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Le naufrage de mon université. Conte moderne.

Un texte de Marc Chevrier
Dossier : Les crises de l'université
Thèmes : Culture, Éducation, Modernité, Mouvements sociaux
Numéro : vol. 12 no. 1 Automne 2009 - Hiver 2010

Toutes les nuits, je sortais mon astrolabe. À travers le hublot, j’avisais la hauteur des étoiles, dans le tapis d’un noir sans fond aux motifs déroulés par les constellations. Le spectacle n’était jamais le même, suivant les mers et les hémisphères que nous traversions. Ce jeu d’astronome ancien, de navigateur amateur, me reposait de mes arides calculs et des manipulations délicates que nécessitaient mes instruments. Je m’imaginais le ciel composé par Ptolémée, Al Zarqālī, Kepler ou Ibn Yūnus. Ma cabine, c’était tout mon monde, ma science, mon propos, qui se prolongeait de l’horizon dégagé par le hublot. Quand nous accostions une île ou un port nouveaux, je montais vers le pont supérieur pour humer l’air de ces contrées dont nous apprivoisions les rivages. La liste de nos abordages était longue ; à chaque escale, d’autres comme moi quittaient leur cabine et se penchaient sur le parapet en tendant parfois les bras vers l’avant, comme si par ce geste ils toucheraient mieux à l’indiscernable vérité du lieu que les livres avaient déjà dévoilée. Calipso, Antioche, Tyr, Almeria, Lübeck, Riga, Trébizonde, Nara, Ise, Mahâbilapuram, Hochelaga, Ebuda et Marselha furent sur notre route, sans ordre ni direction ; plus nous avancions, plus nos destinations portaient des noms étranges : Dar al Hikma, Sapientia, Utopia, Galileo, Leviathanopolis, République de Bernouilli, Lagrange-sur-mer, Leibnizstadt, Booletown, Nāsatyau ou Ramayana.

Ma vie suivait donc un cours paisible et réglé. Je sortais assez peu de ma cabine, à l’instar des autres passagers qui fouillaient une parcelle de l’océan à travers leur propre hublot. Parfois, j’en rencontrais dans les couloirs qui rentraient subrepticement dans leur cabine, de peur d’être vus ou d’avoir à engager la conversation avec le voisin. Je les reconnaissais par leur regard félin et leur mine chafouine que j’entrevoyais parfois, en passant devant une porte entrebâillée, vite refermée après moi. Ceux que je saluais dans le couloir baissaient quelque peu la tête et me répondaient : « Cher collègue, comment allez-vous ? » ou tout simplement « bonjour » sans chercher à pousser plus loin les politesses. D’autres, cependant, laissaient ouverte leur porte, si bien que retentissaient dans les couloirs des phrases étranges : « Respondeo, haec est distinguenda : “Chimaera est possibilis vel impossibilis” », « l’étape active qu’est l’enzyme phospho-fructokinase », « Maxwell et Boltzmann introduisent dans leur modèle le système ergodique », « “orgueil, ce trésor de toute gueuserie”, de Baudelaire, établit une métaphore in presencia sous forme appositive », ou « Tavâna bovad har ké dânâ bovad ».

Nous sortions en fait deux fois par jour pour le déjeuner et le dîner, solennellement servis dans une grande salle à manger aux murs peints de fresques édifiantes, représentant la sagesse triomphant du vice. Le long des murs, des torchères d’albâtre singeaient des fées et des nymphes. Un grand portrait à l’huile, enchâssé dans un cadre d’ébène, faisait briller sur nos têtes le regard perçant et magnanime de notre capitaine bien-aimé qui parfois descendait manger avec nous. Nous prenions place autour des tables qui nous étaient attribuées, suivant notre rang et notre champ du savoir. Une fois tous attablés, nous déroulions soigneusement la serviette de table sur nos genoux et commencions à discuter avec nos proches voisins. Mes collègues n’aimaient guère parler du repas lui-même, qu’ils considéraient comme un dû, un droit naturel, quoiqu’ils avalassent goulûment tout ce que les serveurs en livrée, à la mine effarouchée, leur apportaient en plats successifs. En fait, ils appelaient les repas du jour la « ration » et il leur arrivait souvent de se plaindre de la qualité et de la quantité des mets, toujours trop petite à leurs yeux. Le grand sujet de discussion qui venait à leurs lèvres était la « ration » servie dans les autres navires. « Songez que dans Orphée (le nom d’un navire comme le nôtre), ils ont droit à de la langouste, du canard et du vin de Shiraz ! » « Ego cupio locustam ! » On entendait alors des exclamations d’indignation, des grommellements à peine contenus qui cessaient aussitôt qu’étaient mis sur la table les fromages, puis les desserts. Ce sujet de discussion m’avait depuis longtemps lassé, et je préférais me taire ou contempler la belle sagesse aux cheveux de Walkyrie piétiner les hydres monstrueuses de l’avarice, de l’ignorance et du mensonge. Il arrivait aussi qu’on parlât des collègues nantis d’une « caisse », un vocable assez obscur désignant un privilège alimentaire d’une nature spéciale, accordé à certains candidats méritants après un long processus semblable à un procès. Les conversations à ce propos étaient souvent chuchotées ; aux lèvres se lisaient des moues soupçonneuses ou des sourires pincés. Le repas terminé, nous retournions à nos travaux dare dare.

