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Garder le Titanic à flot

Un texte de David Solway
Dossier : Autour d'un livre: Le bon prof. Essais sur l'éducation. de David Solway
Thèmes : Éducation, Jeunesse, Société
Numéro : vol. 11 no. 2 Printemps-été 2009

RÉPLIQUES

 

Lecteur 1 : « Le bon prof ou quand le bateau coule »

 

Ce lecteur me paraît avoir vu juste quand il constate que nos étudiants n’ont plus d’assises culturelles et historiques. Du coup, l’enseignement des humanités devient, dans le meilleur des cas, une sorte de cri poussé dans le vide. Dans Cultural Literacy, E. D. Hirsch a analysé la situation en profondeur, même si le remède qu’il préconise – une liste de noms, de titres, de documents et d’événements historiques à apprendre par cœur comme des définitions – est manifestement voué à l’échec. Ce même lecteur a tout aussi raison de voir plus largement, dans l’actuelle crise de la culture, une menace à la double cohérence du sujet et du monde qu’il habite.

Néanmoins, je crois qu’il se trompe quand il me reproche d’afficher « une animosité typiquement libérale à l’égard de la bureaucratie », alors qu’en réalité je suis aussi conservateur qu’on puisse l’être, et que je suis même néoconservateur. J’adhère en effet à la vision de Tocqueville qui affirme que la liberté de l’individu n’est jamais aussi entière que lorsqu’elle s’inscrit dans le terreau d’une tradition vivante. Du coup, j’adhère également à la vision qui fait du savoir né de l’expérience et nourri par l’histoire un savoir supérieur à la pseudo-expertise du fonctionnaire*[1] intrusif. Je reviendrai plus loin sur cette mauvaise interprétation de ma pensée. Pour le moment, je ferai simplement observer que, s’agissant d’éducation, la confiance que met ce lecteur dans une sagesse* venue d’en haut de même que dans la mainmise éclairée de l’État dans ce domaine n’est pas seulement injustifiée. Au final, elle s’avère également contreproductive. On ne compte plus les programmes et les méthodes imposés de manière rigide par l’État, suivant une vision collectiviste de l’éducation, et qui auront fait des ravages sur le plan politique et marqué un recul sur le plan social. Disons-le franchement : ici même, chez nous, voulons-nous d’un autre Hydro-Québec soi-disant* responsable de l’alimentation en énergie intellectuelle des abonnés – en l’occurrence, on l’aura compris, des élèves ? Si oui, pannes de courant en vue !

 

Lecteur 2 : « L’éducation est-elle toujours possible ? »

 

Dans l’ensemble, la lecture faite ici de mon livre me plaît énormément, et croyez bien que je ne dis pas cela parce que ce lecteur et moi-même sommes d’accord sur (presque) tout. Simplement, il se trouve que les citations et les exemples donnés sont aussi justes qu’éloquents. De plus, j’aime l’humble sagesse dont fait preuve ce lecteur. Je sais bien qu’il a raison de déplorer ce qu’il appelle ma vision désespérée de l’éducation – car désespéré, je le suis. Cependant, tout en étant dans cet état d’esprit, je fais résolument mien le Contre tout espoir de Nadja Mandelstam dans ses mémoires exemplaires. On peut avoir perdu tout espoir et malgré tout s’entêter, dès lors que l’alternative paraît infiniment pire : rendre les armes et être paralysés. On ne fuit pas les Thermopyles. Par conséquent, lorsque je fais une comparaison avec le Titanic en train de sombrer, je dis aussi que, même si je sais qu’il finira par sombrer, je m’efforce de le garder à flot le plus longtemps possible. Dès lors, nous n’avons pas le choix que de continuer à écoper.

