sa liberté et de son égalité révélées par les droits de l’homme. Autrement dit, la souveraineté se déplace des élus chargés de représenter la nation vers des principes de droits interprétés par les tribunaux. Les juges, messagers des droits et libertés, sont nos nouveaux souverains, pour le meilleur et pour le pire.

Il faut bien comprendre que le présent texte ne cherche pas à discréditer les droits de l’homme : ils sont depuis longtemps une partie essentielle de notre bonheur individuel et collectif et il serait déraisonnable de vouloir s’en passer. Les quelques remarques qui sont ici rassemblées se veulent plutôt un appel à la prudence. Elles veulent faire voir que les droits de l’homme prennent un caractère absolu qui a de quoi inquiéter lorsque l’on envisage de les séparer du cadre national dans lequel ils se sont développés. Contrairement aux représentants élus, qui sont responsables de leurs actions devant les membres de la nation, les juges ne sont redevables qu’au principe des droits de l’homme. Si les décisions des juges se prennent au nom de l’homme, il y a toutefois fort à craindre qu’elles ne s’éloignent de plus en plus des êtres humains concrets, parce qu’elles tendent à suivre exclusivement la logique de principes abstraits. Lorsqu’ils sont appliqués sans limites, même les meilleurs principes peuvent devenir mauvais.

Que faire alors ? L’objectif à suivre semble donc être de ne pas perdre de vue la souveraineté populaire comprise dans l’horizon de la séparation des pouvoirs, afin de maintenir l’enracinement de la liberté dans la condition politique concrète des hommes. S’il doit de toute façon y avoir un souverain, il est à notre avis d’une certaine manière plus juste que le pouvoir des élus puisse prévaloir sur le pouvoir des juges. Les élus sont les seuls à représenter le corps politique dans son ensemble et à être responsables devant et pour ce corps politique. C’est parce qu’ils font d’abord partie de cet ensemble plus grand qu’eux que les individus peuvent voir leurs droits protégés. De plus, nous avons confiance en la capacité des élus d’articuler justement l’autogouvernement démocratique et les droits et libertés des individus lorsqu’ils ont à le faire. Au Canada, il s’agirait notamment de donner le moyen aux élus de s’opposer efficacement au pouvoir des tribunaux, afin d’établir des pouvoirs capables de se modérer les uns les autres. Une revalorisation de la disposition de dérogation permettrait vraisemblablement de s’approcher de cette fin. Les stigmates qui entourent la disposition de dérogation indiquent toutefois que le problème est probablement autant moral et politique qu’institutionnel. La solution se trouve alors sûrement dans une attitude plus modérée à l’égard des droits et libertés et par une prise de conscience des possibilités prodigieuses offertes par la délibération et l’action collective. Il faut en effet se rappeler que les actions communes peuvent être tout aussi légitimes que le respect des droits fondamentaux. On oublie souvent que la loi 101, dont les Québécois sont aujourd’hui généralement très fiers, n’aurait jamais vu le jour si l’on n’avait pas accepté de déroger à la justice des droits de l’homme. Il faut réapprendre à voir la justice comme un compromis toujours imparfait, comme un problème, plutôt que comme un principe évident qu’il suffirait de réaliser le plus parfaitement possible.

 

 

NOTES

1 Cf. Peter W. Hogg et Allison A. Bushell, « The Charter Dialogue between Courts and Legislatures », Osgoode Hall Law Journal, vol. 35, no 1, 1997, pp. 75-124. Voir aussi Berverly McLachlin, « Courts, Legislatures, and Executives in the Post-Charter Era », dans F.L. Morton (éd.), Law, Politics and the Judicial Process in Canada, 3ème éd., Calgary (Alberta), University of Calgary Press, 2002, pp. 617-625. Pour l’usage qui est fait de cette théorie par la Cour suprême, on se référera notamment aux arrêts Vriend c. Alberta, [1998] 1 R.C.S. 493 et R. c. Mills, [1999] 3 R.C.S. 668.

2 Charles-Louis de Secondat, Baron de Montesquieu, De l’esprit des lois, Paris, Gallimard, Pléiade, Tome II, 1951, p. 395. Les italiques sont de l’auteur.

 




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