Outre les savants passagers, il y avait sur le navire les « jeunes », c’est ainsi qu’on les appelait, c’est-à-dire les mousses, en formation disait-on, qui quadrillaient les ponts du navire où ils s’adonnaient à toutes sortes de jeux ou lisaient à voix haute, face au vent, quelque livre sorti d’une poche de leur pantalon. De temps à autre, chacun de nous quittait sa cabine et allait les instruire dans une salle du pont inférieur où ils s’asseyaient, hagards, fascinés ou ennuyés, et prenaient des notes. La leçon faite, ils repartaient joyeux humer l’air du large et chanter à la proue. Parfois, je les entendais chantonnant : « Gaudeamus igitur, juvenes dum sumus ! » ou

—    Vivat Academia, vivant professores !

Vivant membrum quodlibet

Vivant membra quaelibet !

Semper sint in flore !

Les « grands abordages » formaient les moments les plus fastes de ma vie à bord. Ces autres navires dont mes collègues jalousaient les rations appétissantes, ils nous arrivait de les aborder lors de cérémonies à l’occasion desquelles les capitaines des deux navires dépliaient solennellement une passerelle entre les deux bâtiments immobilisés sur les flots. Tous les passagers se tenaient à la balustrade de leur navire et écoutaient religieusement le discours de leur capitaine, qui actionnait à l’occasion la grande pompe alexandrine :

—    Corsaires du savoir qui écumez les mers

Vous dont l’inépuisable ardeur scrute le monde,

Votre main d’un grand trait dessine l’univers,

Votre oeil, de la lumière, en suit le corps et l’onde,

Votre dos d’Atlas fier soutient les continents,

Votre pied sert de socle à la pensée ouverte.

Il n’est de territoire assez vaste aux savants

Qui, de leur théorie, vont vers leur découverte…

Les capitaines ayant parlé, une musique de fanfare explosait, masquant à peine les applaudissements qui se répondaient d’un navire à l’autre. À ce moment s’avançaient sur la passerelle des impétrants reçus docteurs honorifiques, en toge d’un rouge cardinalesque, flottant au-dessus des vagues sous les hourras et les nuées de confettis.

La nuit, il régnait un calme pur à bord. C’était le moment idéal pour contempler à l’œil nu la voûte étoilée qui, à vrai dire, cessait d’être une voûte, après quelques minutes d’accoutumance de l’œil au spectacle du ciel qui dissout tout sens de la profondeur. S’il existait quelque intelligence connaissante quelque part sur une lointaine planète, prendrait-elle la forme curieuse qu’elle a prise sur la terre ? me suis-je souvent demandé. Parfois, un des passagers, que je surnommais l’herboriste, se promenait sur le pont, plongé dans ses pensées, et marmonnait des phrases comme celle-ci : « Man gol doust dâram. » Après quelques tours de piste, il redescendait vers sa cabine, et je redevenais intime avec les étoiles.

Un soir cependant, peu après la ration du jour qui m’avait semblé copieuse, j’entendis une grande rumeur se répandre. Des bruits de pas pressés, des portes claquantes, des sifflets au cri strident, des bousculades aux escaliers. Plongé dans mes équations, je continuai mon travail, en jetant des regards rêveurs vers la mer étale. Puis, la curiosité me fit me lever et ouvrir la porte : personne, pas âme qui vive dans le couloir. Plusieurs des portes des cabines bâillaient. À la place du ronron des savantes machines et des déclamations solitaires, qui d’ordinaire accompagnait mes pas dans le labyrinthe des couloirs, j’entendais le miaulement de quelques chats abandonnés par leurs maîtres. Je traversai les étages de cabines sans rencontrer personne, à part des félins et des papiers errants. Mon ascension me conduisit au pont avant du navire. Là, rassemblés en une foule compacte et bariolée entre le mât de hune et le mât de charge auxquels avaient grimpé quelques mousses pour contempler le spectacle, mes collègues métamorphosés s’égosillaient à tout rompre, scandant des slogans :

—    Vive l’interruption !

—    On les aura !

—    À bas la navigation néolibérale !

—    Mort au capitaine !

Aux sobres habits dont ils se vêtaient depuis que je les connaissais s’étaient substitués d’étranges accoutrements. Certains avaient déchiré leur chemise qui dévoilait des carrures poilues et menaçantes ; l’œil recouvert d’un bandeau, le crâne rasé, ils vociféraient, animés d’une rage que je ne leur avais jamais vue. Ils jetaient autour d’eux des regards d’ours aigris, sur le qui-vive. D’autres agitaient d’une main une banderole orange et se tapaient sur l’épaule ou faisaient circuler des tracts. Les plus hardis, le poing en l’air, montaient sur une caisse et y prenaient le micro. Ils chauffaient la foule de leurs charges contre le maigre régime de la ration, les piètres conditions de vie qui nous étaient faites à bord, l’intolérable écart entre notre traitement et celui dont bénéficiaient les passagers des autres navires qui ratissaient les mers du savoir. Un écart, à leur dire, obscène, injuste, scandaleux. Ils accusaient le « système de navigation », la « clique du gouvernail », la déprédation du bien public par les profiteurs et les armateurs qui, s’ils avaient toute licence pour accomplir leurs bas desseins, réduiraient le navire et tout son équipage en pavillon de complaisance transportant des connaissances périssables. Tandis que la foule échauffée ressassait ses doléances, le vent du large soufflait sur les chevelures ébouriffées, dissipant peu à peu les odeurs de saumure. Il était clair que la foule se préparait à perpétrer un grand coup : voter la « grande interruption ».

