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Les cous bleus de la Saint-Jean-Baptiste

Un texte de François Charbonneau
Thèmes : Francophonie canadienne, Histoire, Identité, Nationalisme, Québec
Numéro : vol. 12 no. 1 Automne 2009 - Hiver 2010

Le couvent des Sœurs grises, aujourd’hui le musée de Saint-Boniface, est le plus vieil édifice de Winnipeg. On s’y rend en empruntant les rues Langevin, Taché, Jeanne-d’Arc, des noms qui témoignent, il est banal de le préciser, de l’origine canadienne-française de cette ville située en plein cœur des prairies canadiennes. La visite du musée fait vivre au francophone d’aujourd’hui un double sentiment, à la fois d’exaltation et de dépit. D’exaltation d’abord, parce que le musée permet de se représenter l’ampleur de cette « mission civilisatrice » dont s’était jadis investi le petit peuple canadien-français. Construire et faire vivre pareil édifice, au milieu de nulle part en 1844, à plusieurs semaines de canot de la civilisation, relève de l’exploit. Il faut, comme on dit, le voir pour le croire. Dépit, pourtant, parce que les visites guidées, presque toujours en anglais, s’y donnent dans l’indifférence générale d’élèves contemplant ainsi le fossile de ce que fut jadis un peuple fier et valeureux.

Sur l’un des murs de ce musée, on retrouve des photos prises le jour de la Saint-Jean-Baptiste dans les années 1920 et 1930. On peut y voir des milliers de personnes festoyant dans la rue, contemplant des chars allégoriques défilant à la gloire de la présence française en Amérique et de la religion catholique. Dans les années 1920, un Québécois mettant les pieds à Saint-Boniface se serait senti parfaitement chez lui, comme s’il était resté à Boucherville ou à Lévis. La Saint-Jean-Baptiste était la fête des Canadiens français, et cette fête était célébrée partout en Amérique, au Québec, bien entendu, mais aussi partout où l’on retrouvait cette présence canadienne-française, à Sudbury en passant par Gravelbourg, à Pointe-de-l’Église jusqu’à Nantucket.

Aujourd’hui, le 24 juin n’est plus véritablement célébré à Saint-Boniface. Pas un signe de célébration dans les rues, pas une pancarte. Si la fête existe toujours, elle est anonyme. Les cyniques et les fossoyeurs diront que c’est parce que la présence française y est éteinte. Il est vrai que la langue de Daniel Lavoie se fait aujourd’hui discrète dans les rues de Saint-Boniface. Mais cela ne veut pas dire pour autant que tous ces francophones soient disparus. Malgré l’assimilation qui la ravage, la communauté existe toujours, elle qui s’est dotée d’un réseau scolaire qui compte plus d’une vingtaine d’écoles formant près de 5 000 élèves, d’un collège universitaire qui accueille quelque 1 500 étudiants chaque année, de centres culturels et de maisons d’édition de langue française. Non, si on ne fête plus vraiment la Saint-Jean-Baptiste aujourd’hui à Saint-Boniface, c’est plutôt que cette fête a été subtilisée par les Québécois qui en ont fait une fête « nationale », dans laquelle les francophones du Canada vivant à l’extérieur du Québec ne se reconnaissent plus. Il n’y a d’ailleurs rien d’original à le constater. La chose est archiconnue.

Ce « rapt » commis par les Québécois, bien que largement non intentionnel, a été difficile à vivre pour les francophones « hors Québec » qui se sont vus dépossédés non pas simplement d’une fête, mais de leur identité et de leur compréhension du pays. Quand les Québécois ont fait arrêter la frontière de la nation à la rivière des Outaouais dans les années 1960, les francophones du Canada ont dû, pour reprendre la belle formule de l’historien Marcel Martel, faire le deuil d’un pays imaginé.

Chez les artisans québécois de ce repli vers le Québec, dans la mesure où la question a intéressé quelques personnes toujours au fait de l’existence de ce que l’on considère comme des poussières de peuple, on pouvait aisément justifier la chose. La modernité est impitoyable pour les peuples sans frontières. Tout comme on ne demande pas aux œufs s’ils ont envie d’être cassés avant de faire une omelette, on a rationalisé le sacrifice des francophones hors Québec en se disant que de toute façon ils seraient appelés à disparaître et qu’il valait mieux que les francophones aient au moins un territoire français bien défini. L’argument est certes désagréable, mais tient-il la route ? N’en déplaise cette fois aux francophones hors Québec, malgré les efforts héroïques qu’ils font pour se doter d’institutions qui leur permettront de perdurer encore un peu dans le temps, le temps, justement, semble malheureusement donner raison aux oiseaux de malheur. L’assimilation des francophones hors Québec n’est pas une chimère inventée par les nationalistes québécois en mal d’arguments pour la souveraineté, mais un cancer trop réel. Le phénomène d’acculturation qui gangrène la francophonie canadienne n’est pas la faute des « méchants séparatistes », mais du poids, écrasant malgré elle, de la langue anglaise[1].

