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Le capitalisme : cet impensé des économistes « orthodoxes »

Un texte de Sylvie Morel
Dossier : Le capitalisme est-il une fatalité?
Thèmes : Économie, Mouvements sociaux, Revue d'idées, Société
Numéro : vol. 11 no. 2 Printemps-été 2009

Tout peut être exact, sans que rien ne soit vrai[1].

 


« Le capitalisme est-il une fatalité ? » De cette question, qui annonce la thématique du présent dossier, le premier terme inquiète. En effet, à force d’indétermination, le « capitalisme » résiste à l’analyse. Aucune définition consensuelle du terme et, par suite, aucune périodisation non plus, et, par la négative, aucune illustration concrète de ce que pourrait en être une alternative souhaitable ou projet politique fédérateur qui paraisse nous en rapprocher. Et comme si les choses n’étaient pas déjà assez compliquées ainsi, voici maintenant que s’ajoute la confusion entourant sa redécouverte. Car il a ressurgi le mot honni de la décennie quatre-vingt-dix et du début de ce siècle[2]. Il revient en force non pas surtout, paradoxalement, sous la poussée de projets politiques émancipateurs, mais en raison d’une déflagration économique d’une ampleur telle que je n’aurais pas cru, pour ma part, en vivre une semblable : la crise financière de cet automne 2008. Dans ce contexte de turbulence, le mot capitalisme refait brutalement surface, sa « refondation » étant exigée, dans la cacophonie et l’improvisation, par ceux-là même que tout sépare de projets radicaux.

Si le terme de capitalisme est difficile à manier isolément, l’arrimer à celui de « fatalité » pose d’autres difficultés. Au sens commun, la fatalité désigne une « force surnaturelle par laquelle tout ce qui arrive (surtout ce qui est désagréable) est déterminé d’avance d’une manière inévitable[3] ». Ainsi, l’idée de capitalisme comme fatalité constitue, en premier lieu, un énoncé à postériori sur le sens de l’histoire, à l’effet que ce mode d’organisation économique serait aujourd’hui réalité parce que c’était la seule option possible. L’évolution de l’humanité n’aurait recelé aucune autre potentialité. Cette conception du capitalisme renvoie au « naturalisme fixiste », une théorie de l’histoire selon laquelle cette dernière est subordonnée à une nature économique qui imposerait ses lois[4]. Dans cette optique, caractéristique de l’économie politique libérale orthodoxe française depuis J.-B. Say, l’économie est toujours soumise aux mêmes lois naturelles, éternelles et universelles. L’économie politique, en tant que science de la « nature » économique, doit rendre compte de ces lois. L’économie, dont les principes sont toujours universellement vrais, n’a donc pas besoin de l’histoire, sauf de manière accessoire, comme réservoir d’« expériences » empiriques. Dans cette optique, l’histoire économique est reléguée au statut de discipline auxiliaire de la « science » économique[5]. Mais voir le capitalisme comme une fatalité implique une autre idée, qui participe aussi d’une théorie de l’histoire : aucun autre ailleurs ne serait possible désormais puisque le capitalisme serait le système le plus achevé qui soit. Dans cette optique performative, l’histoire, et l’évolution économique, serait soumise au déterminisme d’une loi de progrès. Le système économique actuel serait non seulement inévitable, mais souhaitable, car la « nature économique » décrirait un ordre harmonieux.

C’est donc à titre d’économiste, on l’aura compris, que je m’attelle à la question posée dans ce numéro, une économiste contestataire du courant dominant qui prévaut dans sa discipline. En dissociant l’objet, le capitalisme, de la pensée sur l’objet, les théories utilisées pour en rendre compte, je me fixerai sur le second terme pour parler des deux grandes façons dont les économistes se représentent les faits économiques. Mon hypothèse est la suivante : la théorie économique dominante, en présentant l’économie comme un « fait de nature », contribue fortement à imposer, dans les conceptions scientifiques et de sens commun du monde économique, le capitalisme comme une réalité obéissant à un ordre transcendant ou comme une fatalité. Car, par définition, on ne peut rien changer à un fait de nature, encore moins imaginer un ordre des choses différent. Autrement dit, la naturalisation des faits économiques à laquelle procède l’économie « orthodoxe » stérilise la réflexion sur l’évolution économique par son caractère atemporel et ahistorique. Or, comment penser l’avenir quand le temps et l’histoire sont vidés de toute substance ? C’est sur cette mystification et ces omissions de la pensée économique que je me pencherai ici, qui font en sorte qu’à force de questions mal posées et de bonnes questions ignorées, les réalités économiques, comme le capitalisme, restent des impensés.

