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Je vous prie

Un texte de Marie-Andrée Lamontagne
Dossier : L'infâme de notre temps : le jargon!
Thèmes : Langue
Numéro : vol. 12 no. 2 Printemps-été 2010

En trouvant le dépliant dans ma boîte aux lettres, j’ai cru au début à une plaisanterie. Certes, la démocratie marque un indéniable progrès par rapport à l’arbitraire, mais où est le progrès quand la langue des consignes à l’électeur tient du pur charabia ?

Juges-en par toi-même, lecteur, et essaie de lire ce qui suit sans éclater de rire.

Dans le cas d’une demande d’inscription d’une personne domiciliée sur le territoire de la Ville de Montréal, la personne qui fait cette demande auprès d’une commission de révision doit préciser l’adresse précédente du domicile de la personne dont l’inscription est demandée et présenter deux (2) documents l’identifiant, l’un confirmant son nom et sa date de naissance, et l’autre son nom et l’adresse de son domicile actuel.

Je n’ai pas forcé le trait. Ce paragraphe est extrait, tel quel, sans que j’en aie changé un iota, de l’« Avis d’inscription sur la liste électorale » distribué l’automne dernier dans tous les foyers montréalais en vue des élections municipales. Il combine lourdeur d’expression – on n’ose dire « de style » – et jargon bureaucratique, ce qui en fait un échantillon particulièrement représentatif de la prose sécrétée par l’hydre administrative à quelque échelon qu’elle se déploie. D’un coup de tentacule, te voilà, lecteur, toi qui as pourtant un peu lu, renvoyé à la condition d’analphabète : qu’est-ce que ça veut dire ? En guise de riposte, je m’amuserai donc à décortiquer ce paragraphe qui n’est pas écrit en français, en dépit des apparences. Don Quichotte, je le ferai dans l’espoir de jeter un peu de suspicion sur l’ensemble de la prose jargonneuse qui coule à flots dans nos sociétés.

Rabelais, en son temps, a moqué la langue de la scolastique (et la pensée idoine) qui dominait l’Université depuis le Moyen Âge. Au XVIIe siècle, Pascal, lorsqu’il ferraillait contre les Jésuites, armé des Provinciales, a raillé les empoignades en Sorbonne auxquelles donnaient lieu les distinguos des théologiens sur la « grâce suffisante » ou la « grâce efficace », toutes choses débattues sur fond de religion réformée. Il importait peu, au fond, « chicaneries », disait-il, de savoir si ces notions étaient ou non défendues dans les écrits de Jansénius, commentateur, au tournant du XVIIe siècle, de saint Augustin, écrivant au tournant du Ve siècle et ayant inspiré les Solitaires de Port-Royal au XVIIe siècle. Plus préoccupants, plus comiques aussi, étaient les arrangements que certains bons pères jésuites étaient disposés à faire avec la religion. Mais si Pascal maniait la raillerie, ce n’était qu’en passant. La théologie n’est pas l’affaire de cet écrivain immense, par ailleurs homme de foi autant qu’écrivain, ce qui n’est pas peu dire. L’enjeu des Provinciales consiste plutôt à ne pas laisser les mots être vidés de leur substance sous les assauts combinés de la casuistique, de l’Université et du Parlement. Pascal met donc en scène un ingénu qui, s’étonnant de l’émoi causé dans Paris par certains débats religieux menés sur la place publique, cherche des explications auprès des autorités compétentes, explications rapportées avec une candeur feinte et amusée à son lointain correspondant de province.

Ces lettres, fausses au sens noble et artistique du terme et pour cette raison si proches de la vérité sur le fond, réunies sous le titre Les Provinciales, multiplient les indignations, les étonnements, les allusions à la langue et au poids des mots, qui sont bien des obsessions d’écrivain. Le combat de Pascal pour la vérité de la langue, la soumission à sa haute loi, est de tous les temps, et notre époque, qui voit proliférer les jargons dans tous les domaines, ne fait pas exception. Pour s’en convaincre, il n’y a qu’à extirper des Provinciales la réponse que se voit signifier notre candide à ses objections quant à l’usage nouveau de l’expression « pouvoir prochain », que les disciples du père Le Moyne avaient opportunément décidé de substituer à celui de « grâce efficace » : « Vous êtes opiniâtre, me dirent-ils : vous le direz ou vous serez hérétique, et M. Arnauld aussi, car nous sommes le plus grand nombre ; et s’il est besoin, nous ferons venir tant de cordeliers que nous l’emporterons1. »

« Car nous sommes le plus grand nombre » : terrible formule, qui annonce le Grand Bond En Avant ou la société du spectacle, comme on voudra.

Bien. Pendant ce temps, à Montréal, il s’agit d’aller voter et que personne n’usurpe ce droit démocratique à votre place. Aussi revenons à nos moutons.