Le divorce, la coupure, la césure, appelons le phénomène comme on le voudra, est maintenant totalement consommé. Même si l’indépendance politique n’a pas eu lieu, les Québécois ont cette frontière dans la tête. Leur pays, c’est le Québec. Même à l’intérieur du Canada.

Pendant une quarantaine d’années, le réalignement a été largement fécond au Québec. L’aspiration nationale s’est accompagnée d’un foisonnement culturel impressionnant, la montée d’un entrepreneuriat québécois, la primauté de la langue française sur le territoire, affirmée par l’adoption de la loi 101, la bilinguisation des Anglo-Québécois, et tout ce que l’on sait. Si le nationalisme québécois (qui n’a pas été cantonné à un seul parti politique, d’ailleurs) a été le principal ferment de cette volonté de prise en charge, le mouvement répondait d’abord au principe suivant : sans l’affirmation radicale d’une adéquation entre langue, peuple et territoire, la langue française serait toujours minoritaire en Amérique, et vouée au mieux à se maintenir dans les limbes de la survivance. Même si, comme tout nationalisme, le nationalisme québécois n’était pas exempt de franges moins fréquentables, il était d’abord et très majoritairement un mouvement d’affirmation politique devant mettre fin à une injustice historique, celle de la minorisation (dans tous les sens de ce terme) de la langue française dans les Amériques. La Saint-Jean-Baptiste, fête des Canadiens français sans égard au territoire, est devenue dans ce passage « fête nationale » d’un peuple ayant conquis son territoire. Une fois par année, la fête nationale se passait naturellement en français, de la même manière que l’on consomme de la bière verte le jour de la Saint-Patrick : sans trop y réfléchir.

Mais on le sait, cette conquête a été partielle. L’indépendance politique, stade ultime de ce mouvement de prise en charge (dans la perspective des souverainistes), ne s’est pas matérialisée. La manière catastrophique dont s’est terminée la soirée référendaire d’octobre 1995 a plongé le Québec dans un débat, largement à sens unique, sur le sens à donner à ce mouvement historique. En attribuant à l’argent et aux votes ethniques la défaite du camp du OUI, Jacques Parizeau a placé d’un coup le mouvement indépendantiste du mauvais côté de l’histoire. Nous en vivons encore aujourd’hui les séquelles. Et cela a pris un tournant tragi-comique lors de la dernière fête nationale, comme nous le verrons bientôt.

Il y a les anglophones du pays, d’abord, qui ont trouvé dans les déclarations de Parizeau une confirmation de leurs pires soupçons : le nationalisme québécois n’est, et n’a toujours été, qu’un malsain repli sur soi, xénophobe et dangereux, sans fondement légitime. Il n’est pas la réponse normale d’un peuple pendant longtemps opprimé, mais le caprice sectaire d’une classe privilégiée menant le troupeau à l’abattoir. Les journaux canadiens-anglais l’ont abondamment montré dans les jours et les semaines qui ont suivi le référendum : pour eux, la déclaration de Parizeau n’était pas une bourde malheureuse, mais la face hideuse d’un mouvement tout entier enfin démasqué. Au Canada, plus personne ne pense que le nationalisme québécois a quelque mérite.

Du côté des fédéralistes québécois, l’occasion était trop belle de réduire à leur tour le souverainisme à un mouvement de repli incapable de faire face aux défis québécois du xxie siècle, comme l’accueil des immigrants. Cela dit, les souverainistes parlent si peu de leur option, et la taisent carrément lors des scrutins, que les fédéralistes n’ont pas véritablement eu l’occasion d’enfoncer le clou.

Ce qui est en apparence le plus surprenant, c’est que le débat sur le sens à donner à l’indépendantisme québécois s’est transporté principalement chez les souverainistes eux-mêmes, sans doute parce qu’une large frange de la base traditionnelle du pq, jeune, urbaine et de gauche, ne s’est pas du tout reconnue dans la déclaration de Jacques Parizeau. L’indépendance du Québec, ce n’était pas pour ça, ont-ils répondu en cœur.