 

L’ÉCONOMIE COMME « FAIT DE NATURE »

 

Depuis la naissance de l’économie politique au xviiie siècle, le clivage fondamental qui sépare les économistes entre eux porte sur la question de savoir si l’économie est un « fait de nature » ou un « fait social institué »[6]. La première option, l’économie comme fait de nature, est défendue par les économistes « orthodoxes ». L’orthodoxie en économie renvoie au courant théorique développé depuis la fin du xixe siècle sous l’étiquette néoclassique. Pour la plupart des économistes, la « science économique » se limite à cette seule école de pensée. Comme l’économie néoclassique résume l’essentiel de ce qui se fait en économie dans le monde académique depuis plus d’un siècle, on peut bel et bien parler d’orthodoxie.

 Selon l’économie néoclassique, définie de façon technique comme une science des choix, la coordination des activités économiques repose sur le « marché ». On en connaît bien la représentation canonique : la confrontation d’une « offre » et d’une « demande » génère des « équilibres » de prix et de quantités. La notion d’équilibre est centrale dans l’approche néoclassique, ce qui la rend essentiellement statique. Car c’est bien de représentations de la réalité dont on parle ici. Comme pour le « marché », qui est d’abord une production intellectuelle des économistes, une construction théorique reposant sur une série de postulats et d’hypothèses. Pour l’économie néoclassique, la concurrence pure et parfaite est le modèle de référence. La société est une collection d’individus autonomes, conformément à l’individualisme méthodologique. Les « agents économiques », ou homo œconomicus, sont postulés comme étant libres, égaux et rationnels. Le postulat de rationalité mérite en soi quelques explications additionnelles. Ainsi, on ne doit pas confondre action rationnelle et action raisonnable et réfléchie, ni la figure de l’homo œconomicus avec l’esprit mercantile. C’est d’un comportement utilitaire et calculateur d’optimisation dont il s’agit : l’agent économique est censé pouvoir réaliser en permanence les calculs lui permettant de choisir la meilleure possibilité parmi celles qui s’offrent à lui, compte tenu de ses contraintes. Le monde économique lui est « immédiatement intelligible »[7] et l’action économique s’opère dans un monde certain ; s’il y a incertitude, celle-ci est probabilisable et ce, aussi bien dans le présent que dans le futur[8]. En somme, le sujet économique des néoclassiques est doté de capacités cognitives imaginaires et agit dans un univers fictif, dépourvu d’épaisseur historique. Bien sûr, le courant néoclassique est plus complexe qu’il n’y paraît ici, le modèle de base ayant été souvent amendé. Mais ses fondements essentiels sont restés les mêmes.

Cependant, la représentation naturalisante de l’économie passe surtout par une conception de son fonctionnement comme obéissant à des lois économiques. Ces « lois du marché » s’imposent à la volonté humaine. Étant des prescriptions incontournables des mécanismes économiques, elles tranchent avec les « lois des humains », les choix politiques. Les lois de l’économie sont immuables, se répétant invariablement de la même façon, et universelles, car elles s’observent partout. Enfin, s’exprime à travers elles la « bonne nature de l’économie » : décrivant un « ordre » préétabli, les lois économiques sont nécessairement harmonieuses, d’où l’importance, pour garantir le bien-être de la société, de les laisser jouer[9]. Aujourd’hui, les lois de l’économie ont envahi le débat public, établissant ce qu’il est convenu de considérer maintenant comme une culture « économiquement correcte[10] ».