Les transports de la foule atteignirent leur comble quand se hissa sur une estrade dressée au milieu du pont celle que les acclamations désignaient comme la « Générale ». Elle bondissait, tel un ballon, d’un bout à l’autre de l’estrade, pour accueillir de ses mains jointes les ovations redoublées déclenchées par son apparition. Après des allées et venues interminables, elle s’immobilisa, statufiée par le moment. Le foulard orange noué au cou, la fleur à la boutonnière, le sourire large et gourmand, le visage illuminé, elle fermait les paupières, le buste légèrement renversé vers l’avant, comme pour recevoir un diadème. Puis les clameurs cessèrent, même les mouettes au loin semblèrent suspendre leur vol. Ainsi parla-t-elle :

— Chères passagères, chers passagers. Aujourd’hui est un grand jour, jamais de mémoire de navigatrice n’a-t-on vu ici rassemblés un aréopage aussi éminent, un cénacle aussi méritant, une confrérie et une consœurie aussi dévoués, que l’arrogance et la félonie d’une capitainerie retorse jettent hélas dans le dénuement, le désarroi et l’indignation. Mais nous ne sommes pas des capitulards, nous résisterons ! [Cris et trompettes] Voilà plusieurs années déjà que vous avons tenté en vain de faire entendre raison à la capitainerie ; nous lui avons soumis nos légitimes réclamations, auxquelles elle n’a su répondre que par le profond mépris d’un silence de cale sèche. Nous l’avons invitée à de multiples réunions qu’elle a boudées sans façon. Et, comble de forfaiture, elle laisse entendre, par des rumeurs effroyables, que nous lui coûtons trop cher, qu’il faudra revoir le régime de notre ration. [Au vol !] [Cris et trompettes] Je vous le promets, rien de ce que vous avez chèrement acquis, à la sueur de votre front, rien de ce qui vous a été versé, en hommage à vos travaux, à votre science, aux bienfaits que vos études novatrices et engagées essaiment parmi les jeunes et la communauté des connaissants, rien de tout cela, je vous le dis, ne sera retranché, diminué, mis en charpie. Au contraire, nous méritons mieux, nous méritons plus, songez à tout ce que nous apportons à la communauté, nous lui préparons l’avenir, nous en sommes les explorateurs. En fait, vous le savez fort bien, vos yeux fatigués et les cernes qui les enrubannent le disent, vous travaillez à rabais, sans perspective d’accroissement de la ration injustement peu ragoûtante qu’on nous sert en nous serinant toujours la même chanson : les soutes sont vides, mes chers, les temps sont durs, qui sillonne les mers n’amasse plus mousse. [Cris et trompettes] Eh bien ! Nous ne nous laisserons pas berner par ces discours lénifiants, ni ramollir par ces appels à l’austérité par des temps dont la dureté prétendue est agitée en épouvantail. Par ces temps si peu propices, d’autres équipages ont su, après une valeureuse interruption de travail, bonifier leur ration, améliorer leur ordinaire. Nous sommes devenus, par l’inaction de notre capitainerie, les mange-petit, les sous-alimentés de la marine connaissante. Beaucoup de nous ont déjà assez sacrifié à l’institution, lui ont donné plus en temps et énergie que la valeur d’une juste ration. Ce n’est rien de moins que la justice rationnelle que nous réclamons, l’égalité de traitement avec nos collègues des autres navires. Nous ne pouvons attendre plus longtemps, plusieurs ont déjà quitté notre équipage, d’autres déserteront sous peu, attirés par de meilleures rations. Ensemble, nous saurons faire fléchir la capitainerie et la ramener à la table des négociations. Solidaires, nous vaincrons le néomarchandisme ambiant qui nous rationne au profit des armateurs. Imperturbables, nous ébranlerons le joug capitanistique qui arnaque les travailleurs connaissants. [Cris et trompettes] C’est pourquoi, chers amies et amis dont je sens l’exaspération gronder jusqu’à moi, il nous faut mettre le holà à ce cirque dont nous sommes devenus les clowns et les fauves encagés. Il faut se lever, d’un seul tenant, et faire front à la vague déferlante qui voudrait nous engloutir et nous rouler sur la grève comme de vulgaires galets. Votons tous ensemble, d’une seule voix, la Grande Interruption ! Ce navire voguera de nouveau quand nous le déciderons ! Capitaine, vos galériens ont rangé leurs rames ! [Cris et trompettes]