À en juger par le paragraphe cité au début de cet article, l’Administration aime la langue juridique. Elle lui trouve bel air, un air sérieux, neutre, circonspect, qui a réponse à tout, prévient les objections et envisage tous les cas de figure, comme le montre l’entrée en matière : « Dans le cas d’une demande… ». Une telle aspiration à l’exhaustivité n’est rien encore. À la locomotive poussive de l’entrée en matière est accrochée une série de wagons où montent bientôt trois personnes.

Qui va là ? La « personne domiciliée » est-elle la même que la « personne qui fait cette demande » ou que la « personne dont l’inscription est demandée » ? Si, dans sa sagesse méticuleuse, l’Administration a cru bon de distinguer ces trois personnes en quatre lignes d’une même phrase, c’est bien parce que la réalité des personnes est plus complexe que ce que toi, électeur de base, ne peux l’imaginer dans ta cuisine, en regardant par la fenêtre un écureuil ronger un trognon de pomme sur ton balcon.

Que dis-tu ? Toutes ces personnes te donnent le tournis ? Lecteur ingrat, qui n’est même pas fichu d’admirer le modèle d’économie bien-pensante qu’illustre l’emploi du mot « personne », il est vrai de nos jours servi à toutes les sauces, politiques ou scolaires, mais qui a au moins le mérite, ce mot, de débarrasser nos sociétés évoluées du machiste « électeur », tout en évitant l’empesé et politicien « électeur et électrice » de risible mémoire, bien qu’il soit passé dans l’usage. Que le mot « personne » ait gardé en français le genre féminin qu’il avait en latin devrait pourtant troubler, ne serait-ce qu’un instant, la bonne conscience de ses utilisateurs. Le mot « personne » qui, grammaticalement parlant, a pour effet de féminiser par la suite toute phrase un peu longue dont il est le sujet avec l’emploi du pronom « elle » et l’accord de l’adjectif, n’est peut-être pas, après tout, la panacée antisexiste qu’une certaine solution de facilité voudrait en faire. Mais cette prise de conscience, à supposer qu’elle ait eu lieu chez certains, ne sera jamais suivie du pas supplémentaire qui consiste à envisager la langue française dans toute son épaisseur historique, non dans la seule ivresse de l’inventivité linguistique dont le Québec aime se croire investi.

Prendre en compte l’histoire de la langue française inviterait par exemple à y reconnaître parfois les traces ténues du genre neutre, hérité des langues grecques et latines. En somme, à reconnaître qu’avec la langue française, les choses ne sont pas aussi simples ou aussi logiques que le voudraient les esprits hygiénistes. Mais soyons lucides : qui, au Québec, veut vraiment savoir qu’il féminise à tour de bras ce qu’il croit neutraliser en multipliant le mot « personne » ? La bonne conscience n’a pas de prix. C’est ainsi que, de nos jours, dans les manuels scolaires, dans les prospectus, dans les discours, dans les journaux, il n’y a ni homme ni femme, ni garçon ni fille : il n’y a plus que des personnes, toutes rendues égales et pareilles par un trait de plume. Vous le direz ou vous serez hérétique, car nous sommes le plus grand nombre. Je n’invente rien.

Au milieu d’une petite foule, te voilà donc, électeur, monté à bord d’un train démocratique qui te conduit, en ahanant, jusqu’à l’urne où déposer ton suffrage municipal. Pas si vite, l’ami. Toute personne à part entière que tu sois, tu dois d’abord te présenter devant les commissaires de la commission de révision devant laquelle faire état des aléas de l’existence qui t’ont fait changer d’adresse au cours des dernières années. Étudiant, divorcé, réfugié, immigré, locataire fuyant la rapacité des possédants ou les invasions de cafards dans les murs, nouveau propriétaire peu assuré sur ses jambes et que l’impôt foncier attend au détour : vous êtes nombreux à avoir été saisis de bougeotte au cours des derniers mois. Soyez indulgents pour l’Administration qui veut seulement savoir à qui elle a affaire et vous réclame cette chose toute simple : une preuve de résidence. D’accord, ce n’est pas clair. L’Administration s’y prend mal, en ayant recours à une cascade de génitifs : « l’adresse précédente du domicile de la personne dont l’inscription… », mais ce n’est pas parce qu’elle n’a pas fait de latin que l’Administration écrit si lourdement, c’est par souci de précision, une fois de plus.