On peut évidemment se féliciter que les souverainistes québécois n’aient pas succombé à la xénophobie ou à un repli raciste après la défaite de 1995. Pourtant, ce qui apparaît comme le plus particulier, c’est que depuis la déclaration de Parizeau, et de manière de plus en plus prononcée dans les dernières années, les leaders d’opinion partisans de la souveraineté du Québec sont littéralement partis à la chasse à tout ce qui peut ressembler de près comme de loin à de la « fermeture à l’autre », à de la « xénophobie » ou à du « repli sur soi ». Cette chasse, qui est en apparence bien vertueuse, porte en elle plusieurs effets pervers que mesurent mal ceux qui l’ont entrepris.

Sans doute l’événement le plus révélateur de ce changement est la polémique qui a fait rage quelques jours avant la dernière fête nationale du Québec. Un promoteur chargé d’organiser la programmation musicale du spectacle intitulé l’Autre Saint-Jean présenté dans le quartier Rosemont à Montréal a choisi d’inclure deux groupes musicaux devant présenter leurs chansons en langue anglaise (une quarantaine de minutes pour un spectacle de 6 heures). La polémique a éclaté quand le Mouvement national des Québécois, principal commanditaire de l’événement, a fait planer la menace de retirer son financement. L’affaire ayant été rendue publique, l’opinion publique francophone a été plutôt favorable à l’inclusion de la musique de ces deux groupes anglophones, même si une minorité non négligeable trouvait normal que le jour de la Saint-Jean soit le moment dans l’année de fêter ce qui rend le Québec unique en Amérique, et donc que ça se passe en français.

Mais le plus intéressant est le ton de la polémique. La question aurait pu être débattue sereinement : elle ne l’a pas été. Guy A. Lepage, animateur de la soirée du principal spectacle de la fête nationale, a parti le bal en faisant une sortie en règle pour dénoncer les cous bleus, c’est-à-dire, dans sa perspective, les nationalistes xénophobes et sectaires. On aura reconnu la référence : tout comme les anglophones ont leurs rednecks, les Québécois auraient leurs « cous bleus » qu’il faut combattre.

Bien sûr, Guy A. Lepage, tout comme la pléiade d’artistes souverainistes qui se sont prononcés (les politiciens restant prudemment en retrait), ont tout à fait raison d’affirmer haut et fort que les membres de ces groupes de musique sont des Québécois et que la fête nationale devrait permettre à tous les Québécois de célébrer ensemble. On pourrait d’ailleurs penser que ce type de prise de position et de dénonciation marque une certaine maturité du nationalisme québécois, capable de reconnaître la pluralité des groupes qui partagent le territoire du Québec.

Mais… car il y a un mais important, ce que cette polémique annonce plutôt, c’est une négation du caractère rassembleur de la langue française, du principal pôle autour duquel devrait s’articuler l’identité québécoise. Pour le dire simplement, les jeunes anglophones du Québec d’aujourd’hui sont, dans une très forte majorité, parfaitement bilingues. Les membres du groupe Lake of Stew auraient parfaitement pu prendre part à la fête en chantant des chansons en français, ce qu’ils ont d’ailleurs fait en partie lors de ladite fête. Pourtant, dans la perspective de ceux qui ont défendu la présence de chansons dans une autre langue que le français lors de la fête, ne pas admettre la présence d’autres langues lors d’un tel événement est par définition sectaire, voire, comme l’a écrit Yves Boisvert dans La Presse, « fascisant ». Ce que ces défenseurs, sans doute bien intentionnés, de « l’intégration des autres » à la nation québécoise ne voient pas cependant, c’est qu’à la manière dont ils ont présenté la chose, le français perd sa qualité d’outil d’intégration à ce qui fait le propre de la nation québécoise, pour devenir la langue d’un groupe parmi d’autres. Et d’un groupe particulièrement fermé sur lui-même.

Ce qui est le plus ironique dans cette affaire, c’est que le débat a fait rage sans grande réflexion sur le réel rapport de la majorité francophone à la langue et à la chanson anglaises. Il est vrai qu’au Québec, une journée par année, l’on entend de la musique presque exclusivement en français dans les fêtes de quartiers et à la radio. Mais qu’en est-il du reste de l’année ? Est-ce que l’idiome de Mötley Crew est banni des ondes ? Est-ce qu’il ne se donne que des concerts en langue française sur le territoire québécois ? Madonna et Britney Spears sont-elles interdites de prestation au Centre Bell ? Un visiteur étranger au Québec constaterait plutôt que sur les ondes des radios francophones du Québec, 364 jours par année, l’on entend bien davantage de musique en langue anglaise qu’en langue française, que les salles de spectacles offrent des concerts d’artistes chantant dans toutes les langues du monde, que les manifestations culturelles d’envergure se font le plus souvent dans les deux langues, comme le festival Juste pour rire qui a son pendant anglophone Just for laughs. Bref… une vue d’ensemble montre que le Québec fait une place bien généreuse à la langue anglaise. Et pourtant, dans le débat qui a fait rage en juin dernier, ceux qui réclamaient qu’une journée par année, pendant quelques heures, l’on célèbre la présence française en Amérique, se sont fait traiter de fachos.