 

NATURE ÉCONOMIQUE ET LIBÉRALISME ÉCONOMIQUE

 

La conception de la gouverne de l’économie par des lois économiques ne date pas des néoclassiques. Cette dernière est au cœur de la doctrine du libéralisme économique, dont se sont inspirées, avant ceux-ci, d’autres écoles de pensée. Ainsi, les physiocrates énoncent, au milieu du xviiie siècle, la première formulation du libéralisme économique. Leur explication du fonctionnement de l’économie[11] est dominée par cette conception de l’ordre naturel de la société, selon laquelle, sans contrainte artificielle, les phénomènes économiques se déroulent suivant un ordre imposé par la nature et régi par ses lois : « Il y a […] un ordre naturel essentiel et général qui renferme les lois fondamentales et constitutives de toutes les sociétés… Il y a une société naturelle, antérieure à toute convention entre les hommes, fondée sur leur constitution, sur leurs besoins physiques, sur leur intérêt évidemment commun[12]. » L’ambition de ces économistes s’étend au domaine de la morale. Pour les physiocrates, l’ordre naturel est providentiel, c’est-à-dire voulu par Dieu pour le bonheur des hommes. Il importe donc que cet ordre providentiel, le meilleur pour le genre humain, joue « naturellement », c’est-à-dire librement, car « le respect des lois économiques naturelles [garantit] le règne de la vertu parmi les hommes[13] ». Ordre naturel providentiel, liberté et progrès économique social sont donc étroitement liés. Cette conception harmonieuse de la société fait coïncider intérêt individuel et intérêt général, idée de base du libéralisme économique. On sait que cette idée sera reprise par Adam Smith, le père des classiques, avec la doctrine de « la main invisible », selon laquelle, même si les individus poursuivent égoïstement leur intérêt personnel, ils sont amenés involontairement à favoriser le mieux-être de la société. L’économie de marché est régie par une « main invisible » qui, spontanément, à travers la poursuite des intérêts particuliers, permet d’atteindre l’« intérêt général » [14]. Dans le libéralisme économique, la liberté individuelle est donc la condition du progrès social.

 

L’ÉCONOMIE COMME « FAIT SOCIAL INSTITUÉ »

 

Il faut radicalement changer de perspective pour comprendre la réalité du capitalisme. L’étude concrète des institutions économiques montre, tout d’abord, qu’il n’existe pas « un » mais « des » capitalismes. L’économie capitaliste comme système différencié, se traduisant, en réalité, en une variété de formations sociales historiquement datées et institutionnellement distinctes selon les pays, est un constat largement établi au sein de l’hétérodoxie. Dans le cadre de la théorie de la régulation, par exemple, on étudie le « mode de production » capitaliste, caractérisé par des rapports d’échange marchands et des rapports de production marqués « par la séparation des producteurs directs de leurs moyens de production et l’obligation dans laquelle ils se trouvent alors de vendre leur force de travail[15] », à partir de « régimes d’accumulation » offrant une cohérence interne. Ainsi, au « fordisme » de l’après-guerre, a succédé le « capitalisme financier », ce qui explique que la crise actuelle soit structurelle, car endogène à ce régime. Les économistes hétérodoxes analysent aussi de façon synchronique les configurations nationales variées du capitalisme, montrant que le « capitalisme financier mondialisé ultralibéral » des pays anglo-saxons diffère des capitalismes des pays nordiques, par exemple. En se fondant sur lhistoire, on voit aussi que marché et capitalisme ne sont pas synonymes, les transactions marchandes préexistant à ce dernier. Les « conventions financières », en tant que construit social plutôt qu’expression de valeurs objectives, sont aussi saisies par l’économie des conventions, autre hétérodoxie[16].

Mais c’est l’institutionnalisme américain des origines qui rompt le plus clairement avec la conception de l’économie comme fait naturel. C’est pourquoi il est, selon moi, le courant théorique le plus intéressant en économie. C’est celui qui permet de comprendre le capitalisme comme mode d’organisation économique contextualisé à partir d’une représentation de l’économie où celle-ci, au lieu d’être un ordre naturel et transcendant qui lui conférerait une logique indépendante des autres domaines de l’activité sociale, est un « fait social institué ». L’« institution », n’est pas une catégorie de sens commun mais le concept force autour duquel s’articule une théorie de l’action et de l’évolution. Mais, surtout, elle est au cœur de l’analyse économique et non en complément de celle-ci. Autrement dit, l’institution fournit les assises d’une théorie économique unifiée qui remplace la représentation théorique axée sur le marché. Il s’ensuit une vision évolutionnaire des institutions où l’économie, l’« une des variétés de l’activité humaine instituée », apparaît comme une « construction sociale historique et évolutive »[17]. L’économie est produite par les êtres humains, dont l’action est toujours sise dans des interactions sociales. Elle résulte de conventions sociales changeantes et diversifiées dans le temps et dans l’espace. La connaissance économique doit s’ancrer dans l’expérience humaine et se centrer sur les processus de transformation des institutions pour que la variété et la dynamique de changement des contextes dans lesquels se déroule l’action économique soient évaluées.

