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Un devoir d’éloquence

Un texte de Paul Bélanger
Dossier : L'art et ses élites
Thèmes : Art, Culture, Revue d'idées, Société
Numéro : vol. 12 no. 1 Automne 2009 - Hiver 2010

[La poésie] est une présence immanente et unitaire du pouvoir créateur que le travail a dénaturé, brisé, morcelé et jeté en pâture à la technologie. Sans l’inspiration poétique qui l’engendre, la science n’est plus qu’une comptabilité du désastre.

Raoul Vaneigem[1]

 


Une phrase ne cessait de me tarauder, tandis que je déambulais : le poème n’est compris, ni en raison de la fascination qu’il exerce chez qui s’émeut de la moindre métaphore, ni au nom des théories qui cherchent le retour vers le concept, en y pratiquant des dissections incestueuses.

Quelle est la première qualité de l’art, sinon d’ouvrir à une recherche sans précédent, accessible à un public curieux, réceptif, prêt à prendre le risque de ne pas comprendre ? Un public restreint, il va sans dire. Public restreint, toutefois, ne signifie pas absence de public. Un art qui n’est pas accessible, entend-on dire, parfois, de la poésie. C’est qu’une bonne dose d’ouverture est requise pour apprécier un poème, et peut-être faut-il en déduire que les lecteurs ou les lectrices qui auront accès à ce poème ont eux-mêmes entrepris une démarche (intérieure, spirituelle).

Art hermétique, dit-on encore. Et aussi : le poète fait partie d’une élite qui veut imposer ses langages, d’autorité ; les poètes sont des snobs qui écrivent dans des tours d’ivoire pour initiés. Il faut reconnaître que le poème suppose une exigence et une attitude particulières, et que le lecteur doit lui abandonner quelque chose. Il doit lui concéder qu’il ne reconnaît pas tout à fait le monde qu’il perçoit à travers lui.

Encore faut-il concéder au poème ce qui lui revient : une ouverture neuve sur le monde, une exigence pour le poète autant que pour le lecteur. Partant, ce dernier délaisse ce qu’il reconnaît pour entrer dans l’expérience de la réalité. Le poème nous reconduit à l’être, à un questionnement, à une vision, dans quoi il a toujours été engagé.

On l’entend depuis longtemps, au Québec et ailleurs en Occident, il semble qu’une volonté d’ignorance et de populisme, propre à la société du spectacle et de la télévision, s’installe durablement, et que le poème, lié à une éducation humaniste, n’y a plus aucune sorte de prise.

C’est du moins ce que je me disais, en allant retrouver l’ami de jeunesse qui m’attendait, de l’autre côté de la passerelle. Un ami commun était mort, l’ami de jeunesse m’avait écrit. J’étais venu. Un autre type d’épreuve allait avoir lieu.

 

Nous bavardions, en retrait des autres convives, après les funérailles, quand le thème de la poésie fit son apparition. Patrice affichait une haine de la poésie depuis toujours. Et il savait que je continuais, obstinément, de publier des vers.

— Le ver se nourrit de pourriture, dit-il, ironique.

— Tu as bien raison, répondis-je.

C’était parti. Je ne sortirais certes pas indemne de ce énième débat stérile, et cette fois je décidai d’en finir. Ce serait sans doute la dernière fois que je verrais cet ami.

— Mon cher Patrice, depuis tout ce temps où nous nous chamaillons à propos de la poésie, j’ai oublié, peut-être, de te parler de l’essentiel et de beaucoup d’autres choses d’ailleurs, à son sujet.

— Sentiments ! nombrilisme ! tous autant que vous êtes, épris de vos sentiments ! Que peuvent-ils bien avoir de spécial, ces poèmes ? Nostalgie puante d’événements liés vaguement à une mémoire du passé, non seulement passée mais passéiste.

— Nombrilisme, sentiment, comme tu y vas ! Ce n’est pas si simple. Tu vois le poème comme un bloc d’émotions appartenant à une vie d’esthète maniéré, fruit mort suspendu à des mots vides. Nous ne parlons pas de la même chose.

— Ah non ?

— Non. Le poème n’est peut-être pas, d’abord, un objet – sinon comme l’apparition d’un labeur patient et réitéré, jour après jour. C’est une marche à l’aveugle, où je cherche une langue, pour tout dire un langage qui sera enfin dégagé des lois de la représentation usuelle, des diktats du quotidien et de l’usage, qui me laissera dans un état d’apesanteur, de vertige. Le poème n’est ni un journal, ni une autobiographie – et qui n’existe, quoi qu’il en soit, que lorsqu’il consent à la forme. Et même si cela était, que le poème soit un journal ou une autobiographie déguisée, seul le contenu est concerné par ce jugement, non la forme qu’il prend. Je cherche à trouver du possible. Je cherche le moment où le mot cesse d’être lui-même, dans son utilité, pour se transformer en bâton de vision. Et je ne peux jamais savoir ce qu’il en sera, dans l’instant. Je cherche le moment où le mot deviendra magique et concentrera en lui toutes les potentialités.