Mais le comble, c’est qu’une partie des participants au débat ont rappelé que le jour de la fête du Canada, une place de choix est toujours faite à la langue française sur la colline parlementaire à Ottawa. De là à conclure que les anglophones sont plus tolérants envers la langue française que les Québécois envers la langue anglaise, il n’y a qu’un pas, que plusieurs ont franchi allégrement. Et pourtant, que donnerait une vue d’ensemble ? Et bien jamais… jamais n’a-t-on entendu une seule chanson en langue française sur les ondes radios des grandes stations privées dans les neufs autres provinces canadiennes. Jamais. Mais ce sont les Québécois qui apparaissent comme étant fermés sur eux-mêmes en réclamant qu’une fois par année, pendant quelques heures, l’on célèbre la langue française, alors que le Canada anglophone, qui jamais ne s’intéresse à autre chose que la culture anglo-saxonne et principalement étasunienne, apparaît comme totalement ouvert à l’autre parce que l’on place un token french et un token native sur une estrade, une fois par année.

Le plus triste dans cette histoire, c’est que ces efforts constamment renouvelés pour « prouver » que la nation québécoise est ouverte sur le monde sont vains. Clamer de manière si tonitruante son innocence apparaîtra toujours comme une preuve encore plus accablante de sa culpabilité. Chaque nouvelle polémique vient renforcer l’idée, dans l’esprit des anglophones, mais aussi chez un nombre sans cesse croissant de Québécois, que le nationalisme québécois n’est que fermeture aux autres et repli sur soi, tout le contraire pourtant des intentions qui l’ont enfanté. Et il n’y a pas grand-chose à y faire, sinon que de s’enfoncer davantage dans une logique qui consiste à multiplier les gestes d’ouverture qui feront une plus grande place à la langue anglaise le jour de la fête « nationale », niant ainsi chaque fois le caractère rassembleur de la langue française. Il y a fort à parier que l’an prochain, on fera une plus grande place encore à la langue anglaise au jour de la fête nationale dans chacune des fêtes de quartiers, et que cela deviendra à long terme une coutume établie. L’ouverture à l’autre se mesurera au pourcentage de musique dans d’autres langues, le seul jour où il importerait pourtant de montrer que, peu importe leur origine, tous les Québécois peuvent partager ensemble dans cette autre langue américaine dans laquelle il est possible de faire société. En voulant, et avec raison sans doute, s’ouvrir au monde, mais en le faisant de manière si maladroite, ces chasseurs de cous bleus ne font qu’ethniciser la langue française au Québec. Ils font de la langue française la caractéristique d’un seul groupe parmi d’autres. La chasse à cette chimère de la « fermeture à l’autre » (puisqu’un regard le moindrement objectif révèle un peuple plutôt ouvert aux autres cultures) ne servira chaque fois qu’à nier le caractère universel de la langue française au Québec.

La fête nationale aujourd’hui, l’affichage demain, autre chose par la suite : tout ce qui ne se fera qu’en langue française apparaîtra de plus en plus suspect de fermeture et de repli. Et voulant montrer patte blanche, à grands coups de dénonciations des cous bleus imaginaires, on s’enfoncera davantage dans cette logique perverse, où le stade ultime de l’ouverture à l’autre sera franchi le jour où plus personne ne parlera français en cette terre d’Amérique pluraliste.



François Charbonneau*

 

NOTES

* François Charbonneau est professeur à l’École d’études politiques de l’Université d’Ottawa.

[1] Tout au plus les francophones hors Québec peuvent légitimement reprocher aux nationalistes québécois leur manque d’imagination. À une autre époque, c’est-à-dire avant la Révolution tranquille, le pays rêvé c’était la Laurentie, un pays qui déborderait les frontières du Québec pour inclure le nord et l’est de l’Ontario, l’Acadie, et le nord des États-Unis. À défaut d’être réalistes, les partisans de ce projet pouvaient au moins se féliciter de ne pas se laver les mains du sort des francophones hors Québec. Mais on s’égare.

 


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