 

Lecteur 3 : « L’homo reformis »

 

J’ai beaucoup aimé le bon sens qui caractérise les commentaires de ce lecteur, de même que son art de la formule. Quelques traits d’esprit parmi d’autres : « Avant d’être quelqu’un, il faut être quelqu’un d’autre », « Ce n’est plus de la science, c’est de la science-fiction », « L’imagination est la fille du rêve », « La sécheresse ne produit aucun fruit ». Ce lecteur a l’œil en ce qui concerne le réel. Il fait preuve d’un esprit réfléchi et pugnace, et il défend une vision « élitiste » du monde dans le bon sens du terme, qui est celle défendue par Matthew Arnold dans Culture and Anarchy, à savoir « la recherche du meilleur de ce qui peut être pensé et dit ». Ce à quoi j’ajoute : du meilleur de ce qui peut être enseigné et dit. D’autre part, aux aptitudes et aux qualifications bien intentionnées de l’homo reformis, ce lecteur oppose un scepticisme hautain tout à fait réjouissant et approprié. Je lui souhaite une longue et fructueuse carrière ou encore, étant donné la situation présente, une carrière aussi brève que lucrative.

 

AJOUTS

 

Réflexion faite, le deuxième lecteur a sans doute raison de voir en moi quelqu’un de « nostalgique et de catastrophiste ». Car ce n’est pas seulement l’état de l’éducation qui me désespère, mais celui de la culture en Occident et, en définitive, l’avenir de l’humanité elle-même. J’aimerais me tromper, mais je soupçonne que l’austère pessimisme d’un Schopenhauer, si peu de saison, est tout à fait justifié. La vérité ne rend pas toujours libre. À ma décharge, j’ai souvent pensé que je pèche aussi par complaisance, que j’ai pour moi les « gravidum cor, foetum caput » d’un Robert Burton dans The Anatomy of Melancholy. Néanmoins, il faudrait être un grand naïf et faire preuve d’un esprit enjoué et d’une vision idyllique pour accorder quelque crédit à la situation présente de l’éducation ou y voir quelque promesse.

Comme je l’ai reconnu dans le chapitre de mon livre intitulé « Abandonner le Titanic ? », j’en suis venu à penser que nos efforts pour réformer le système d’éducation sont voués à l’échec, ou tout au mieux à donner des fruits rabougris. Je vois ici à l’œuvre une dialectique du va-et-vient sur laquelle se sont penchés plusieurs penseurs et praticiens de l’éducation, notamment le grand philosophe Alfred North Whitehead. C’est le dilemme de l’œuf ou de la poule : la culture sera-t-elle changée pour le mieux une fois qu’on aura changé le cadre éducatif et les programmes d’enseignement, ou faut-il d’abord s’employer à réformer la culture si l’on veut changer la praxis de l’éducation ? D’autre part, est-il possible de lutter sur les deux fronts sans y dissiper son énergie cognitive et y perdre sa vivacité intellectuelle ?

Pour ma part, j’ai compris peu à peu que le bourbier de l’éducation dont nous cherchons désespérément à nous extraire n’est qu’une sous-catégorie des questions politiques plus larges qui nous agitent et qu’il renvoie, en fin de compte, à l’une des fonctions de la culture per se. Nous vivons dans une ère caractérisée par une propension accrue au rafistolage et au bidouillage technologique en réponse à des problèmes récurrents et essentiellement humains. Une ère caractérisée par la présence envahissante de l’hydre de la méthodologie et du veau d’or de l’approche quantitative. Par le renoncement à l’autonomie du sujet et à sa capacité de choisir au profit d’une bureaucratie tentaculaire et toute-puissante. Par le règne de l’« expert » dans presque tous les domaines de la vie publique, pour ne rien dire maintenant de la vie privée.

Les effets pernicieux de cet habitus culturel (paix aux mânes de Bourdieu) se font sentir dans les milieux de l’éducation sous la forme particulièrement nocive d’un envoûtement économique, dont les méfaits sont observables partout. C’est la méthode, tout extérieure, de l’apprentissage par « résultats », qui vise à la maîtrise de « compétences », plutôt que le choix d’un apprentissage, tout intérieur, fait par intégration et assimilation de connaissances. C’est la conception « progressiste » et d’inspiration deweynienne d’une « pédagogie centrée sur l’enfant » qui se traduit par la volonté d’encourager à tout prix « l’estime de soi » de l’élève plutôt que de l’aider à se construire un moi riche et équilibré. Ironiquement, cette même pédagogie aboutit à déléguer l’autorité non pas à l’enfant et encore moins à l’enseignant, mais à quelque instance administrative dirigiste*, chargée d’établir les termes du contrat éducatif. C’est l’obsession du perfectionnement, de la technique, de l’habileté, de la réponse attendue – toutes choses décrétées, une fois de plus, par les « experts » –, au lieu d’une insistance à mettre sur le raffinement de la sensibilité, sur une plus grande liberté d’esprit, sur les efforts que suppose l’acquisition d’un bagage historique et l’assimilation de nourritures intellectuelles. L’éducation est devenue une entreprise à la fois thérapeutique et programmée. De nos jours, un modèle de type cybernétique régit la pensée, de la même manière qu’un ordinateur est programmé pour exécuter sans efforts un ensemble de tâches prédéterminées. Résultat : l’élève est devenu un algorithme !