La foule en liesse acclama la Générale, qui recevait les bravos et les éclats de joie en levant les mains. Après ce grand discours, l’assemblée vota rapidement la « Grande Interruption », non sans avoir écouté avec enthousiasme les quelques plaidoyers que firent plusieurs de ses partisans au micro, remontés contre la scélératesse du système productif et certains que leur combat s’unirait à celui, plus large, pour la concorde universelle et l’accès libre à la navigation pour tous. On avança même qu’en période de soute vide, l’interruption ne changerait rien à la flottaison du navire, d’autant que les mousses viendraient plus nombreux encore à bord. Puis, l’assemblée décida que pendant l’interruption, chaque passager serait tenu de monter la garde sur le navire, en se relayant l’un après l’autre selon les instructions d’un état-major désigné par l’assemblée elle-même. C’est à la condition de faire la sentinelle que chaque passager aurait droit à « l’allocation », soit à une ration de remplacement pour compenser la cessation de la ration ordinaire. Une voix s’était levée dans l’assemblée pour implorer la clémence de l’assemblée et lui demander de consentir à verser l’allocation même à ceux qui n’obéiraient pas aux ordres de l’état-major. « Pensez à la communion des saints », dit-elle. Cette voix de la conscience laissa de marbre l’assemblée, qui vota par une majorité obèse cette deuxième résolution.

Avant que la foule ne se mît à se disperser, je courus me réfugier dans ma cabine dont je ne sortis pas avant plusieurs jours. J’eus du mal à trouver le sommeil, le ronron habituel du navire ne remplissant plus ma cabine de sa présence réconfortante. Depuis l’interruption, tous les bruits semblaient s’être accrus en amplitude ; je sentais jusqu’à l’hélice immobilisée, tordue par la mer tirant sur ses pales. J’entendais aussi, et surtout, les milices patrouiller dans les couloirs, au pas cadencé, chantant « Ça ira, ça ira ! ». Elles se relayaient du matin jusqu’au soir. Seule la nuit m’accordait un répit. Tenaillé par la faim, je m’évadai enfin de ma cellule. Je marchai sur la pointe des pieds, de peur d’être surpris par un milicien insomniaque. Personne au garde-à-vous. Sous la lumière blafarde de l’éclairage de nuit, je découvris la métamorphose du navire. Tous les murs des couloirs étaient placardés d’affiches et d’autocollants. Elles proclamaient : « Vive l’interruption ! », « À bas le capitaine autocrate », « Non à la dérive océanique ! », « Vive l’alter-océan ! », etc. Je me dirigeai vers la cuisine, où je n’avais guère accoutumé d’aller, dans l’espoir d’y trouver des vivres. Je tombai par bonheur sur des boîtes de sardines dont je fis provision. Rassuré sur mes chances de survie, je fis un tour sur les ponts supérieurs du navire. Aux mâts étaient accrochées pancartes et banderoles proférant les mêmes mots d’ordre, qu’entortillait le vent. Le navire semblait aller à une dérive heureuse, nonchalante, sur une mer endormie qui léchait de ses vagues molles la coque couverte d’algues et de mollusques adhérents. Ce fut ainsi que je vécus pendant l’interruption : travaillant le jour, au rythme des pas des sentinelles, noctambule la nuit, m’alimentant de conserves dérobées. J’eus peu de rapports avec les « interrompistes » qui sans doute m’avaient oublié, quoique sans être tenu dans l’ignorance de leurs activités. Une passagère, une mathématicienne qui m’aimait bien, venait frapper à ma porte et me tenait au courant des dernières nouvelles. « Tu n’en veux pas ? » me disait-elle toujours, en me tendant une portion de son allocation distribuée par l’état-major et servie dans une écuelle d’étain. Gentiment je déclinais son offrande, certes plus appétissante que mes sardines. Par mon informatrice, je sus tous les exercices auxquels les passagers conscrits furent assujettis sur ordre de l’état-major : occupation de la capitainerie, charivari sur le pont-promenade, chaîne humaine, obstruction des portes d’accès à la salle des machines et à la timonerie. Les yeux de la mathématicienne étaient gros de lassitude et de tristesse, deux sentiments qu’elle avouait parfois en racontant les réticences et remords d’autres passagers qui se pliaient aux ordres mais qui dans leur for intérieur se sentaient floués. Je ne sus que lui dire, l’interruption avait cessé d’exister pour moi, je vaquais comme de coutume à mes travaux, je profitais de la nuit en enfant libre de gambader sur son terrain de jeu. La plus belle allocation était pour moi celle du ciel : la magnificence des astres accomplissant leur révolution. Je n’avais d’autre fin à mes inquiétudes que la compréhension des lois de l’univers, ni de moindre domaine à remplir de mes soucis, que la voie lactée.

