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Les officiels du spectacle

Un texte de Brigitte Haentjens
Dossier : L'art et ses élites
Thèmes : Art, Société
Numéro : vol. 12 no. 1 Automne 2009 - Hiver 2010

Je travaille avec impuissance, avec ignorance.

Samuel Beckett



 


Je ne fais pas de l’art pour l’élite.

J’ai au contraire le goût, le désir, le besoin de rejoindre la plus large audience possible.

Bien sûr, le théâtre que je pratique peut être considéré par certains comme un art aux antipodes du divertissement. Il traite souvent de sujets graves, il privilégie la poésie, le mystère, le travail des corps.

Il n’en demeure pas moins que mon désir est de parler au plus grand nombre et que, malgré l’aridité et l’exigence de certains textes que j’ai pu monter, le public a toujours été au rendez-vous.

Je ne crois pas qu’il y ait un artiste au monde qui souhaite être coupé du public, ne s’adresser qu’à une minorité. S’il le fait, c’est par mépris. Et mépriser le public en affirmant qu’il ne comprend pas l’art qu’on crée me paraît une position odieuse.

Il est bien possible que certains représentants des médias, du Cirque du Soleil, du Festival Juste pour rire ou de certaines institutions théâtrales me considèrent comme une dangereuse intellectuelle qui pratique un art hermétique et élitiste, et honnêtement, je ne sais pas sur quoi une telle perception s’appuie.

Lorsque je travaillais en Ontario francophone, notre théâtre était le plus souvent taxé de populaire, voire de communautaire, par opposition à l’art officiel qui, à l’époque, était pratiqué sur la scène du théâtre français du Centre National des Arts. Nous portions alors à la scène des œuvres d’écrivains franco-ontariens qui traitaient de problématiques sociales ou culturelles de l’Ontario dans une langue qui n’était certes pas celle de Radio-Canada.

Depuis ce temps, mon rapport au travail et aux œuvres n’a pas changé. Mes préoccupations sont toujours sociales, historiques, psychanalytiques. Au théâtre, et de façon plus intense depuis la fondation de la compagnie Sibyllines que je dirige depuis dix ans, je m’intéresse en particulier à l’analyse des mécanismes d’oppression, à leurs répercussions dans l’intime, dans la chair.

Ce qui a pu changer, ce sont certaines perceptions. Peut-être que le fait que Stéphane Lépine a tant écrit sur mon travail, que mon « œuvre » a été accompagnée d’un vaste commentaire (et il n’y a pas d’autre exemple ici au Québec de metteur en scène dont l’œuvre ait été autant étayée de réflexions), a fait en sorte qu’on me considère aujourd’hui comme une artiste « intellectuelle ».

Mais la perception tient aussi bien sûr au répertoire que j’ai abordé depuis 15 ans. Par exemple, mettre en scène ici, au Québec, l’œuvre de Heiner Müller me place forcément dans une position marginale. Il y a le fait que je m’intéresse à des auteurs européens et à l’Histoire, à des œuvres ancrées dans l’Histoire. J’ai bien sûr remarqué au fil des années – et plus particulièrement lors de la présentation de Médée-Matériau de Müller par exemple – que généralement, les Québécois ne s’intéressent pas vraiment à l’Histoire. Encore moins, et c’est peut-être normal, à l’Histoire européenne.

Au Québec – et peut-être aussi ailleurs dans le monde aujourd’hui – ce que l’on reconnaît au théâtre, ce à quoi l’on attribue une place, c’est à ce qui semble le plus proche de la réalité quotidienne. Pour les acteurs, on privilégie un jeu naturaliste, qui est censé reproduire la réalité. Mais, en fait, ce n’est pas vraiment du jeu réaliste, c’est un jeu qui imite le jeu télévisé, lui-même imitant et codifiant la réalité. Il paraît donc « naturel » sans l’être vraiment. Du moins est-ce un style connu de tous.