C’est dans cette optique de l’économie comme science sociale que J. R. Commons, l’un des fondateurs de l’institutionnalisme des origines, a développé une théorie originale et pertinente du « capitalisme raisonnable ». Il montre que l’objet de l’économie n’est pas la relation des êtres humains aux choses matérielles, mais des êtres humains entre eux. Économie, droit et éthique sont donc indissociables. L’économie marchande est conçue comme une économie de transferts de droits de propriété, le conflit capital-travail qui caractérise la société salariale se transformant avec les formes changeantes des relations de propriété. La rareté, non pas un fait de nature mais le résultat de l’institution de la propriété, régule, au-delà de la distribution des richesses, les droits d’accès futur aux marchandises. Mais la propriété est surtout ce qui donne des droits sur les comportements des autres. La difficulté des membres de la société d’assurer leur survie dans le système de droits de propriété du capitalisme développé est aussi mise en évidence. Car les inégalités de pouvoir liées aux rapports d’appropriation se traduisent par des statuts économiques inégaux qui défavorisent les salariés dans les transactions. Dans le capitalisme dominé par le « gouvernement financier », où la propriété d’actifs intangibles oriente l’activité industrielle et intensifie la vulnérabilité économique du plus grand nombre, changer en profondeur les règles du jeu, notamment par l’institution de contre-pouvoirs, est un défi urgent.



COMPRENDRE L’ÉCONOMIE : LA CONDITION D’UNE VÉRITABLE LIBERTÉ

 

La première tâche à laquelle doit aujourd’hui s’atteler l’hétérodoxie est d’offrir des grilles de lecture pour comprendre véritablement la complexité de l’économie. Car la science économique universitaire a failli à cette tâche. Elle a beau, en se calquant sur le modèle des sciences de la nature, affirmer son caractère « scientifique » pour se démarquer des autres sciences sociales, ces sciences « molles », ses abstractions ne sont pas pertinentes pour comprendre le monde économique : bien que « considérée comme la plus prestigieuse dans le monde académique », elle « paraît de plus en plus déconnectée du réel. Elle tend à devenir une branche des mathématiques dans laquelle la beauté formelle importe davantage que la pertinence des hypothèses et des résultats »[18]. L’économie orthodoxe conçoit le capitalisme conformément à l’utopie de la société de marché, et d’une liberté fictive, où les agents économiques sont tous de petits capitalistes investissant dans leur capital (humain) de façon libre et rationnelle. On est loin de la compréhension du capitalisme comme système économique et formation sociale, où, sur la base des expériences vécues des populations, sont dévoilés des mécanismes d’exploitation et des appropriations abusives, eu égard à une éthique de la solidarité reposant sur l’interdépendance humaine :

Cet accent mis sur un « marché » illusoire et cet appauvrissement énorme de l’appareil heuristique empêchèrent les économistes qui voulaient faire un travail de recherche appliquée de comprendre quoi que ce soit à des choses aussi fondamentales que l’entreprise, la monnaie, l’État, les monopoles, les ententes et la concentration des firmes, les salaires et le chômage, les habitudes de consommation, les syndicats, les spécialisations industrielles… Plutôt que d’expliquer le capitalisme, l’économie préféra ne rien expliquer[19].

 

