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Une véritable culture du service à la clientèle

Un texte de Marie-Pascale Huglo
Dossier : L'infâme de notre temps : le jargon!
Thèmes : Langue
Numéro : vol. 12 no. 2 Printemps-été 2010

La situation financière de l’université est préoccupante. Le déficit de fonctionnement l’amène à identifier des « pistes de solution ». Un chantier est en cours, un document de consultation a été soumis, fin octobre, à la communauté universitaire « en vue d’engendrer une réflexion collective ». Il s’agit, nous dit-on, de baliser l’avenir, d’identifier des objectifs, des stratégies, des « pistes d’action » afin de remédier aux déficits structurels. L’avenir, du reste, est à nos portes : le budget 2010-2011 est en jeu, et l’on ne sait pas trop comment concilier la réflexion collective amorcée et la nécessité non seulement d’agir, mais d’agir vite, de manière efficiente, quitte – ne sait-on jamais – à court-circuiter la consultation si elle venait à faire obstacle au grand vent du changement. Mais hâtons-nous, allons droit au fait.

Après une analyse du contexte, la direction de l’Université (nous ne la nommerons pas) identifie trois « pistes d’action » : d’abord les étudiants, ensuite les frais indirects de recherche ou FIR, enfin le déploiement des ressources. Au chapitre des ressources, et à propos du personnel assurant l’enseignement, l’encadrement et la recherche, on nous présente la piste suivante :

 

Cet état de fait et les initiatives d’ordre académiques commanderaient un redéploiement du corps professoral et de l’effectif enseignant pour répondre aux besoins les plus criants en misant sur l’attrition au sein des facultés et sur une intégration serrée et réaliste entre planification et budgétisation, et ce, dans le cadre d’une démarche stratégique en regard des priorités institutionnelles et des mandats facultaires.

 

Comment comprendre cette démarche stratégique ? Le redéploiement du personnel enseignant implique certes qu’il sera soumis, lui aussi, au grand vent du changement, mais dans quel sens soufflera-t-il, ce vent ? Je relis le paragraphe. Les grands mots sont lâchés, des mots agissants, galbés, irréprochables : intégration serrée et réaliste, démarche stratégique, priorités, mandats. C’est presque aussi beau que la mission de l’Université, la réflexion collective et la communauté dont on se réclame comme si elle formait un seul corps, un seul esprit... Or, justement, c’est une partie de ce corps qu’il est question de « redéployer », reste à savoir pourquoi et comment. Là, le jargon soft a son utilité. Le jargon soft ou l’art de contourner l’obstacle, de l’entortiller dans un embrouillamini de généralités qui mettent la barre haut mais s’abstiennent de sauter. Le jargon soft comme langue de bois1 : prudence, diplomatie, ruse, pompes et jeux de manche pour nous en mettre plein la vue et nous voiler la face. Le jargon soft comme « gestion efficiente » à risque minimal et coût réduit. On connaît ça en politique, mais ne mélangeons pas tout. Retournons à notre piste de solution – voyons voir où cela nous mène.

L’état de fait auquel on nous renvoie est, pour commencer, chiffré. En résumé, l’Université constate, déjà en 2006, que la masse salariale affectée au corps professoral serait, globalement, excessive. Depuis, que se passe-t-il ? Réponse : « Les effectifs professoraux ont connu une évolution variable dans les unités académiques et certaines voient leur capacité d’encadrement mise en difficulté alors que d’autres n’ont pas connu de baisse importante à cet égard ». Le discours est mesuré, fort bien. Cela permet d’éviter de parler d’entrée de jeu d’attrition du corps professoral à l’échelle de l’institution, de maintenir la grande marche vers l’avenir sans aborder de front les conséquences d’une telle « révision à la baisse », et pour cause : le redéploiement du corps professoral et de l’effectif enseignant serait la piste de solution envisagée. Il y a tout de même, quand on y regarde à deux fois, un os. Le redéploiement viserait à répondre aux besoins les plus criants en misant sur l’attrition au sein des facultés. Je me demande si j’ai bien lu. Est-ce à dire que l’université, non seulement ne présente pas l’attrition comme un problème, mais encore la considère comme une piste de solution ? Cela signifierait que les besoins les plus criants de la « communauté universitaire » ne viennent pas, entre autres, de la réduction du corps professoral, mais, au contraire, comptent dessus pour aller de l’avant et réduire les dépenses « en concordance avec la mission de l’université ». De quelle mission universitaire peut-il dès lors s’agir ? On ne le précise pas, autre évidence sur laquelle on ne juge pas nécessaire de s’attarder. Pourtant, si la phrase signifie ce que je crains de comprendre, il y a lieu de s’interroger. L’ennui, c’est que rien ne m’assure que l’attrition en question est bien celle du corps professoral : il y a attrition et attrition, comme de juste. C’est à la fois énorme et informe, suffisamment flou pour qu’on glisse par dessus sans même s’étonner : charabia vague à souhait, écran lisse qui n’expose rien de net. À moins de buter sur les mots, évidemment.