Dès qu’il y a une forme théâtrale différente des codes télévisuels, tout à coup certaines personnes ont l’impression que cela devient élitiste : c’est tout à fait étrange, car, dans l’histoire du théâtre et de la représentation, la manière de représenter le corps et les sentiments a toujours été codée. Dans le théâtre que je privilégie, je n’essaie pas de faire « non naturel » ! Il s’agit au contraire de faire émerger, par le corps des acteurs, une vérité, celle qui me paraît être celle du texte. Ce n’est donc pas un style qui est mis en pratique et ce ne peut être la même manière de jouer dans Malina, La Cloche de verre, Blasté ou Woyzeck.

Nous cherchons la forme et le type de jeu qui nous semblent convenir à l’œuvre. Il en est de même de la recherche scénographique : ce n’est pas tant trouver un décor que trouver l’espace, la relation aux spectateurs la plus adaptée à l’œuvre et à sa relation au public, ici et maintenant.

Le théâtre que je pratique se travaille sur la durée, afin que le travail opéré sur les corps des interprètes soit profond et intégré. Le théâtre est complexe, il a besoin de temps et de silence pour émerger, comme tous les arts probablement. Les multiples sens d’une œuvre forte n’apparaissent qu’avec le temps, la réflexion, les essais, les questionnements.

J’ai rencontré récemment une jeune actrice qui me disait, en me parlant de Woyzeck, « on voit que vous avez travaillé ! ». Je trouve ça incroyable comme commentaire ! Mais oui, bien sûr qu’on a travaillé ! Ça devrait toujours être comme ça ! Même les gens qui optent pour un théâtre plus réaliste devraient eux aussi toujours « travailler » !

La question qui m’intéresse est la suivante : mais qui privilégie des formes connues ? Qui adhère à ces formes connues ? Ce n’est pas forcément le public, qui, contrairement à ce que l’on affirme, est fréquemment avide de formes nouvelles, de propositions fortes. Qui est en tout cas fidèle au travail que Sibyllines présente, année après année, même si parfois telle ou telle œuvre le bouscule, le choque.

Ce sont plutôt certains chroniqueurs médiatiques, peut-être certains directeurs de théâtre, certains décideurs, certaines personnalités. Il se peut que le milieu montréalais, y compris le milieu intellectuel, me considère comme une artiste élitiste, beaucoup plus en tout cas que le public qui assiste à mes spectacles.

C’est tout de même symptomatique : le fait que, par exemple, l’on ne m’offre pas de mises en scène d’opéra, ni de cirque, ni de variétés, prouve que mon travail est quasiment invisible aux yeux de beaucoup de gens qui prennent les décisions dans les institutions culturelles. Invisible en tout cas aux yeux de ceux qui appartiennent à la société du spectacle, car c’est bien d’elle dont il s’agit.

Aborder la question de l’élitisme nous amène, une fois de plus, à aborder la question des médias et de leur relation à l’art.

Beaucoup de décideurs et de représentants des médias, qui sont très souvent des personnalités narcissiques au sens symbolique, sont beaucoup plus élitistes que les artistes. Ils ne peuvent travailler que dans une relation de domination/soumission avec le public. Jamais dans un vrai dialogue. Ils considèrent généralement que le public n’a pas accès aux œuvres et aux questions complexes. Cette position est méprisante. C’est la position des directeurs de chaînes de télévision, de dirigeants d’institutions publiques qui financent le cinéma, de directeurs de salles de spectacle ou d’organismes artistiques qui jaugent si le public va les suivre ou non dans tel ou tel choix de programmation.

C’est de plus en plus aussi la position des chefs de pupitre, chroniqueurs et journalistes qui ne parlent désormais que de ce dont tout le monde parle, c'est-à-dire de ce qui peut rejoindre le plus grand nombre possible. Cela signifie surtout qui peut faire beaucoup d’argent.

Décider que le public ne devrait pas avoir accès à l’art, que telle ou telle œuvre réputée aride ou exigeante ne vaut pas la peine d’en faire une première page, c’est cela qui me semble élitiste !

C’est une position semblable à celle du colonisateur français ou à celle du rédacteur en chef d’un magazine français qui disait récemment des Québécois qu’ils étaient « des paysans avec des cartes de crédit ». Il se peut bien que certains animateurs de radio ou de télévision, certains journalistes, critiques ou universitaires en pensent tout autant.