Comprendre l’économie passe donc par sa dénaturalisation. Ce qui semble une donne incontournable se révèle alors, comme tout construit social, contingent et relatif, historiquement daté et évolutif. La même démarche a été suivie par les féministes qui ont montré que des inégalités de genre présentées comme étant naturelles, étaient, en réalité, l’expression des rapports sociaux de sexe, mettant à jour le conflit et la domination qui les traversaient, libérant la voie à l’émancipation. L’analyse du fait économique institué, et la distanciation qu’elle permet face à la vision coutumière de l’économie, est aussi la condition d’une action de transformation sociale. Quand l’action humaine est régie par un ordre transcendant, c’est la liberté de façonner l’avenir qui est compromise. Que ce dernier émane d’une doctrine religieuse ou de la théorie économique, cette religion des temps modernes[20], ne change rien à l’affaire. Le monde revêt l’aspect d’une réalité pré-ordonnée et stable, régulée de façon automatique par des lois immuables et toutes puissantes, imposant leur logique à la volonté humaine. Aussi, qu’on le reconnaisse ou non, le projet politique n’est jamais bien loin de la théorie économique. Défendre l’ordre économique comme ordre naturel est un procédé formidablement efficace pour consolider les pouvoirs en place ; c’est pourquoi il vaut mieux parler d’économie politique que de science économique. D’ailleurs, à cet égard, quid de la responsabilité des économistes orthodoxes dans la crise actuelle du capitalisme, dans le fait qu’ils ne l’aient pas vu venir et face aux conséquences des interprétations partielles ou fallacieuses – et des solutions – qu’ils en présentent ? En faisant l’apologie d’une société utopique, en prônant les vertus de la « régulation automatique des marchés » par les lois économiques, ces économistes ont créé la confusion, parlant d’un système, le capitalisme, qu’ils ne connaissaient pas, tout en laissant croire qu’ils décrivaient la réalité. Ce faisant, ils ont légitimé le capitalisme financier et ont été incapables d’en prédire la débâcle. Les croirons-nous encore lorsqu’ils apporteront leurs solutions ?

 

CONCLUSION

 

J’ai voulu attirer l’attention sur cet empêchement de penser que constitue aujourd’hui la théorie économique, telle qu’elle est majoritairement enseignée dans nos universités, financée par la recherche et diffusée dans les medias. La vision d’une nature économique se surplombant aux collectifs humains pour imposer sa logique propre, compromet la capacité de comprendre l’économie et, ce faisant, d’agir pour la transformer. Car comment structurer, dans la pensée et dans l’action, un projet de changement social, quand les mots dont on dispose ne permettent pas d’expliquer correctement le monde dans lequel nous sommes ? Et quel dénuement lorsque le registre de vocabulaire où les mots manquent est précisément celui qui se présente, avec toute la légitimité de la caution scientifique, comme le langage premier pour penser le monde économique ? Pourtant, on l’a vu, ce n’est pas que les mots manquent. Par leur efficacité, ils sont au contraire d’une étonnante présence. Mais ils sont trop souvent inaudibles, mal entendus. Le capitalisme et l’insécurité économique qu’il génère, ont depuis longtemps été étudiés et ils continuent de l’être. Ses avancées ont aussi été reconnues mais aussi le problème irrésolu de la manière d’en partager les fruits. D’où le caractère profondément défaitiste – et formidablement présomptueux – de cette croyance à l’effet que le capitalisme soit le plus avancé des systèmes que puisse engendrer le génie humain.

Cesser de confondre l’hégémonie de la pensée dominante en économie et le panorama de la discipline tout entière est une nécessité[21]. « [R]evivifier le pluralisme dans le discours économique, en redonnant droit de cité aux conceptions économiques qui offrent une alternative au courant dominant en économie » est une façon d’y parvenir, l’enjeu étant de « rouvrir l’éventail des possibles afin de nourrir véritablement les débats de société »[22]. Car, ultimement, la question de savoir si, demain, le capitalisme sera ou non un horizon dépassé, ressort évidemment de choix politiques, les processus collectifs de résolution des conflits d’intérêts étant la clé de l’évolution économique. Aussi, face à cette dernière, nous ne pouvons être sûrs que de deux choses : le temps est irréversible et l’avenir, imprévisible. Il n’y a aucune loi de développement qui préside à l’évolution des sociétés, pas plus qu’il n’y a de « fin de l’histoire » ou de fatalité du capitalisme.

 

Sylvie Morel*

 

NOTES

* Sylvie Morel est professeure au Département des relations industrielles de l’Université Laval.

[1] L. Cordonnier, Pas de pitié pour les gueux. Sur les théories économiques du chômage, Paris, Raisons d’agir, 2000, p. 8.

[2] D’autres notions ou idées avaient connu un sort semblable, comme celles, par exemple, de classes sociales ou encore l’opposition droite-gauche, supposément devenues caduques.

[3] Le Nouveau Petit Robert, Paris, 1995, p. 896.