Bien sûr, l’instant d’après, dans la même phrase, l’apparition de l’affreuse tournure « documents l’identifiant », là où « pièces d’identité » aurait été si juste, n’est pas à mettre sur le compte de la précision, mais de l’ignorance de la langue française. Et alors ? Qui maîtrise vraiment le français de nos jours ? Même des profs de français ne connaissent pas toujours bien la langue qu’ils doivent enseigner. Même des écrivains écrivent mal. Même des journalistes. Même des politiciens – ne parlons pas des joueurs de hockey ni des vedettes de la télé. Et on voudrait que l’obscur fonctionnaire, qui est le bras armé de l’Administration, en maîtrise toutes les nuances, sous prétexte qu’il en fait usage auprès des administrés ? Aussi bien croire à la paix au Proche-Orient.

Patience, lecteur de ces lignes, te voilà arrivé à la fin du paragraphe incriminé. Il te faudra encore subir la lourdeur de deux participes présents côte à côte : « …l’identifiant, l’un confirmant… », faire mine de ne pas avoir remarqué, à supposer que tu y sois sensible, l’absence de la virgule qui aurait dû, après le mot « l’autre », signaler la non-répétition du verbe au lieu de cet horrible segment de phrase en enfilade : « …et l’autre son nom et l’adresse de son domicile actuel ». Mon pauvre ami. Qui remarque ces broutilles ? Et toi à qui elles n’échappent pas, tiens-tu vraiment à passer pour un cuistre en en faisant le relevé ?

Surtout, surtout, ne te reporte pas au texte écrit dans la colonne de droite, sur le même « Avis d’inscription », rédigé dans les deux langues officielles du Canada. Tu y découvrirais la version anglaise du paragraphe maudit. Ou n’est-ce pas plutôt l’original ? N’importe. Ta réaction donnerait des munitions à l’aile pure et dure des nationalistes qui voit dans l’anglais une menace, non une langue, et dans les déficiences du français parlé et écrit au Québec, les fruits pourris de la nécessité qui oblige ici les francophones à une mauvaise et incessante traduction. Facile. Car il arrive aussi que l’ignorance du jargonneur lui fasse en remettre une couche. La tournure When an application…is filed n’a pas le caractère alambiqué de « Dans le cas d’une demande…, la personne qui fait cette demande ». Le rédacteur en français aurait pu s’en sortir mieux. Tout de même, il faut aussi reconnaître, hélas, que dans la colonne de droite le mot person apparaît à trois reprises dans les quatre lignes d’une même phrase. Que penseraient de cette lourdeur les esprits caustiques d’Evelyn Waugh et de Mark Twain ?

En Occident, l’histoire des idées et celle de la littérature se sont croisées à plusieurs reprises, en particulier chaque fois que des écrivains ont été persécutés pour leurs écrits. Il existe encore des écrivains persécutés dans le monde. Fort heureusement, ceux d’Amérique du Nord n’ont plus ce souci : ils n’existent pas, tout simplement, aux yeux des pouvoirs. Staline pouvait se croire menacé par un poème satirique de Mandelstam, récité en privé, à des amis, et envoyer son auteur au camp. Dans les sociétés nord-américaines, la littérature a perdu la fonction de ballon d’oxygène pour l’esprit, tout comme, dit-on, elle l’aurait perdue dans la Russie actuelle. Cependant, l’homme étant un être de langage, les mots n’ont pas perdu de leur importance dans la vie de tous les jours. À cette différence près que les écrivains n’en sont plus les dépositaires aux yeux de l’opinion publique. La preuve de l’importance des mots est visible dans l’empressement avec lequel ils sont triturés sur les sujets un peu sensibles. Bien brossés et peignés, des mots comme « sédation palliative » ou « enfant différent », croisés chaque jour, rendent présentables les réalités de l’euthanasie ou de l’enfant handicapé. Les rendent-ils plus supportables ? Les gens sont-ils vraiment dupes du subterfuge ou font-ils semblant, pour mieux se convaincre que la mort n’est pas l’enjeu du débat, que le handicap n’existe pas ? Aseptisés, dévoyés, massacrés, les mots continuent de servir de monnaie d’échange à la bourse des idées, dans l’indifférence des foules, et sans que nul écrivain soit appelé à la rescousse pour en rappeler le sens. « Les mots sont inséparables des choses », disait pourtant à son interlocuteur jésuite un certain géomètre de génie.

« Vos papiers ! » : voilà, au fond, ce que voulait écrire notre rédacteur municipal. Eût-il été moins ignorant de la langue française, moins décervelé par la machine dont il est un rouage, moins contaminé, comme tant d’autres, par la langue juridique et son pseudo-détachement, il aurait pu ajouter : « je vous prie ». On y aurait tous gagné.

-Marie-Andrée Lamontagne


NOTES

1 Blaise Pascal, Les Provinciales, première lettre, in Œuvres complètes, édition présentée, établie et annotée par Michel Le Guern, Paris, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 1998, vol. 1, p. 596.




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