— Et alors ? Qu’est-ce que ça donne ? (c’est moi qui traduis)

— En réalité, tu envisages le tout comme un but à atteindre. L’atteindrais-tu que cet aboutissement conduirait à la mort, hors de tout doute. Le poète souhaite créer des objets-poèmes, bien sûr, car ceux-là sont les marques d’un passage dont il n’entend pas tout. Ce passage déborde la littérature, c’est entendu.

— Tu ne vas pas te mettre à dire qu’il y a du sacré là-dedans ?

— Mais oui, on peut rapprocher ça du sacré. Mais ce n’est pas encore le sujet. Quelque chose, dans la démarche poétique, nous installe dans une vie vouée à trouver un passage – et à ses objets-poèmes. Toujours, dans le désir du poète, le poème accompli résonne comme une note exacte au milieu du chaos. La poésie crée plus de réalité, ajoute du réel au réel. La poésie est réalité. Elle est le plus grand réalisme qui soit (Juarroz). Elle est toujours outre : outre-vie (Marie Uguay).

— L’ordre nouveau de ton poème ne met fin à rien.

— Il ne le fait certainement pas pour quelqu’un qui reste aussi fermé que toi à la poésie. Je n’ai jamais compris pourquoi, d’ailleurs. La poésie t’a-t-elle déjà agressé ? Cet acharnement à ne pas vouloir comprendre la poésie cacherait-il quelque penchant pour l’ignorance ou un malaise plus profond ? Tu devrais lire Freud, et son Malaise dans la civilisation. Je dois admettre que les valeurs associées au poème continuent de disparaître à petit feu. Le poème est en décalage constant. Depuis toujours, le poème est hors saison.

— Hors saison ! Par rapport à quoi ? Pas moyen d’être plus clair ?

— Hors saison, j’insiste. Le poème ne répond pas, il inaugure. Il inaugure une proposition temporaire, pour une vie de solitude. Et pourquoi veux-tu être clair ? Qu’est-ce qui est clair ? Quelle est cette maladie ou cette tyrannie de la clarté ? Et puis la question n’est pas là.

— Quelle est la vraie question, alors ?

— La vraie question, c’est que, dans un poème, tout repose sur un rythme qui s’établit à plusieurs niveaux. Dont le mouvement est orienté vers la connaissance. Le lecteur ne sait pas de quoi encore – en lisant un poème il manifeste un désir de connaître jusqu’où ça va le mener. Tu n’apprends rien d’un poème s’il ne t’a d’abord transformé. Tu ne saurais dire comment, car la transformation est subtile. Tout poème réussi porte cette marque. L’attente d’un nouveau seuil.

— C’est-à-dire d’un lieu où l’on finit par ne rien comprendre, je suppose ?

— Le poème n’a pas pour mission de convaincre qui que ce soit et pour quelque raison que ce soit. Le lecteur y adhère, ou non.

— Encore une croyance !

— Si tu veux, oui. Je suis un croyant de l’écriture. À l’opposé, tu n’es pas moins un croyant de la vie empirique. Certaines personnes restent à jamais sourdes au poème, et même au poétique, l’associant le plus souvent à l’expression d’une névrose. Mais si tel était le cas, on pourrait dire aussi que la science est névrotique. Ces personnes-là, sourdes au poème, sont inaptes à saisir dans celui-ci la subtilité tout intérieure d’un regard sur le monde. Quand bien même le lecteur ne comprendrait pas un poème, en le refusant d’emblée, il s’expose à une disqualification à l’envers. Car en excluant l’expérience du poème, tu te trouves ni plus ni moins à cautionner une certaine rigidité intellectuelle. Face à la parole, nous sommes exposés, fragiles. Sur le point de disparaître. Face à la parole, nous nous trouvons devant une chose nouvelle à comprendre, devant une nouvelle énigme à poursuivre.

— Je ne te suis pas.

— Tu connais l’histoire de Joséphine la reine des souris, de Kafka ?

— J’ai pas lu Kafka.

— Joséphine est une artiste. Une chanteuse. Un jour, elle devient populaire et tout le monde l’adule. Puis vient le moment où elle veut aller plus loin, et le public ne la suit plus. Le public est un allié cruel. Il souhaite Joséphine morte pour mieux l’aduler telle qu’elle était, figée dans son aura, comme une héroïne. Dans les contes, le héros ne ressemble à aucun être humain que je connaisse. Joséphine ne peut pas être humaine. Le public ne veut pas que l’artiste en elle continue d’améliorer son art. Il aime une image, non l’être derrière cette image.

— On perd notre temps.