L’esprit en alerte, je continue d’explorer la piste de solution. Plus ça va, plus je m’embourbe dans le doux néant des bonnes résolutions. En sus de l’attrition au sein des facultés, on mise sur une intégration serrée et réaliste entre planification et budgétisation. Nous y voilà en plein, dans le jargon administratif. Impossible d’aller contre : on fait de rigueur vertu et, tout en douceur, on serre la vis ! Faut-il comprendre que la mission de l’université sera désormais définie en fonction du budget ? Que les unités administratives ne recevront pas plus que prévu par les hautes instances, quels que soient leurs criants besoins ? Qu’une comptabilité gestionnaire centralisée est l’étape clé du virage à prendre ? Que « le processus d’élaboration des budgets sera revu afin de faciliter la contribution des dirigeants des facultés », c’est-à-dire, en clair, que les départements n’auront plus aucune marge de décision ? La communauté universitaire manque d’esprits comptables et de vision d’ensemble : trop intellectuelle, trop complexe, pas assez réaliste…

Il y a de quoi s’égarer, mais qu’on se rassure : le virage sera pris « dans le cadre d’une démarche stratégique en regard des priorités institutionnelles et des mandats facultaires ». S’agit-il d’un truisme ou d’un placebo ? Quelle institution viendrait clamer qu’elle entend prendre ses virages coûte que coûte, restrictions budgétaires obligent ? Le problème, là-dedans, c’est que ni les priorités ni les mandats ne sont définis. Certes, le document de consultation se donne pour objectif stratégique d’aboutir à une telle définition. La communauté universitaire, avec son bassin de professeurs à redéployer, doit se demander quelle est sa voix dans le processus. Après tout — et c’est une firme de consultants experts qui le dit —, le « milieu universitaire possède une culture fortement influencée par la liberté de pensée et par la recherche de consensus, ce qui peut avoir comme conséquence d’alourdir les processus décisionnels ». J’en déduis que la consultation ne pèsera pas bien lourd, dans ce chantier. Il s’agit avant tout d’obtenir les résultats escomptés en renforçant « les pouvoirs et l’autorité » des dirigeants responsables afin d’alléger les processus. Nous vivons à l’ère du soft et du light, ne l’oublions pas. Ladite communauté en prend pour son régime, tout comme la mission de l’Université. On nous la sert en veux-tu en voilà, mais à décortiquer un brin le document de consultation, on découvre que cette mission prétendument commune est sur la piste du changement, elle aussi.

L’une des recommandations des consultants se formule comme suit : « Que l’Université adopte une approche de gestion guidée par les principes applicables au service à la clientèle. » Et les dirigeants responsables de renchérir : les travaux en cours seront axés « sur le développement d’une véritable culture de service à la clientèle ». Au bout du compte, nous sommes passés de la « poursuite de notre mission » étape par étape à un véritable virage qui me laisse dubitative. Quelle est donc la mission de l’Université ? On préfère éviter, par souci d’efficience je gage, un véritable débat : la consultation passe mieux, dans le genre soft. Et je ne sais toujours pas, après relecture de mon petit paragraphe, en quoi consistera le redéploiement des ressources du corps professoral et de l’effectif enseignant. Les voies de l’administration sont impénétrables. Mais trêve de réflexions indues. Gardons-nous de la libre pensée et des parcours hors piste. Le vent tourne : c’est l’action qui compte ! Le processus est en marche, l’exploration des pistes en cours, le virage « service à la clientèle » amorcé. Dans le jargon des consultants experts, qui savent de quoi ils parlent, on ne saurait être plus limpide : « Que l’Université se dirige graduellement, par étapes planifiées sur une structure et ses processus ». Rien à redire…

Marie-Pascale Huglo


NOTES

1 xyloglossie ou xylolalie, en jargon étymologisant.




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