J’estime que rien de tout cela ne peut être « réformé » si nos efforts doivent demeurer à l’intérieur du cadre de plus en plus contraignant de l’actuel paradigme en matière d’éducation. Il est entendu que l’enseignant averti fera le maximum dans l’espace « privilégié » de sa classe. Mais lui-même est entravé par un ensemble de règles pédagogiques aussi impérieuses qu’encombrantes. Il est ligoté par le didactisme strict qu’on lui impose d’en haut. Il est menotté par les directives de programmes sur le bien-fondé desquelles il n’a pas son mot à dire. Et, pour finir, il est limité par la vision étroite et étriquée du programme tel qu’il est conçu.

Dès lors, que faire ? Je ne suis pas optimiste. Ce qu’il nous faut, ce sont des enseignants courageux, têtus et savants, qui sauront résister, autant que faire se peut, à la tyrannie administrative contre laquelle ils se battent. Ce qu’il nous faut, ce sont des parents instruits et motivés, qui voudront se rebeller contre la bureaucratie envahissante et triomphante du ministère de l’Éducation, qui pourront le faire, et qui iront même jusqu’à envisager la possibilité d’instruire leurs enfants à la maison. Ce qu’il nous faut, c’est un électorat renouvelé et informé, un électorat suffisamment averti et engagé pour prendre la mesure de l’époque qui est la nôtre et défendre un retour à cette exigence fondamentale, à ce pré-requis demeuré inchangé : la nécessité d’inculquer aux élèves de vrais savoirs et une saine discipline, tout en encourageant leur indépendance d’esprit. En d’autres mots, l’époque exige une attention réelle à ce que l’on pourrait appeler le « double sujet », c’est-à-dire à ce sujet qu’est l’élève recevant un enseignement à l’intérieur d’un programme scolaire et à ce sujet qu’est un être humain dont la personnalité est en train de se former.

Mais pour que cela ait lieu, c’est la culture elle-même qui doit être réaffirmée de manière radicale et décisive. La culture doit être interrogée, mise à plat et rétablie dans ses fondements. Or, une telle perspective est-elle seulement envisageable ?

Max Weber avait sans doute raison d’affirmer, de manière prophétique, qu’un jour viendrait où nous en serions réduits à devoir compter sur quelques « îlots » éparpillés d’intelligence. De même, George Steiner voit l’éducation de demain, à dispenser à une humanité décervelée et fonctionnarisée, comme prenant la forme de faibles éclats de savoir luisant, çà et là, dans les ténèbres grandissantes de l’esprit, comme des foyers de culture à préserver, semblables aux monastères du Moyen Âge décrits par Walter M. Miller Jr. dans A Canticle for Leibowitz.

Il n’empêche : aussi crépusculaires que soient ces scénarios, et aussi vraisemblable leur réalisation, nous nous entêtons. Nous n’avons pas le choix que de faire nôtres les derniers mots de Beckett, dans L’innommable : « Je dois continuer. Je ne peux pas continuer. Je continue. »

 

David Solway*

(Traduit de l’anglais par Marie-Andrée Lamontagne)

 

NOTES

* Poète exigeant, essayiste mordant, David Solway, après des études en philosophie et en littérature à l’Université McGill, a longtemps enseigné la littérature anglaise au Dawson College et au John Abbot College, à Montréal. Son œuvre lui a valu de recevoir de nombreux prix, tant au Québec qu’au Canada et à l’étranger. Dernier titre paru : The Big Lie. On Terror, Antisemitism and Identity (Lester, Mason & Begg, 2007).

[1] En français dans l’original, comme tous les mots en italique suivis d’un astérisque. (N.d.T.)



 


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