— Bien sûr. C’est l’attitude assumée de l’être humain qui se sait condamné à mourir. Le poème est en constant dialogue avec l’échéance de la mort. D’une double mort : celle physique et celle du langage, du poème. La poésie renvoie à une façon d’être qui nous séparera sans doute toujours. Les sourds n’entendent que leur respiration.

— Tu ne devrais pas dire ça, c’est méprisant.

— Tu as raison.

— Ne te fais pas d’idées sur ce que j’ai dit de la poésie. Je ne suis pas un idiot.

— Je n’avais aucune intention de me moquer, dis-je. Je suis seulement étonné qu’avec un tel sujet nous nous parlions toujours une heure plus tard.

Et alors en effet, nous nous sommes tus. Mais cette nuit-là j’ai poursuivi mes réflexions.

C’est peut-être là le plus grand mystère du poème qu’il fasse se côtoyer les êtres dans la mémoire.

Les nouvelles technologies ajoutent à l’angoisse du monde, pensais-je, quoique, par atavisme, il vaudrait sans doute mieux parler de catharsis, qui n’arrive pas à se faire à travers la technologie. Le poème n’exige rien de cet ordre, il est la rencontre de deux différences réunies dans un souffle.

Je pensais aussi que la tension permanente, qui fait se tourner le poète vers l’espérance du poème, n’est pas donnée à tous. Pas plus qu’il ne soit donné à tous de la comprendre. Une telle tension se situe parfois dans l’épreuve qu’est le vertige d’exister, tout simplement. Comme si nous étions rattrapés par le rythme du temps – hors de notre corps. N’est-ce pas au moment où l’on cesse d’y croire que l’on pénètre plus profondément dans le mythe ? Ce n’est pas que je voudrais que la poésie soit l’affaire de tous. Il y a chez elle une exigence qui la met hors de portée pour la plupart des gens. Je ne crois pas, non plus, qu’il soit très important d’en discuter, tant il est vrai que, se mesurant au poème, on ne se mesure pas à des idées mais bien à une expérience.

Peut-être y a-t-il dans la poésie un destin à rester confidentiel, pour d’évidentes raisons d’hermétisme et de fleuves à traverser. Un destin à continuer de s’opposer à ceux qui n’y voient qu’une incompréhensible propension sentimentale. Malgré tout, le caractère confidentiel de la poésie est suffisamment fécond pour permettre à l’aventure de se poursuivre, car ce qui demeure, les poètes le créent (Novalis).

Qu’importe au poète de n’être lu que par un petit nombre de lecteurs, si ceux-ci, au demeurant fidèles, portent plus loin son rythme. Même marginalisé, le poème n’en continue pas moins d’interroger le monde et de perpétuer la présence d’un invisible qui nous entoure, nous cerne et nous dévisage ; le poème n’en continue pas moins de combattre sa fin. En ce sens, finalement, oui, le poème échapperait à l’entendement des contemporains. Le poème reste audible de près, dans la proximité murmurante du souffle, comme s’il était hors de portée des oreilles trop distraites par le bruit et la rumeur des jours. Le poème est habité par une fureur de vivre, par un feu d’exister qui le brûle et le consume tout entier.

Il est vrai que, pour le poète, le monde est destiné à s’incarner dans un livre (Mallarmé), dans une expérience concrète, car même si personne ne la voit ni ne l’entend, la nouvelle réalité qu’est le poème transforme le monde que j’ai sous les yeux. Le mérite de ce miracle initial où tout se met en branle n’est pas des moindres, tandis que la raison, peu à peu, tente de défaire les assises du poème et nous écarte du chemin.

Peut-être le poème restera-t-il confidentiel, voire crépusculaire, malgré tous les slammeries, spectacles, festivals et autres animations dans la Cité. Le monde prend fin avec le poème et, en sa fin, un monde recommence.

L’amour de connaître est le poème absolu, à écrire encore, toujours devant moi, susceptible d’interroger les vivants et de les enraciner dans leur présence, en une continuité qui ne se ressemble jamais.

J’en étais là dans mes pensées quand je m’éveillai sur une phrase de Valère Novarina : « La parole est résurrectionnelle : Elle procède par saut, comme la nature. »

Paul Bélanger*

 

NOTES

* Paul Bélanger publie, depuis 1982, des textes et des poèmes dans des revues au Québec et à l’étranger. Il a publié sept titres aux Éditions du Noroît, dont Origine des méridiens (2005). En 2003 a paru Les jours de l’éclipse chez Québec-Amérique (finaliste du Prix du gouverneur général et mention d’excellence de la Société des écrivains canadiens) et, à l’hiver 2009, son plus récent recueil intitulé Répit. Paul Bélanger est directeur littéraire des Éditions du Noroît.

[1] Raoul Vaneigem, Journal imaginaire, Paris, Le Cherche midi, 2006. Cité par Jean Orizet in Le regard et l’énigme, Paris, Le Cherche midi, 2008.

 

 


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