Une nuit, toutefois, je fis une découverte troublante. Comme les conserves commençaient à s’épuiser dans la cuisine, je me mis à la recherche de la cambuse. À l’instar de la plupart des passagers, je n’avais pas vraiment idée des salles et des compartiments dont le navire était fait. Nous, les passagers, portions notre regard panoramique sur la ligne d’horizon et nous ne descendions point vers les entrailles du navire qui nous transportait sur les mers. J’entrai dans une salle qui dégageait une odeur étrange et désagréable, un mélange de sueur, de musc, d’ordure et de graisses rancies. Dans la pénombre, je parvins peu à peu à voir le profil des choses et des êtres : c’était comme un atelier où s’entassaient des centaines de travailleurs de tous les âges et de tous les mondes. Enfants en haillons ou dénudés, mères donnant le sein attelées à des machines à coudre, vieillards voûtés cirant des chaussures, jeunes gens en habit de boulanger qui pétrissaient la pâte sans relâche ou qui, habillés de t-shirts enduits de cambouis, démontaient méticuleusement des ordinateurs, des radios, des téléphones portables, des télévisions pour en extraire, une à une, les composantes. Dans cette étuve, tous ces gens au type caucasien, asiatique, africain, amérindien ou métissé semblaient coupés du monde, de notre monde, rivés à leur ouvrage. Ce fut à peine s’ils levèrent le regard sur moi, s’ils s’aperçurent du jour que ma présence avait créé dans leur triste réduit. Je reconnus nos vêtements, nos appareils, nos plats qui passaient dans leurs mains habiles qui mécaniquement refaisaient le même ouvrage. Ils avaient des mines de bêtes en captivité, le regard vitreux, le regard privé de ces clartés que donne l’espérance. Éberlué, je fermai la porte et remontai vers ma cabine. Je ne dormis pas de la nuit.

La grande interruption prit finalement fin, à la grande joie de l’état-major et de ses conscrits. Une assemblée convoquée sur le pont avant entérina par une majorité massive les dépouilles de la victoire. Une victoire sur toute la ligne, qui accorda l’augmentation de la ration réclamée par l’état-major, voire plus. Grâce à ce gain historique, les passagers rentreraient la tête haute dans leur cabine ; grâce à l’augmentation, aux séances dînatoires que présiderait la sagesse piétinant le vice, de plus copieuses rations régaleraient les passagers affamés par la quête harassante du savoir. « Ce fut votre Interruption, votre victoire, exulta la Générale, l’inique régime qui était le nôtre fut interrompu par votre stoïque bravoure ! » La vie reprit vite son cours normal à bord. Les foulards, les banderoles, les pancartes disparurent. Les passagers remirent leurs habits bien repassés, disaient le bonjour avec la même componction dans les couloirs et prenaient place à la table attitrée dans la salle à manger aux heures régulières du repas. Le portrait du capitaine, agoni de cruelles injures pendant l’interruption, retrouva le mur d’où il avait été décroché. Je me mêlai au chaland des passagers qui sortaient endimanchés pour l’heure de la ration. Aux tables, on fit à peine allusion à la Grande Interruption, on eut moins à envier la langouste d’Orphée, car on songeait déjà aux nouveaux coquillages qui tomberaient dans l’assiette. Nous retrouvâmes nos valets en livrée et nos jeunes mousses qui, pendant l’interruption, s’étaient amusés de nos jeux. Dans ma cabine, le ronron feutré des machines était redevenu le compagnon de mes calculs. De nouveau, nous voguions vers des rades et des havres inconnus, vers des ports au nom étrange.

Quelques jours après l’interruption, tandis que j’amorçais ma ronde de nuit, je surpris une conversation dans une cabine dont la porte avait été laissée imprudemment entrouverte. J’eus du mal à comprendre les paroles qu’échangeaient quelques passagers en conseil qui m’apparaissaient parler une forme de bas latin très éloigné du sanscrit :

— On les a eus, crisse !

— Mets-en, plus poche que ça, tu meurs !

— Ouin, oh boy !, c’toute une augmentation !

— De quoi se paqueter la bedaine.

— Y’é paqueté ben raide lui.

— Les soutes sont vides, disait le nono de négociateur !

— Mon verre aussi, ’stie, remplis-moi le à ras bord, à rouges bords.

— À boire, du jus, du jus !

— Tu te rappelles, quand y’a dit « Les soutes sont vides ! »

— Ouin.

— Quand tu l’as regardé drette dans le fond des yeux.

— Ouin.

— Quand tu lui as balancé : « Envouèye, crache bonhomme, on lâchera pas notre boutte tant et aussi longtemps que t’auras pas mis d’la viande sur’a table ! »

— C’était un grand moment, pissant en diable.

— Trinquons !

— À bouère, à bouère !

— Au grand moment tabarnan !

— À la Générale ! À l’Interruption !

— Les bien ivres, buvons à la prochaine interruption !

 

Des mois, des années ont passé depuis cette beuverie tonitruante dont les effluves avinés portèrent au milieu de la nuit les accents de triomphe dans le déambulatoire ombragé des couloirs. Il est difficile de prendre la mesure du temps qui fuit à bord quand le ciel nous sert d’horloge. Tout commença à basculer quand un soir, tandis que je flânais sur le pont-promenade, j’entendis un bruit de chute dans l’eau. Au pont des embarcations, on se pressait à la rambarde : mousses, serviteurs et ces gens de misère, va-nu-pieds évadés de la sentine où ils croupissaient sans que personne à bord ne le sût ou ne voulût le savoir, s’affairaient à retirer les tauds des embarcations de sauvetage et à y monter pêle-mêle. Une à une, lourdement chargées, ces embarcations amerrissaient puis s’éloignaient du navire à la force des avirons. Que signifiait cette désertion soudaine ? Pourtant, rien à bord ne trahissait la moindre avarie. Le calme régnait, aucun phare n’était en vue, aucun orage ne menaçait pluie et tempête. Je retournai songeur à ma cabine.