Ces décideurs se prennent pour l’élite, se vivent comme une élite. L’élite veut garder ses privilèges pour elle. C’est la position des dictatures, qui ne veulent pas que le peuple s’élève, qui veulent couper l’accès du peuple au langage, au savoir, à la culture, au pouvoir donc.

En ce qui me concerne, quand je fais du théâtre, j’essaie de mettre sur scène ce que je souhaiterais y voir. Mon vœu le plus cher est de porter la parole des auteurs vers le monde. C’est peut-être une utopie, j’en conviens, mais je ne veux pas garder la parole de Müller, de Koltès, de Louise Dupré ou de Bachmann pour moi. Je veux la partager. Il faut que cette parole circule. Qu’elle fasse partie de notre imaginaire.

Lors des rencontres avec le public, je peux constater à quel point les spectateurs savent lire un spectacle infiniment mieux que les critiques. Il est sidérant de constater à quel point le public, peu importe son degré d’éducation ou son âge, sait voir les choses et les comprendre. Il a besoin cependant de mains tendues, de gestes qui lui permettent une forme de passage, d’ouverture du cœur.

Je remarque en ce moment une sorte de phénomène de vengeance de la société du spectacle et des médias vis-à-vis des intellectuels. Cette vengeance me semble assez généralisée dans le monde occidental. On peut d’ailleurs bien observer ce phénomène en France, car ils sont plus nombreux là-bas qu’ici. Il peut ainsi y avoir des milliers de gens qui se soulèvent pour réclamer le droit de lire La princesse de Clèves lorsque Sarkozy s’en moque. Dans les médias, les gens qui parlent de la culture se prennent pour des artistes, d’autant plus s’ils pratiquent un instrument de musique ou la danse en ligne. Ils se prennent pour des artistes mais, en même temps, méprisent les artistes. Les gens des médias travaillent à rendre les artistes invisibles en affirmant que nous sommes tous pareils, nous sommes tous des artistes. Alors que l’artiste est fondamentalement quelqu’un de singulier.

Au lieu de faire œuvre de critique, on choisit plutôt le point de vue du consommateur, on le prévient qu’il n’aimera probablement pas telle ou telle œuvre – trop élitiste ?

Ici, au Québec, un artiste est parfois traité publiquement de « bs de luxe », qui vit au crochet de la société en créant des œuvres pour 3 000 spectateurs. Si telle personne était vraiment un grand artiste, elle vivrait de son art et n’aurait pas besoin de subventions ! Dans la société du spectacle, la seule manière de juger l’art consiste à en mesurer le succès commercial. Au cinéma, c’est encore pire, on ne parle plus du nombre d’entrées, mais bien des sommes d’argent amassées au guichet ! Le succès commercial est devenu le seul critère de réussite. Ce rapport à l’argent me préoccupe. Cette obsession pécuniaire témoigne des véritables valeurs de ceux qui produisent le divertissement de masse et de ceux qui en rendent compte dans les médias. Si l’art est menacé, le capitalisme ne l’est pas.

L’absence de soutien à la culture crée, il est vrai, une grande insécurité. La précarité financière, par opposition avec les années 1970 – une époque au cours de laquelle l’argent public coulait à flots – provoque un affolement des décideurs. On croit maintenant que la démocratisation de l’art passe par la colonisation de l’art. Mettre un gilet des Canadiens à Kent Nagano, le contraindre à faire de la figuration dans des émissions populaires, est-ce que cela initie vraiment le public à la musique classique ? À la musique contemporaine ? On semble croire qu’en transformant Kent Nagano en vedette, l’art qu’il soutient, qu’il défend, va instantanément devenir populaire. C’est un leurre. Cela ne contribue en rien à inscrire vraiment l’art dans la société. Ce ne sont que des coups de marketing qui rassurent ceux qui les initient.

Les institutions semblent contraintes de se livrer à ce jeu publicitaire à cause du manque de soutien public. On cherche par tous les moyens à remplir les salles. Les décideurs sont devenus très frileux artistiquement. Et dans ce contexte, l’exploration d’un art plus singulier est devenue inacceptable.