[4] Cf. J-J. Gislain, « Le premier débat sur la “méthode historique” (1857-1868) : Louis Wolowski et Léonce de Lavergne », P. Dockès et al. (dir.), Les traditions économiques françaises 1848-1939, Paris, Éditions du cnrs, 2000, pp. 101-113.

[5] Cf. Idem.

[6] J-J. Gislain, « L’émergence de la problématique des institutions en économie ». Cahiers d’économie politique, no 44, L’Harmattan, 2003, pp. 19-50.

[7] A. Orléan, « La sociologie économique et la question de l’unité des sciences sociales », in P. Steiner et I. This Saint Jean, L’Année sociologique. Histoire et méthode de la sociologie économique, vol. 55, Paris, puf, 2005, p. 11 ; <www.pse.ens.fr/orlean/depot/publi/ART2005tSOCI.pdf>. Site consulté le 27 nov. 2008.

[8] L’homo œconomicus se projette dans l’avenir par des calculs intertemporels, en identifiant objectivement ex ante les différents états de nature et en leur associant une probabilité d’occurrence ; ibid., p. 18.

[9] J.-J. Gislain, op. cit., p. 19.

[10] J. Généreux, Les vraies lois de l’économie, Tome i, Paris, Éditions du Seuil, 2001, p. 1.

[11] Celle-ci est rendue par un Tableau économique réunissant une classe « productive », formée des exploitants agricoles, une classe constituée par les propriétaires fonciers et une classe « stérile », comprenant notamment le commerce et l’industrie. La circulation des richesses est soumise à des lois. Les néoclassiques ont la même conception de la répartition du revenu comme le fait de lois économiques et non de rapports de pouvoir.

[12] Dupont de Nemours, De l’origine et des progrès d’une science nouvelle, Paris, 1910, p. 11 ; cité par H. Denis in Histoire de la pensée économique, Paris, puf, 1977, p. 175.

[13] Ibid., p. 177.

[14] « Chaque individu met sans cesse tous ses efforts à chercher, pour tout le capital dont il peut disposer, l’emploi le plus avantageux ; [] mais les soins qu’il se donne pour trouver son avantage personnel le conduisent naturellement, ou plutôt nécessairement, à préférer précisément ce genre d’emploi même qui se trouve être le plus avantageux à la société ».« [] il ne pense qu’à son propre gain ; en cela, comme dans beaucoup d’autres cas, il est conduit par une main invisible à remplir une fin qui n’entre nullement dans ses intentions []. Tout en ne cherchant que son intérêt personnel, il travaille souvent d’une manière bien plus efficace pour l’intérêt de la société, que s’il avait réellement pour but d’y travailler » ; A. Smith, Recherches sur la nature et les causes de la richesse des nations, Paris, GF Flammarion, Livre II, 1991 [1776], p. 40 et p. 42-43.

[15] R. Boyer, Y. Saillard (dir.), Théorie de la régulation, l’état des savoirs, Paris, La Découverte, 2002, p. 565.

[16] Cf. A. Orléan, op. cit.

[17] J-J. Gislain, op. cit., p. 2.

[18] M. Herland, « Quel enseignement de l’économie à l’université ? », in Problèmes économiques, no 2954, 17 sept. 2008, p. 38.

[19] A. de Pontvianne, « La nature du marché ». Revue du MAUSS semestrielle. Éthique et économie. L’impossible (re)mariage ?, no 15, 2000, p. 188.

[20] Léconomicisme, ou le fait de donner préséance dans nos sociétés à la vision idéale de la société de marché de l’approche dominante, est devenu un « mythe culturel au statut quasi-religieux » ; A. L. Jennings, «Public or Private? Institutional Economics and Feminism», M. A. Ferber et J. A. Nelson (dir.), Beyond Economic Man, Feminist Theory and Economics, Chicago, The University of Chicago Press, 1993, p. 124.

[21] La critique de l’économie devrait commencer par prendre acte de la diversité des courants théoriques dans cette discipline au lieu de recourir à du « social » pour contrer la prédominance de l’économie dans la société.

[22] K. Béji, G. Debailleul, G. Dostaler, B. Élie, F. Hanin, S. Morel et V. van Schendel, Pour une autre vision de l’économie, 2008 ; <http://www.economieautrement.org>

 


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