Le lendemain toutefois une grande panique secoua le navire. Le ronron des machines avait cessé. Aucun mousse ne s’était présenté à la leçon du matin. Au repas du midi, les passagers, stupéfaits, attendirent en vain le service coutumier de la ration. Ils se regardèrent les uns les autres : leurs sentiments allèrent de la surprise à la colère. « Ma ration ! » crièrent les plus furieux. D’autres se mirent à tambouriner leur assiette de leur fourchette ou à faire tinter leur coupe. Ils eurent beau faire tout ce tintamarre, personne ne répondit à l’appel. Peu à peu, les passagers quittèrent la salle à manger et partirent quérir leurs serviteurs. Mon amie mathématicienne vint à moi pour m’annoncer, sur un ton de catastrophe : « Les cuisiniers ont disparu ! » En l’espace d’à peine une heure, nous finîmes par comprendre qu’il n’y avait plus que nous à bord ; même la timonerie était vide. Pendant un jour ou deux, la vie à bord ressemblait à un jeu de billards chaotique, qui faisait s’entrechoquer les billes sans qu’aucune ne parvînt à s’échapper du tapis vert. On allait et venait dans toutes les directions, ratissait les compartiments du navire sans but. La cuisine et la cambuse avaient été prises d’assaut, pour en prélever les vivres. Certains marchaient désorientés, l’âme en berne, dans les couloirs, d’autres, en petits groupes, fustigeaient l’imprévoyance de la timonerie et dénonçaient dans cette désertion traîtresse un complot transocéanique. Personne toutefois n’eut l’idée de convoquer une grande assemblée au pont avant. Il n’y avait ni générale ni état-major pour prendre le gouvernail. Tous, indistinctement perdus dans ce vaisseau parti à la dérive, nous hantions de nos angoisses et de nos rumeurs une prison flottante abandonnée même de ses gardiens. Plus le temps avançait, cependant, plus l’existence à bord devint difficile. On mit sens dessus dessous la timonerie, défonça les armoires de la cuisine, renversa les tables et les torchères de la salle à manger. Même des portes de cabine furent enfoncées, des bibliothèques renversées, par des intrus espérant mettre la main sur un quignon de pain ou une boîte de biscuits. Peu à peu, nous devenions des bêtes traquées ; la méfiance et la crainte se lisaient sur tous les visages défaits.

Porté par le vent et les vagues, le navire poursuivit son cours, plusieurs jours sans doute, dans une succession de nuits étoilées et bleus horizons sans nuages, jusqu’à ce qu’un ébranlement fit craquer la coque. Notre vaisseau venait de heurter un autre navire qui, lui, filait à haute vitesse. Frappé de biais par l’étrave de l’autre, notre navire semblait avoir peu souffert de la collision. L’autre, imperturbable, continua sa route puis disparut à l’horizon. Nous croyions avoir échappé au pire, puisque aucune fissure apparente n’éventrait la coque. Seulement, après quelques heures de fausses illusions, il devint évident que le navire prenait l’eau. Le bruit courut que des cales se remplissaient. Lentement, la poupe donna des signes d’enfoncement. Ce fut alors la panique. On courait en tous sens. Les passagers encore dans leur cabine s’en éjectèrent en hurlant. Aux escaliers de secours on se bousculait, jouait du coude, on en vint même aux coups. J’étais moi-même entraîné dans ce flot d’évacuation, serré à mes voisins comme un bœuf pris avec ses congénères dans un enclos avant d’entrer à l’abattoir. C’était une foule d’une agitation intense, qui grossissait, enflée par un instinct de survie débridé qui enlevait aux beaux esprits splénétiques, aux visages altiers leur masque impassible. Les plus dégourdis se frayèrent un chemin jusqu’au pont et coururent aux quelques embarcations restantes. Avec la frénésie du désespoir, on en arracha les tauds et s’entassa dans les chaloupes vite débordantes. Plusieurs passagers qui ne purent y monter réussirent à s’agripper aux cordages. Les chaloupes tombèrent à l’eau, avec leurs passagers surnuméraires qui ne voulaient pas lâcher prise. Une chaloupe, trop pleine, se renversa. Les passagers des autres chaloupes n’eurent alors de cesse de repousser les naufragés implorant qu’on les hissât. À coups de rames ils frappèrent leurs doigts obstinés. Les chaloupes éloignées du navire, un cri de détresse s’éleva sur le pont où étaient demeurés les passagers penauds.