Lorsqu’un artiste est souverain, qu’il est respecté par sa société, il n’a pas à faire de concessions quant à son art, il peut travailler. Historiquement, le développement de l’art ne connaît pas d’échec quand de l’argent public y est injecté. Il en a été ainsi pour la danse au Québec dans les années 1970, pour la musique électroacoustique à Berlin récemment. Enfin, les exemples abondent.

Je crois que lorsque des décideurs ou des gens des médias disent qu’une pratique artistique est élitiste, que telle ou telle œuvre est exigeante ou telle recherche pointue, ils expriment en fait une frustration : celle d’avoir vendu leur âme au commerce. Ils ne peuvent pas supporter que d’autres soient libres. La liberté, cela frustre ceux qui ont choisi la sécurité et ses compromis.

Lorsque nous sommes incapables d’assumer les exigences, les responsabilités et la précarité d’une telle liberté, lorsqu’on a préféré l’argent ou le pouvoir ou le confort de l’institution à la création et à la recherche, lorsque peut-être aussi on a un peu honte de soi, pour s’être compromis, pour s’être tu, pour avoir abandonné, on ne peut pas supporter que d’autres opèrent un choix plus exigeant. Car ce choix est bien sûr celui de la solitude.

Marie-Andrée Lamontagne souhaitait enfin que j’aborde ici la question du savoir-faire. Or, je pense plutôt (comme Beckett) qu’un artiste ne sait jamais, qu’il travaille toujours avec impuissance et ignorance. Bien sûr il y a toujours une forme de connaissance du métier tirée de l’expérience, qui permet, notamment, de monter une pièce de répertoire – une commande d’une institution par exemple – en un temps record, de faire des choix judicieux. Mais lorsque je m’attelle à des travaux vraiment significatifs pour moi, dans lesquels je m’exprime comme artiste, je doute toujours du métier que j’ai, j’ai peur de ne pas parvenir à aller au bout de l’expérience. J’ai alors l’impression de remettre les compteurs à zéro. C’est là d’ailleurs un sentiment très douloureux, qui fait que la création, en général, n’est pas une partie de plaisir. S’exposer dans la non-maîtrise est souffrant et insécurisant. Et c’est aussi le contraire de l’élitisme. En mettant récemment en scène Woyzeck, par exemple, je me sentais littéralement en danger.

Il se peut que des artistes aient renoncé à leur expression artistique pour se réfugier dans le savoir-faire. Et je me demande parfois si l’abdication artistique n’est pas liée de très près à l’abdication politique. Beaucoup d’artistes qui prenaient la parole sur le pays, sur l’identité, sur l’indépendance du Québec, sur les conflits sociaux, se sont résignés au silence ou réfugiés dans le cynisme et l’indifférence. Peut-être n’ont-ils pas d’autre choix que de servir l’art officiel, celui qu’on prétend destiné à tous.

L’art officiel ne m’intéresse pas. L’art officiel abdique sa force révolutionnaire, sa forme radicale, son pouvoir subversif pour servir des intérêts pécuniaires. L’art officiel me semble plutôt destiné aux officiels du spectacle. Ceux qui se prennent pour l’élite. Ils sont nombreux et ils ont la parole.



Brigitte Haentjens*

 

NOTES

* Après des études à Paris chez Jacques Lecoq, Brigitte Haentjens est devenue rapidement une des figures de proue du théâtre franco-ontarien. Elle a dirigé pendant huit ans les destinées du Théâtre du Nouvel-Ontario et développé une collaboration artistique fructueuse avec l’auteur Jean Marc Dalpé. A Montréal depuis 1991, elle a signé de remarquables spectacles dont Caligula d’Albert Camus (1993) et Quartett d’Heiner Müller (1996). En 1997, après avoir quitté la direction artistique de la n.c.t., elle fondait la compagnie de création Sibyllines, placée sous le signe de la liberté, de la création contemporaine, du politique, du féminin. Elle y a créé, entre autres, Hamlet-machine (2001), La Cloche de verre (2004), Tout comme elle (2006) Blasté (2008) et Woyzeck (2009). Lauréate de nombreuses récompenses et du prestigieux prix Siminovitch en mise en scène (2007), Brigitte Haentjens a aussi publié deux récits poétiques. Elle fut codirectrice artistique du Carrefour international de théâtre de Québec de 1996 à 2006.

 


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