À ce moment, l’herboriste vint vers moi et me dit : « Viens avec moi ». Je le suivis sans trop lui poser de questions sur notre destination. Nous descendîmes vers les cabines. Il me dit : « Regarde cela, des cavernes de trésors. » De la main, il pointait les cabines aux portes ouvertes, qui découvraient des bibliothèques fabuleuses. Nous nous précipitâmes dans la plus proche des cabines. « Admire, me dit-il, ces rayonnages. Platon, Aristote, Euripide, Sophocle, Démosthène, Homère, Hésiode, en grec ancien par-dessus le marché. Elle appartenait sans doute à un helléniste. Dommage de destiner tout cela au fond des mers. » Il prit quelques ouvrages avec lui, j’en fis de même. Dans la cabine d’à côté nous attendaient le Philosophiae Naturalis Principia Mathematica de Newton et d’autres trouvailles. L’herboriste poussa un cri de joie en mettant la main sur le Systema Naturae de Linné et son Species plantarum, dans une vieille édition. Ainsi, tandis que la mer emplissait les soutes et s’insinuait, degré par degré, dans l’entrepont, nous butinions les cabines, à l’affût de livres rares et aimés. Nous tombâmes dans l’une regorgeant de livres dont les auteurs m’étaient inconnus. « Foucault, Derrida, Rancière, Deleuze, Nancy, tu connais ? » demandai-je à mon complice. Il prit un livre, l’examina d’un air sceptique. « Je crois que les Américains appellent cela de la “french theory” ». « Que faisons-nous ? » lui dis-je. « Écoute, le bateau coule, nous ne savons même pas si nous en réchapperons, donc parons au plus essentiel. As-tu envie de lire cela sur une île déserte ou sur un récif ? » Nos bras étaient déjà fort chargés, nous traînions déjà un gros sac de livres rescapés. Par curiosité, j’ouvris l’un de ces livres dont je ne pus comprendre une seule ligne. Dans une autre cabine, nous restâmes perplexes devant des ouvrages du genre Hommages à Glasersfeld et Fourez : la révolution socioconstructiviste en éducation. L’herboriste en savait plus que moi sur ces auteurs. « Écoute, ces pseudo-révolutionnaires ont foutu le bordel dans l’enseignement des sciences. Pour eux, même la science, c’est du vent, du construit, des représentations provisoires. Il n’y a pour eux ni réel, ni vérité contre lesquelles les constructions de notre cerveau se mesurent. » « Je vois, laissons ces esprits fins toucher le fond des choses. » Nous découvrîmes ensuite, dans une cabine tapissée d’affiches aux couleurs de bœuf équarri, des rayonnages complets de Marx et d’Engels. L’herboriste s’exclama : « Tiens, Das Kapital. De toute évidence, il n’a jamais été lu de son propriétaire, il est comme neuf. Que faisons-nous de ces monuments ? » « Emporte toujours Le 18 brumaire de Louis Bonaparte. » Quelle ne fut pas notre surprise quand nous mîmes la main sur les annales de l’Académie laurentienne des arts et des sciences. « Prends au moins le premier volume, dit l’herboriste, celui du discours inaugural. J’y étais, c’était un grand moment d’éloquence. »

Notre entreprise de sauvetage de livres devint cependant de plus en plus périlleuse. L’eau avait submergé un étage entier de cabines et continuait de dévorer, une à une, les bibliothèques encore en sursis. Nos sacs se faisaient de plus en plus lourds. Concentrés par notre ouvrage, nous avions oublié le drame qui se jouait sur le pont, l’état de panique qui jetait à l’eau des passagers au comble de l’horreur. Il fallait se hâter. L’eau semblait accélérer sa progression, défoncer une à une les portes des cabines et aspirer ses précieuses bibliothèques avec une voracité redoublée. Je ne pus m’empêcher, toutefois, d’ajouter à ma pesante besace les Mille et une nuits ainsi qu’Alice au pays des merveilles. Arrivés au pont, nous vîmes plus clairement ce qui nous attendait. Plus du tiers du navire était immergé. Des passagers criaient à la rambarde, faisaient des signes de rappel vers les embarcations qui s’obstinaient à se tenir à l’écart. À mesure que la mer engloutissait le navire, nous retraitions sur sa partie émergée qui disparaissait en peau de chagrin. Nous avions traîné nos sacs jusqu’à la dunette où nous aidâmes d’autres passagers à s’y réfugier. Le soleil, au loin, s’embrasait sur l’océan, comme si le destin du navire était lié à la rotation de la terre. Quand nous vîmes la timonerie, l’antenne-radar puis la cheminée entrer dans l’eau gloutonne, nous nous rendîmes compte que tout était fini. L’herboriste et moi restions agrippés à nos sacs de trésor, terrifiés, couverts d’une brise tiède qui s’amollissait sur nos cheveux hirsutes. Soudain apparut, émergeant de je ne savais quelle sortie de secours, la mathématicienne, haletante, les tresses collées sur son visage tuméfié, les vêtements en lambeaux, tirant avec elle un gros sac. Nous allâmes l’aider à se hisser jusqu’à la dunette assiégée par les flots. Du navire, il ne subsistait qu’une pointe émergée, à l’instar des quelques doigts de soleil à l’horizon. Au moment où il ne restait que la dunette hors de l’eau, je vis soudain un livre flotter, ondoyer insouciamment vers nous. C’était un Don Quichotte. Je me jetai à l’eau…

 

***

 

J’avais mal aux côtes, le soleil me brûlait la peau, mes lèvres gercées par la soif et le sel ne se fermaient plus. Sur notre radeau de fortune, l’herboriste, la mathématicienne et moi étions plongés dans un état de demi-sommeil, sans autre repère que celui de l’alternance de la nuit et du jour.

Effondrés sur nos sacs, nous protégions nos visages meurtris d’un livre mis en visière. La tête sanguinolente sur les rebords tranchants d’Ockham, j’unissais mes divagations à celles de mes compagnons de naufrage.

 

***

 

Un ange me sourit, envoyé du soleil,

Descendu jusqu’à moi qui vagis sur la plage.

Je ne sais si je meurs, si c’est déjà l’éveil ;

Ni bonheur, ni souffrance atteignent ce rivage

Où je crois, indolent, avoir toujours vécu.

L’ange m’illuminant de son regard sans âge

Me dit : « Assez erré, pauvre homme têtu.

Il faut te relever et laisser ce fou rêve

De parcourir les mers et d’happer l’inconnu.

Monte avec moi, sois grand. De ta traversée brève

Nous referons le tour, légers, sans défaillir.

Vers le mont, au-delà, tu connaîtras la trêve

Où le guerrier fourbu désarme son désir.

Tu as beaucoup aimé les dieux de la planète :

La douceur orientale aux ailes de saphir

T’attendra dans un lieu qu’envierait le poète. »

L’ange à la voix dorée remonte vers le ciel

Où des astres nouveaux suivis d’une comète

Rayonnent, d’un éclat d’argent immatériel.

Je me sens respirer, emporté par les voiles

D’une main invisible au toucher irréel.

Vient un homme barbu, drapé de fines toiles.

« Naufragé, me dit-il, tes phares sont éteints.

Dans la plaine, suis-moi qui vais vers les étoiles

Et oublie ces sommets que tu n’as pas atteints. »

 

***

 

« Que fais-tu là ? », me dit le premier, « toi ici ! » renchérit l’autre. J’arrive à peine à les distinguer, ils sont presque transparents, sans consistance, aériens. Je m’étonne de ma propre voix, elle n’a pas de centre, ni de coffre. « Et vous, que faites-vous ici ? » dis-je à mon tour.

— On attend.

— Ah bon, depuis longtemps ?

— Bof, le temps ici, ça compte peu, le passé, l’avenir on n’y pense plus.

Nous sommes à l’intérieur d’une immense salle au marbre d’une blancheur éclatante. Nous sommes en fait très nombreux, presque en suspension, murmurants.

— Vous attendez quoi au juste ? leur dis-je.

— Nous attendons notre audience.

— Ah bon ! Une audience ? Que voulez-vous dire ?

— Tu finiras bien par le savoir, tu as tout le temps devant toi pour le découvrir.

— Mais encore ?

— Tu es un naufragé ?

— Oui.

— Je te reconnais. Tu boudais l’interruption.

— Quel est le rapport avec l’audience ?

— C’est que nous allons tous y passer, un à un. Nous sommes, disons-le, dans un entre-deux, en attente de l’audience devant le Tribunal céleste.

— Quoi ? On nous juge pour nos crimes ?

— On nous juge plutôt sur notre œuvre, sur notre contribution au savoir.

— C’est donc une évaluation ?

— Oui, d’une certaine manière, mais pas celle à laquelle nous étions habitués sur mer.

— En quoi est-elle différente ?

— C’est que, vois-tu, nos juges ont l’éternité devant eux et sont omniscients. Ils savent tout sur nous, sur ce que nous avons fait, réellement écrit et pensé, il n’y a rien de nos travaux qui leur échappe. Ils examinent nos livres, articles, mémoires, essais, libelles, manuscrits, brouillons, courriels, même nos écrits de jeunesse, nos journaux secrets, nos lettres anonymes sont passés au crible. Il n’est jusqu’aux milliers de copies que nous avons corrigées et annotées qui ne tombent sous leur loupe. Ils connaissent nos sources, nos inspirations, nos tricheries, nos exagérations, nos mensonges. Et sachant tout cela de nous, ils en mesurent l’impact, si infinitésimal soit-il, sur l’avancement du savoir, et jugent de notre honnêteté intellectuelle en nous comparant à tous les savants qui nous ont précédés et à tous ceux qui nous ont suivis. L’amplitude de leur comparaison n’a pas de fin, elle embrasse les siècles et les civilisations, ils parlent toutes les langues, ont lu tous les livres, de droite à gauche, de gauche à droite.

— Et après l’audience, que se passe-t-il ?

— Personne ne le sait. J’ai l’impression que ce tribunal est une première étape seulement. Il ne fait que statuer sur l’admissibilité au purgatoire.

— Nous n’y sommes pas déjà ?

— Pas vraiment. Disons que nous sommes dans l’Antipurgatoire.

— Et pour combien de temps encore ?

— Nul ne le sait, qu’est-ce attendre quand il n’y a ni faim, ni soif, ni envie de dormir, aucun désir qui ne nous rende terrestre ? Ton tour viendra, comme pour tout le monde.

 

***

 

Encore, cette affreuse sonnerie que je redoute. Je baigne dans mes sueurs. Toujours la même voix du bulletin matinal : « Les professeurs de l’université… viennent d’approuver à plus de… une entente de principe qui met fin à une longue… » Ah ! Ce n’était donc pas qu’un rêve.



Marc Chevrier*

 

NOTES

* Marc Chevrier est professeur de science politique à l'UQAM.





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